Demandez à nos concitoyens comment s'incarne, à leurs yeux et dans leur quotidien, la réalité des fractures territoriales qui minent la cohésion de notre pays, et beaucoup vous parleront spontanément de la fracture numérique ! Ils parlent de la difficulté à accéder non pas à la 4G, pas même à la 3G, mais parfois tout simplement au réseau de téléphonie mobile.
L'internet fixe est devenu, en quelques années, partie intégrante du quotidien de nos compatriotes, de leurs démarches, de leurs loisirs, de leurs modes de consommation. Plus largement, il est devenu une condition du développement de nos entreprises et de l'attractivité des territoires.
On compare souvent le chantier du très haut débit à celui de l'électrification. Nonobstant les époques fort différentes, il est vrai que les enjeux sont, sinon similaires, au moins comparables. Ce chantier, dont il ne faut pas minimiser l'ampleur, repose sur le plan France très haut débit, lancé en 2013, avec une ambition simple : couvrir l'ensemble du territoire national à l'horizon 2022. Ce dernier implique un investissement total de 20 milliards d'euros, partagé entre les opérateurs privés, les collectivités et l'État. Il s'agit d'un effort inédit qu'il convient de souligner.
Aujourd'hui, atteindre cet objectif suppose le déploiement de 4 millions à 4,5 millions de prises chaque année d'ici à 2022. Nous le savons, le plan France très haut débit distingue trois types de zones : les zones très denses, dans lesquelles plusieurs opérateurs sont en concurrence ; les zones AMII, généralement des zones urbaines en dehors des grands centres urbains, où le déploiement se poursuit même si certaines lenteurs sont à déplorer, selon les chiffres de l'ARCEP communiqués au 1er trimestre 2019 ; les zones moins denses, souvent rurales, territoires insulaires ou de montagne, dites RIP, où le déploiement repose sur l'initiative publique. Je veux souligner le rôle essentiel des collectivités dans l'animation de cette politique, souvent portée par les conseils départementaux, ainsi que leur engagement tant technique que financier aux côtés des régions et des intercommunalités. Pour les zones RIP, seules 10,5 millions de prises sont prévues à échéance sur un total à couvrir de 16,8 millions. Il devient de plus en plus évident que le Gouvernement ne pourra, au rythme actuel, tenir les engagements pris.
Le Plan France très haut débit fut initialement conçu comme un projet décentralisé, s'inscrivant dans une stratégie nationale mobilisant opérateurs privés et collectivités territoriales pour le déploiement des nouveaux réseaux sur l'ensemble du territoire. Malheureusement, nous nous sommes sensiblement éloignés, depuis dix-huit mois, de l'esprit originel qui l'animait.
Fin 2017, la Conférence nationale des territoires, tenue à Cahors, a marqué une inflexion dont nous percevons les effets indésirables aujourd'hui. Il y a eu, tout d'abord, la décision de fixer un objectif intermédiaire : connecter tous les Français en haut débit d'ici à 2020, c'est-à-dire garantir une connexion de 8 mégabits par seconde, car on mesurait l'impatience dans certains territoires où la connexion était mauvaise et qui ne pouvaient attendre la fin 2022. Mais si cette décision pouvait se comprendre, c'était à condition qu'elle ne fût pas le prélude au renoncement à la FTTH – la fibre à très haut débit à domicile – pour tous.
Avec le recul, il en va différemment de la décision de créer un nouvel appel à manifestation d'engagements locaux : les fameux AMEL. En vertu de ce dispositif, les collectivités territoriales en charge de l'aménagement numérique peuvent solliciter et sécuriser des investissements privés d'opérateurs afin d'accélérer la couverture numérique de tout ou partie des zones d'initiative publique de leur territoire. Ces déploiements nouveaux doivent s'inscrire en cohérence technique et financière avec les déploiements restant sous la responsabilité directe des collectivités.
Ce dispositif devait être temporaire et constituer un facteur d'accélération. Or, à ce jour, après dix-huit mois, seuls trois AMEL ont été validés par le Premier ministre, après un long délai d'attente. Les explications sur les raisons de cette latence ne sont d'ailleurs pas connues.
Ce bilan aurait pu être seulement décevant. Il implique cependant des retards préjudiciables pour les RIP. En effet, pour éviter la concurrence entre RIP et AMEL et encourager ces derniers, le Gouvernement a fait le choix de fermer le guichet du Fonds pour la société numérique. Nous sommes bien loin des effets d'annonce de juillet 2017, où il était question de pourvoir le Plan France très haut débit à hauteur de 1,3 milliard à 1,5 milliard d'euros !
Je relève, au surplus, que cette décision de fermeture du guichet a été prise au niveau gouvernemental, sans aucune information préalable du comité de concertation France très haut débit – THD. Monsieur le ministre chargé de la ville et du logement, vous avez justifié ce choix en disant que « très peu [de collectivités] auraient sollicité les AMEL si, d'un autre côté, le système habituel du guichet était maintenu en parallèle. Donc évidemment, si on voulait donner leur chance aux AMEL, il fallait suspendre le guichet le temps de la procédure des AMEL. » C'est limpide… Cela va cependant à l'encontre des nombreuses déclarations, se voulant rassurantes, en direction des collectivités sur leur capacité à choisir entre un financement par les AMEL ou via le guichet du Fonds pour la société numérique. Dans les faits, il n'en est rien.
Cette inertie ne décourage pas pour autant l'État, qui continue d'accroître sa pression sur les territoires pour faire accepter à tout prix de nouveaux AMEL. Au moment où les conditions ont été renégociées entre l'État et les opérateurs privés, sans qu'à aucun moment, les associations représentant les élus aient été conviées, cette pression est particulièrement malvenue. C'est qu'avec les AMEL, le Gouvernement entendait laisser aux opérateurs privés le soin d'investir dans certaines zones RIP, ce qui lui aurait permis de diminuer d'autant son propre engagement financier.
En toile de fond, se pose également la question du financement des zones RIP n'ayant pas reçu de déclaration d'intérêt de la part d'opérateurs privés dans le cadre des AMEL. Sous prétexte d'un manque d'attractivité économique pour les opérateurs, ces territoires sont laissés à l'abandon.
Dès lors, au diapason de la présente proposition de résolution, notre groupe Libertés et territoires demande l'arrêt de l'expérience des AMEL et surtout la réouverture immédiate du guichet de financement du Plan France très haut débit. Ces changements de cap du Gouvernement menacent les investissements publics dans les réseaux d'initiative publique. Or le Fonds pour la société numérique présente un double intérêt : garantir le déploiement du très haut débit dans les zones peu rentables, et préserver l'uniformité de l'architecture du réseau. En l'absence de financement, certaines collectivités pourraient, en effet, se tourner vers des solutions moins coûteuses et de moindre qualité, voire renoncer au très haut débit.
Si rien ne change, il est de moins en moins vraisemblable que tous les Français aient accès au très haut débit fin 2022. En revanche, il est de plus en plus évident que la fracture territoriale s'accentuera, et avec elle les conséquences dommageables que nous constatons tous chaque jour, ce qui ne manquera pas de creuser les inégalités et de renforcer ce sentiment d'abandon qui s'exprime maintenant depuis plusieurs mois dans notre pays.
À une époque où les Français manifestent avec beaucoup de vigueur leur désir d'égalité, notamment dans sa dimension territoriale, cette situation doublement bloquée est particulièrement problématique. Répondant à une question du sénateur Patrick Chaize, le 6 juin dernier, Mme la ministre Jacqueline Gourault indiquait avoir fixé au 15 juin la date limite avant laquelle les opérateurs devront faire part de toutes leurs intentions d'investissement. Pouvez-vous, monsieur le ministre, nous dire ce qu'il en est ?
Nous joignons nos voix à celles des associations représentatives des collectivités qui ont alerté le Gouvernement en avril dernier, ainsi qu'à celles des auteurs de la présente proposition de résolution, pour que l'État annonce un calendrier de réouverture à court terme du guichet France très haut débit et mette fin à la promotion active du dispositif des AMEL. Dans sa conférence de presse d'avril dernier, le Président de la République confessait : « [… ] on l'a tous entendu, un profond sentiment d'injustice : injustice fiscale, injustice territoriale, injustice sociale. Ce sentiment est là, il est installé, il faut lui apporter une réponse. » En tenant les engagement d'un très haut débit pour tous fin 2022, vous avez l'occasion de joindre enfin les actes à la parole. C'est pourquoi notre groupe soutiendra cette proposition de résolution.