« Des actionnaires qui détruisent une entreprise, c'est comme un enfant qui casse son jouet, il faut les laisser faire. Ça s'appelle le libéralisme. » Cette maxime sort du ministère de l'économie. Elle pourrait résumer la politique industrielle du Gouvernement, qui est plutôt une non-politique.
Cette maxime, je l'ai entendue à Gerzat, près de Clermont-Ferrand, le 27 mars de cette année, dans l'entreprise Luxfer. Celle-ci fabriquait depuis 1939 des bonbonnes pouvant être mises sous haute pression, autant dire toutes les bouteilles contenant de l'oxygène qu'on voit dans les hôpitaux ou les camions de pompiers. Jusqu'alors, celles-ci étaient fabriquées en France.
L'entreprise étant désormais détenue par un fonds anglo-saxon, un manager de transition a décidé, face à une concurrence prétendue plus agressive, de tout fermer pour délocaliser la production dans des pays à bas coût. On nous parle de concurrence, mais, en 2018, Luxfer a réalisé 25 millions de dollars de bénéfice, soit une progression de 50 % par rapport à l'année précédente, quand le site de Gerzat enregistrait, lui, 9 % de rentabilité, 2 millions d'euros de profit, et que son carnet de commandes était plein. Un savoir-faire vieux de quatre-vingts ans et unique en Europe va disparaître, sacrifié sur l'autel des actionnaires.
Qu'importe ? Finance oblige, 136 salariés seraient laissés sur le carreau. Qu'ont-ils fait ? Ils ont proposé un contre-projet validé par les experts. Ils sont allés d'eux-mêmes chercher des repreneurs, notamment un repreneur chinois. Mais leur initiative a été balayée d'un revers de main par l'actionnaire, qui préfère la politique de la terre brûlée. Que rien ne repousse – surtout pas un concurrent !
Leur sort s'est réglé le jour où je suis passé. Les négociations se terminaient le matin même, avec 47 000 euros d'indemnités supra-légales et le paiement des quatre mois de grève. Mais, désormais, les pompiers et les hôpitaux français achèteront anglais ou américains ou se fourniront en Asie du Sud-Est.
Quel soutien les salariés ont-ils trouvé auprès du ministère de l'économie au cours de ce bras de fer ? Aucun. Au contraire, à Bercy, le délégué interministériel aux restructurations leur a exposé sa vision de l'économie avec franchise. Je répète : « Des actionnaires qui détruisent une entreprise, c'est comme un enfant qui casse son jouet, il faut les laisser faire. Ça s'appelle le libéralisme ».
Comme s'il suppléait le patronat et les forces de police, il a même mis en garde les salariés contre leur attitude : nous ne tolérerons, leur a-t-il dit, aucun débordement. Les débordements de la finance, eux, ont été amplement tolérés.
On pourrait citer Ford, Ascoval, General Electric, bref, tous les grands dossiers industriels, mais ils n'étaient pas sur ma route. Celle-ci s'est poursuivie jusqu'à Longvic, près de Dijon, où j'ai rencontré Imad, salarié de l'entreprise FranceEole. L'écologie, me déclarait-il, est dans l'air du temps, mais personne ne vient nous voir : nous sommes à l'abandon. Comme son nom l'indique, FranceEole oeuvre dans le secteur éolien, et fabrique des mâts d'éolienne en acier. Elle est la seule entreprise française à le faire.
L'entreprise, m'ont dit ses salariés et sa directrice, a subi trois redressements judiciaires et, pourtant, nous n'avons jamais vu personne bouger. Trois redressements judiciaires en cinq ans : lente agonie industrielle ponctuée, comme souvent, de sursauts d'espoir. En septembre 2017, l'usine est ainsi rachetée par Nimbus, fonds d'investissement néerlandais qui promet monts et merveilles : la totalité des emplois préservés et, surtout, des investissements. La fatalité semble alors s'enrayer : l'éolien français n'a pas dit son dernier mot ! En fait, seulement 300 000 euros seront investis dans l'entreprise, soit le prix d'un seul segment de mât, 1 % du chiffre d'affaires de 2016. « Cela nous a permis de tenir dix-huit mois », m'a confié la directrice.
Face à la concurrence espagnole et portugaise ou à celle de pays d'Asie du Sud-Est, qui parviennent à produire de 10 à 15 % moins cher, FranceEole prend en effet des marchés, mais le fait à perte. Résultat : les salariés sont au chômage technique et, en ce moment même – je sonne l'alerte à ce sujet – , l'usine est au bord de la fermeture. Pourtant, il me semble possible de mettre en place un protectionnisme des industries naissantes : un bébé abandonné sur un trottoir mourra de froid et de faim si l'on ne s'en occupe pas, et un lionceau abandonné dans la jungle s'y fera dévorer. Il en va de même pour une industrie naissante. Si, à l'instar de l'éolien français, elle n'est pas protégée, elle est condamnée à péricliter, à survivre à peine ou à crever.
Du haut même de cette tribune, le Premier ministre a plaidé pour un grand plan en faveur de l'éolien en France, et l'on a parlé d'un doublement – de 8 000 à 16 000 – du nombre d'installations en dix ans. Cela passe, je pense, par l'édification d'une industrie française du secteur : voilà ce que pourrait être une vraie politique industrielle. Ce protectionnisme des industries naissantes, la filière le réclame : il consisterait, pour un État stratège, à choisir quelques pans industriels, soit pour y investir massivement, soit pour permettre leur développement.
Je suis ensuite rentré chez moi, où, au lendemain des élections européennes, nous avons appris, de façon soudaine, le redressement judiciaire de WN, le repreneur de Whirlpool. Le Président de la République, on s'en souvient, s'était rendu sur le site de Whirlpool, à Amiens, où, devant à peu près tout ce que le pays compte de caméras, micros et stylos, et devant toutes les autorités, du président de région jusqu'au préfet, il avait vanté la reprise de cette usine et de ses 180 salariés par la société de M. Decayeux, dans un esprit « start-up ». Un esprit« start-up » pour une usine de 180 salariés, me direz-vous, cela paraissait un peu contradictoire ; mais le miracle était tel, pour Amiens et pour moi-même, que nous voulions y croire.
Le pari, toutefois, était incertain : on a d'abord évoqué la production de casiers réfrigérés, puis de boîtes à lettres électroniques, de moteurs pour voitures sans permis, bref, de choses qui appelaient une vigilance redoublée de la part du ministère concerné et de l'État. Pour ce projet, WN s'est vu confier 2,5 millions d'euros par l'État, lequel, en cette occasion, n'a pas joué son rôle d'actionnaire. Qu'aurait fait n'importe quel fonds actionnaire en pareil cas ? Il aurait revendiqué un siège au conseil d'administration ! Il aurait exigé des rapports d'activité mensuels pour analyser la situation des marchés et avoir connaissance des produits qui s'y développent ou non.
De tout cela, il n'y eut rien. Il y a six mois, nous avons pourtant lancé l'alerte avec les syndicats de Whirlpool : les salariés, disions-nous, ne font rien, ils « glandouillent », et c'est préoccupant. Nous n'avons reçu aucune réponse, ni de l'Élysée, ni du ministère du travail, ni de la préfecture. Pas même une réponse de courtoisie. Une nouvelle préfète, finalement, a pris le dossier à bras-le-corps : on a alors appuyé sur le frein, mais on était déjà rentré dans le mur.
Pourquoi ? Comment comprendre que l'État, qui avait mis de l'argent dans la boutique et, par là, se portait garant du projet auprès des salariés, n'ait pas joué son rôle ? La cause, je crois, est dans l'incompétence des services : ce n'est pas parce qu'un ministère compte des milliers de fonctionnaires surdiplômés que ceux-ci connaissent le terrain et qu'ils y viennent. Il y a de leur part, je pense, une espèce d'indifférence au sort des salariés concernés, une fois partis les caméras, les micros et les médias. Plus profondément, il y a chez eux l'idée qu'aucune ingérence ne doit être admise dans les affaires de l'entreprise : un seul maître à bord devrait y régner.
Pour moi, au contraire, l'entreprise est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls chefs d'entreprise. Ceux-ci n'en sont pas moins les capitaines du vaisseau, nous en sommes d'accord, mais ils ne doivent pas être les seuls maîtres à bord. En l'espèce, il était de la responsabilité de l'État de s'investir dans l'entreprise.
Un autre symbole de cette attitude nous est offert par l'entreprise New Look, dont 464 salariés sont en voie de licenciement. Le ministre de l'économie est venu leur dire : « Faites confiance à votre patron ! » Pourtant, celui-ci a liquidé la branche belge en un claquement de doigts lors d'un comité d'entreprise qui n'était pas prévu ; New Look a siphonné la branche française, pompé la trésorerie et fait remonter l'argent vers la société mère, domiciliée à Malte, tout cela dans l'opacité la plus totale, via une succession de holdings installées dans des paradis fiscaux. Malgré tout cela, donc, le message du ministère de l'économie aux salariés, c'est : « Faites confiance à votre patron ! »
L'État, à mes yeux, n'a pas joué son rôle, non seulement d'actionnaire, mais aussi de protecteur, de bouclier contre les coups portés par la finance mondialisée, par le capital contre les salariés – en l'occurrence, par un fonds sud-africain contre les salariés de New Look. Ces salariés, il les a laissés seuls, dans le désarroi et, comme ils le répètent tous, à l'abandon. Face à cela, une véritable politique industrielle est nécessaire.