Intervention de Lucille Rouet

Réunion du jeudi 16 mai 2019 à 17h00
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Lucille Rouet, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature :

S'agissant du suivi des mesures celui-ci est insuffisant parce que le juge des enfants est en manque d'information et parce qu'il est difficile pour le juge des enfants d'exercer son contrôle. On a un défaut d'information du juge des enfants par les services, parfois par manque de temps, par méconnaissance des textes ou par une certaine toute puissance des services. Par exemple, il est fréquent que le juge des enfants apprenne au cours d'une audience qu'un droit de visite et d'hébergement n'a pas été mis en place alors qu'il était ordonné dans un jugement, voire même que des décisions soient remises en cause. Par exemple, un mineur placé ne l'est plus et retourne au domicile familial, les services utilisant comme base juridique le droit de visite et d'hébergement des parents. Cela m'est arrivé en tant que juge des enfants à Paris et en tant qu'ancienne parquetière au Parquet des mineurs de Bobigny.

On a aussi dans la même logique des changements de lieux fréquents qui sont dénoncés. Les anciens enfants placés que vous avez entendus ont dénoncé très fortement cela. Or le juge des enfants doit être informé des changements depuis la loi de 2016. Pour les enfants placés depuis deux ans, il doit être informé un mois avant le changement. Le juge des enfants a très peu de poids par rapport aux services éducatifs. Pour une orientation en famille d'accueil, il peut enjoindre l'Aide sociale à l'enfance – il peut l'écrire dans son jugement – mais il n'y a pas de sanctions si cela n'est pas fait, ce qui est problématique.

On a une absence de contrôle du juge des enfants parce qu'il y a très peu de cadre pour qu'il puisse rappeler les services à leurs obligations. Par manque de temps, par la charge des cabinets, il y a très peu d'espace-temps pour pouvoir le faire. Il est difficile dans une audience en assistance éducative en présence des familles de pouvoir, par rapport à la légitimité des services, revenir sur certains dysfonctionnements. On le fait mais il faut aussi que chacun garde sa place. Il n'y a pas forcément de cadre pour faire les rappels, de cadre pour avoir le temps de former les équipes éducatives de la part des juges des enfants, même si certains le font déjà.

Par ailleurs, pour pouvoir parler des choses, il faut pouvoir organiser les audiences. En réalité, mis à part pour les audiences avec échéance, on n'est pas en capacité de le faire, donc on n'est pas en mesure de débattre, d'avoir un cadre contradictoire qui ne soit pas uniquement constitué des rapports écrits par les services mais que l'on ait aussi le point de vue des familles.

S'agissant des incidents qui peuvent se dérouler sur les lieux de placement, il est très difficile d'être informé, alors que c'est une obligation de la part des services. Une fois que l'on est informé, ce qui peut arriver souvent au cours d'une audience, ce qui est très problématique, il faut que le juge des enfants puisse « faire un article 40 du Code de procédure pénale », dénoncer les faits pénaux au procureur de la République afin que ce dernier puisse lancer une enquête. C'est très important pour la légitimité du placement qu'un mineur comprenne que c'est dans son intérêt que l'on fait cela. Toutefois, s'il n'y a pas de suivi derrière, le mineur ne comprend pas. Or, pour réaliser le suivi, il faut le temps et les moyens. Par exemple, un juge des enfants basé à Paris n'a pas les mêmes accès au logiciel Cassiopée, un logiciel judiciaire, qu'un parquetier. Cela veut dire qu'un juge des enfants qui est à Paris n'a pas la capacité de vérifier sur tout le territoire. Par exemple, si je demande une enquête au procureur dans les Bouches-du-Rhône, je ne peux pas savoir où elle en est car je n'ai pas d'accès à un département autre que l'Ile-de-France. Quand j'étais parquetière à Bobigny, j'avais accès à toute la France. Cela semble ridicule. En réalité, cela illustre les difficultés de contrôle que l'on a sur les enquêtes en cours. Par ailleurs, les brigades des mineurs des services de police ont des délais d'intervention très longs sur ce qui peut paraître des petites violences. En fait, c'est très grave dans le quotidien des enfants.

Enfin, les juges des enfants ont beaucoup de mal avec le traitement des situations dites complexes, par exemple des mineurs qui ont besoin d'être suivis en protection de l'enfance, qui relèvent d'une situation de handicap ou qui relèvent de soins. Dans certains pays, comme la Belgique, on arrive à prendre en charge ces mineurs, mieux que nous ne le faisons. En France, c'est difficile parce que l'on est entre deux. Finalement, chacun dit qu'il n'est pas en capacité de le faire et on aboutit à ce que ces mineurs ne soient pas bien suivis. D'un autre côté, on a toujours des mineurs qui sont suivis en assistance éducative parce qu'on n'a pas de place dans les structures qui leur seraient dédiés, par exemple, des places en institut médico-éducatif (IME). On se retrouve ainsi avec des mineurs qui sont toujours placés alors qu'ils ne sont plus en danger. On aboutit à un système qui n'a finalement plus de sens.

Enfin, on a des difficultés pour analyser les besoins. On a peu de psychiatres, peu de pédopsychiatres et il est très difficile de faire des expertises pluridisciplinaires, pas seulement sur des pathologies potentielles, mais surtout sur le lien entre les enfants et les parents. On n'a pas assez d'experts. On ne peut pas faire ces expertises, donc on manque d'éclairage.

Enfin, une dernière chose, pour les mineurs qui sont suivis très longtemps au civil et qui sont ensuite suivis au pénal après un passage à l'acte, on va devoir en tant que juge des enfants lutter pour qu'ils puissent continuer à être suivis au civil. On va nous répondre qu'il y a un passage à l'acte et un éducateur au pénal et qu'il faut donc arrêter le suivi. Sauf que c'est dans ce cas que le double suivi a du sens mais cela nécessite un engagement, donc du temps de la part du magistrat.

Pour conclure, en dépit d'acteurs engagés qui souhaitent bien faire à tous les niveaux (judiciaires, aide sociale à l'enfance, services habilités protection judiciaire de la jeunesse), le déficit de moyens alloués à la protection de l'enfance sur l'ensemble du territoire conduit à de réelles défaillances. Il apparaît que ce qui conduit à ces difficultés, c'est une volonté de réduire les dépenses publiques. Cette vision à court terme n'est pas efficace. Si on a une vision plus longue, on met les moyens à un moment donné et forcément, on va en sentir les résultats au bout de quelques années. Il nous semble, de ce point de vue, très préjudiciable que la question des jeunes majeurs ait été occultée. On ne peut accepter que des mineurs soient suivis depuis la naissance et qu'à partir de 18 ans, ils ne soient plus suivis par l'Aide sociale à l'enfance. 25 % des jeunes sans domicile fixe sont issus de l'Aide sociale l'enfance, ce qui nous paraît très inquiétant. Nous pensons que l'amendement à la proposition de loi de madame Brigitte Bourguignon qui a été adopté en première lecture, et aboutit à poser des conditions pour bénéficier à 18 ans de la poursuite d'un dispositif de soutien signifie un net recul pour les droits des jeunes majeurs.

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