Intervention de Fabienne Quiriau

Réunion du jeudi 13 juin 2019 à 14h00
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Fabienne Quiriau, directrice générale de la Convention nationale des associations de protection de l'enfance (CNAPE) :

Encore une fois, c'est un métier difficile, qui à chaque fois nous remet en question, et auquel on ne s'habitue jamais, quand bien même on a derrière soi des années d'observation, d'expérience et de réflexion, il nous surprend toujours, nous met en émoi. Le politique doit en prendre toute la mesure et donner toute sa dimension à cette politique publique avec toute la sensibilité et l'humanité nécessaire, ce dont nous avons grand besoin.

Nous avons mené des travaux prospectifs sur le bien-être de l'enfant, et une de nos conclusions est que le politique doit apprendre à parler de ces questions en reconnaissant qu'il y a de grandes difficultés, sans évacuer le sujet. Mais nous sommes là, nous sommes investis. Je suis persuadée qu'un tel discours de la part du politique aurait un effet d'entraînement.

À cet égard, nous conduisons avec des professionnels un travail auprès des jeunes et nous leur demandons : « Qu'entendez-vous de ce que les adultes disent des enfants, notamment de vous, enfants de la protection de l'enfance ? Comment aimeriez-vous que l'on parle de vous, enfants de la protection de l'enfance ? »

Les intéressés n'ont pas spontanément parlé de leur situation d'enfants protégés ayant été en danger, mais de ce qu'ils font chaque jour, des tablettes et des écrans, en nous disant que nous portions évidemment sur eux un regard très négatif à cause de leurs écrans, etc., qui sont peut-être mauvais, mais leur apportent aussi des choses. Ils nous ont montré à quel point ils avaient envie que l'on parle d'eux comme de simples enfants ; et il me semble qu'à travers son discours, le politique doit dire la même chose.

Ce qui justifie l'approche holistique et de ne pas réduire l'enfant de la protection de l'enfance à un enfant à problème, à un enfant en danger ou qui l'a été. Cela ne signifie pas que nous sommes dans le déni de son histoire, au contraire, c'est parce que nous la prenons particulièrement en compte que nous voulons avancer avec lui, et que nous devons l'aider à dépasser ce qu'il a connu parce que c'est trop douloureux.

Les jeunes majeurs qui nous parlent de leur parcours nous disent : « Nous étions complètement là-dedans, on nous renvoyait à ça. Et c'est très difficile, car on a parfois envie d'y penser et parfois non. » Nous avons par ailleurs la responsabilité individuelle et collective des signaux que nous adressons à travers ce que nous disons aux enfants et aux professionnels.

S'agissant de la judiciarisation, la loi de 2007 avait posé le principe de l'accord des parents pour engager une protection dite administrative en cas de danger pour leur enfant ; toutefois, la perspective de la déjudiciarisation s'est trouvée à l'origine de beaucoup de malentendus.

Pourquoi une telle démarche ? Il nous est apparu que, si nous souhaitons déplacer le curseur vers l'amont, si nous voulons pouvoir travailler plus sereinement lorsque la gravité des faits n'est pas telle qu'elle appelle le recours au juge, si les décisions de l'aide sociale à l'enfance sont suffisantes pour protéger l'enfant, celui-ci n'est pas forcément nécessaire, car il n'est jamais anodin qu'un enfant passe devant le juge, même dans le huis clos de son bureau. Même si l'enfant est la victime, cette confrontation le marque.

La déjudiciarisation avait aussi pour objet de désengorger les greffes et de décharger les juges des enfants. La France nous paraît d'ailleurs très judiciarisée par rapport à d'autres pays : pourquoi y arrivent-ils et pas nous ? Sommes-nous moins fiables pour garantir à des enfants une protection suffisante sans qu'il soit nécessaire de passer par le juge ?

D'ailleurs, en recourant au juge pour des situations qui ne relèveraient pas de lui, on le prive de solennité, alors qu'il doit être le recours des situations où l'on ne parvient pas à protéger l'enfant, où on ne peut pas mettre la protection en oeuvre, lorsque d'autres réponses ont abouti à des échecs, etc.

Le juge doit conserver cette place particulière dans laquelle il intervient parce qu'effectivement on n'arrive pas à protéger l'enfant.

Il est vrai que nous n'y arrivons pas. En 2005-2007, le taux de judiciarisation avait tendance à progresser sans cesse par rapport aux décennies précédentes – il s'élevait à 80 ou 85 %. Il me semble qu'on frise encore les 80 % aujourd'hui.

Pourquoi ? C'est une vraie question pour nous. Qu'est-ce que cela change, au fond, de faire intervenir le juge ? Pour les professionnels, cela change tout, surtout vis-à-vis des parents, parce que cela permet de mieux travailler avec eux. Cela change aussi la situation pour l'enfant, car il est reconnu comme victime.

Il nous arrive toutefois de remettre en question ces deux affirmations. Seul le juge est-il en capacité d'agir, par ce qu'il représente et par son pouvoir, qui constitue malgré tout une atteinte aux droits parentaux, qu'on le veuille ou le non ? Quel est l'intérêt pour l'enfant ? Cela permet-il d'assurer plus facilement sa protection et de mettre en place une décision de protection ? Peut-être. Cela signifie qu'on va moins travailler avec les parents sur le pourquoi. On obtient une adhésion, et non un accord – il y a une forte nuance. L'adhésion implique que les parents reconnaissent, a minima, qu'il y a un problème et que l'on met en place une décision de protection, puisque le juge a parlé. Quand on travaille avec l'accord des parents, c'est beaucoup plus compliqué : on va chercher leur accord, ce qui veut dire que l'on réalise tout un travail sur l'identification de la difficulté. Les parents la reconnaissent-ils, quelle est leur sensibilité au mal-être de l'enfant, que sont-ils prêts à changer, à transformer sans que l'on sollicite nécessairement le juge des enfants, mais en ayant un regard de parents ? Ce travail est très difficile à réaliser, il demande beaucoup de temps et de mobilisation, parce que rien n'est acquis. L'intervention du juge permet de marquer, à un moment donné, que cela suffit, et on passe beaucoup plus vite à la mise en oeuvre de la décision, même si les professionnels vont retravailler sur le pourquoi du comment, sur le danger.

Il y a une difficulté, parce que dans les esprits, dans les écoles, dans les formations et en France en général, on a le sentiment que l'on peut mieux travailler dans un cadre judiciaire. C'est peut-être quelque chose qui relève de la transmission. Même les jeunes générations sont convaincues qu'il faut faire appel au juge des enfants.

Là où on a des progrès à faire, peut-être – vous avez parlé d'embouteillage –, c'est sur la question des listes d'attente, qui n'est pas nouvelle. Ce qui nous affole, c'est que ces listes se prolongent dans le temps. Il n'est pas acceptable, lorsque les enfants sont vraiment en danger et que l'on décide de les séparer, que cela ne se mette pas en place. Cela nous inquiète sérieusement.

Il y a déjà des travaux qui ont été faits, des accompagnements, sur la manière dont on restitue la situation au juge, d'abord au procureur de la République mais aussi au juge. Est-on bien au point, dans les écrits que les institutions transmettent, via les professionnels, sur ce qu'il est important de dire au juge, pour qu'il prenne la mesure du danger, de sa gravité ? Nous avons toujours une interrogation sur les évaluations, sur ce qui constitue un danger pour un enfant. L'approche par les besoins et le développement est très importante : on va se concentrer sur l'impact pour l'enfant, et non sur la difficulté du lien entre les parents et lui – parfois, cela ne permet pas de traduire la gravité d'une situation. On va mettre davantage en avant la relation, qui peut être pathogène, ou difficile, entre le parent et l'enfant, la négligence. On n'accorde pas suffisamment de poids à ce qu'est une négligence lourde, aux effets qu'elle peut avoir sur un enfant. Les négligences peuvent être désastreuses. Souvent, on ne mesure pas assez, on ne met pas suffisamment en relief, en tout cas, ce qui fait qu'une négligence qui dure, pour un enfant, qui est forte, violente, sans qu'il y ait de coups ou d'abus sexuels, peut engendrer comme dégâts durables chez un enfant. Il faut se réinterroger sur la manière dont on saisit le juge, sur ce qu'on lui dit, sur ce qu'on écrit, pour l'alerter véritablement du danger. Peut-être qu'on n'a pas encore une bonne maîtrise de la graduation du danger. Cela pourrait être un moyen de désengorger les juridictions qui ont des difficultés au niveau des greffes, mais pas seulement. Il y a peut-être aussi une augmentation des situations à traiter, et on rejoint là votre question sur les MNA.

En 2005-2007, on avait à peu près 265 000 ou 270 000 enfants protégés – je parle des enfants, et non des mesures prononcées. Il y en a environ 308 000 aujourd'hui, selon les dernières données de l'Observatoire national de la protection de l'enfance (ONPE). Il y a quand même un différentiel. Des indicateurs nous seraient utiles pour comprendre cette progression. Cela paraît peu, mais cela représente quand même quelques milliers d'enfants.

Il faudrait peut-être que l'on s'interroge sur des solutions plus en amont, afin de désengorger la justice, et que l'on améliore les écrits et les temps de synthèse avec les magistrats. A-t-on la possibilité de rencontrer les services d'aide sociale à l'enfance, notamment, et les magistrats pour bien organiser les saisines, les procédures ? Que disent les protocoles départementaux qui sont peu ou prou mis en place ? Nous sommes convaincus qu'il y a des marges de progrès, mais cela suppose d'assurer un pilotage, une gouvernance, d'une manière encore plus fine.

Il y avait à peu près 5 000 MNA pris en charge dans le cadre de la protection de l'enfance en 2005-2007, de mémoire. Je suis bien embarrassée en ce qui concerne les chiffres actuels – mais Laure Sourmais les connaît peut-être mieux que moi. Y en a-t-il 15 000, 20 000 ou 25 000 qui sont protégés – je ne parle pas de ceux qui ne sont pas entrés dans le cadre de la protection de l'enfance ? Quel poids cela représente-t-il au sein de la protection de l'enfance en termes de temps, de disponibilité et de charges financières ?

Les MNA sont un problème qui déconcerte, qui déstabilise. Peut-être est-ce parce que tous les départements se sont trouvés concernés d'un seul coup, avec la clef de répartition, et que l'on a eu l'impression, pour cette raison, d'une arrivée massive de MNA. Ce qui remonte du terrain, c'est le fait que chaque semaine, ou chaque mois, il en arrive tel nombre.

Je ne sais pas si cela pèse considérablement sur la protection de l'enfance, mais nous observons que cela a pour effet de pervertir les réponses. Celles que l'on apporte à la question des MNA, aujourd'hui, parce qu'on agit dans l'urgence, ou parce qu'on a demandé aux préfets d'ouvrir des places, ne permettent pas nécessairement de répondre aux besoins de ces enfants, de ces jeunes. Ce sont souvent, là aussi, des solutions par défaut. On accueille dans des conditions qui, de notre point de vue, ne sont pas tout à fait acceptables, voire pas du tout. Il y a des ouvertures de places par dizaines, voire plus, avec un suivi quasiment inexistant, sur le plan éducatif.

Le problème est surtout lié à ce que cela induit pour la protection de l'enfance, même s'il faut prendre en compte les problématiques de ces jeunes d'une façon plus spécifique, de notre point de vue. Il faut qu'on apporte des réponses en adéquation avec les besoins. Par définition, nous disons que si ce sont des enfants, il faut qu'on les considère aussi comme tels, selon leurs besoins, dont certains sont plus spécifiques que ceux de la plupart des autres enfants, et qu'il faut qu'on apporte des réponses appropriées.

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