Il ne s'agit pas a priori dans ces exemples de propager un discours de haine. De mon point de vue, c'est même le contraire : l'expression d'indignations, de colères, de révoltes, de solidarités ; la libération d'une parole opprimée et réprimée ; l'aspiration à l'émancipation.
Or, du fait de la proposition de loi, tout cela pourrait désormais être censuré. Non seulement le texte met en danger des libertés fondamentales, mais il passe à côté de ce qu'il ambitionne de traiter : les comportements discriminants délictueux, qui sont aujourd'hui monnaie courante sur internet, comme en dehors de la toile.
Internet est un espace-temps hors normes. D'après l'Union internationale des télécommunications, le nombre d'internautes, c'est-à-dire de personnes âgées de plus de 2 ans s'étant connectées durant les trente derniers jours, était d'environ 3,9 milliards à la fin de 2016 – soit 47 % de la population mondiale – , et de 4,2 milliards – 55 % – en juin 2018. Parmi ces internautes, 50,1 % se trouvent en Asie, 16,4 % en Europe, 11,2 % en Afrique, 10,1 % en Amérique Latine et dans l'espace caraïbe, 7,5 % en Amérique du Nord, 4 % au Moyen-Orient et 0,7 % en Australie et en Océanie.
C'est une expérience inédite dans l'histoire de l'humanité, une sorte de tour de Babel numérique, mais bien réelle, matérielle, où se retrouvent le meilleur comme le pire de la société.
Aujourd'hui, cet espace de premier rang permet à des personnes n'ayant pas accès aux médias traditionnels de s'organiser massivement et de manière indépendante, d'alerter, de montrer ce qui serait resté caché, de se rencontrer, d'échanger, de créer des manières alternatives de faire société.
De même, internet rebat les cartes médiatiques, permettant à des médias indépendants de démultiplier leur public. De ce point de vue, c'est un outil de changement politique et de réappropriation démocratique.
Ce qui caractérise internet plus que tout autre espace est sa dimension relationnelle. Le chercheur Boris Beaude le dit parfaitement : « Internet n'est pas tant un lieu de synchronisation, mais surtout un lieu de synchorisation, à savoir un espace qui rend possible une action en commun : l'interaction. » Parce que c'est ce qui le définit, il est l'espace permettant le mieux la mise en réseau. Il permet d'agir ensemble en modifiant fondamentalement les limites antérieures d'espace et de temps.
Il n'y a potentiellement que des centres, et il n'y a que des périphéries. La capitale d'internet a été tour à tour la place Tahrir, une favela de São Paulo, Ferguson, aux États-Unis, la Méditerranée, des ronds-points aux quatre coins de la France, Beaumont-sur-Oise, Khartoum, Hong Kong...
Les limites d'internet sont, elles aussi, inconnues. Nous n'en connaissons que les conditions, qui sont l'écosystème et les personnes mises en relation. Internet a, de fait, une existence physique, notamment à travers les réseaux, les ordinateurs et les téléphones portables à partir desquels nous y avons accès. Mais il existe d'infinies possibilités de sites internet, de pseudonymes, de réseaux, de mises en relation simultanées.
Pour toutes ces raisons, internet est aussi, pour les personnes réprimées, minorisées et marginalisées qui y ont accès, un espace de libération où elles peuvent échanger avec d'autres personnes vivant des situations similaires, s'auto-organiser pour faire valoir leurs droits, produire et financer des contenus informatifs et créatifs, alors qu'elles sont si souvent exclues des espaces traditionnels d'information et de création.
La protection de la liberté d'expression sur internet n'est donc un enjeu anodin ni pour les personnes victimes de discrimination, que le texte vise à protéger, ni pour la liberté d'expression, à l'aune de laquelle se jauge la démocratie.
Protéger la liberté d'expression sur internet revient à protéger un espace qui, pour être particulier, n'est est pas moins en continuité avec l'espace que l'on conçoit traditionnellement. Ce qui commence sur internet se développe dans la rue et permet des actions concrètes. L'argent collecté sur internet sert la défense matérielle de personnes injustement emprisonnées. Les actions sur les ronds-points et les sit-in prennent de l'ampleur lorsqu'ils sont diffusés sur les réseaux.
Le meilleur, donc, mais aussi le pire : internet est également un espace-temps structuré par des pouvoirs, des hiérarchies, des idéologies, des rapports de force et de domination, des résistances, comme le reste de la société.
Toute initiative visant à contrôler l'expression sur internet ne peut être accueillie qu'avec vigilance, d'autant que le Gouvernement et la majorité se sont distingués, au cours des deux dernières années, par une propension appuyée, d'une part, à la privatisation à tout-va, au saccage des biens communs au profit des puissants et au détriment de l'intérêt général, et, d'autre part, à des formes d'autoritarisme et à la remise en cause des droits démocratiques et des libertés civiles.
L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 protègent la liberté d'opinion, de même que la liberté d'expression qui en découle. La Cour européenne des droits de l'homme exige en outre la prévisibilité et la proportionnalité des blocages, ainsi que la protection renforcée de la parole à visée politique ou militante. Or le texte que vous nous proposez d'adopter ne prévoit pas les garanties nécessaires pour cela.
Le champ des plateformes visées est bien trop large. La Quadrature du net souligne ainsi que les exigences de retrait de contenu en vingt-quatre heures font peser une obligation disproportionnée sur les plateformes à visée non commerciale mais recevant de nombreuses visites. C'est le cas, par exemple, de Wikipédia, qui n'a pas les moyens de Facebook.
Ce défaut du texte initial a été aggravé par les modifications apportées en commission, à la suite de l'adoption d'amendements de la rapporteure qui élargissent encore le champ des sites concernés aux sites de référencement de contenus proposés ou mis en ligne par des tiers. Le remplacement du seuil du nombre de connexions par un simple seuil d'activité a également étendu le périmètre des plateformes concernées.
D'autres amendements ont également ajouté des motifs de blocage par les plateformes. Ce sont donc maintenant des opérateurs privés qui devront déterminer, sous peine de sanctions pécuniaires, ce qui relève de l'apologie de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, de crimes de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage, de crimes et délits de collaboration avec l'ennemi, de crimes d'atteinte volontaire à la vie ou à l'intégrité physique, d'agression sexuelle, de vol aggravé, d'extorsion ou de destruction, dégradation ou détérioration volontaire dangereuse pour les personnes, ou encore du proxénétisme. L'expérience allemande de la NetzDG – Netzwerkdurchsetzungsgesetz – montre que le risque de sanctions pousse les plateformes à bloquer les contenus au-delà de ce qui est interdit par le droit pour éviter les amendes. Vous incitez donc à un vaste retrait des contenus sur internet. En multipliant les motifs, vous multipliez également les possibilités de censure par une plateforme privée.
Enfin, vous déléguez à des plateformes privées dont le pouvoir économique est comparable au PIB d'un État le contrôle de la parole publique, un rôle normalement attribué au pouvoir judiciaire. Or l'autorité judiciaire et les entreprises privées ne défendent pas des intérêts similaires : la première vise l'application de la loi générale ; les autres, la maximisation de leurs profits. Ce sont donc des plateformes qui devront décider demain, en moins de vingt-quatre heures, de ce qui est manifestement illicite sur des sujets qui sont déjà délicats à trancher pour des juridictions. C'est un pouvoir considérable que vous privatisez, alors même que Mark Zuckerberg annonçait à Berlin, lundi dernier, sa volonté de créer une cour suprême des plateformes qui jugerait en seconde instance les cas de blocage les plus litigieux.