Vous comptez déléguer aux géants du numérique – les GAFA qui, du fait de leur pouvoir économique et de leur emprise sur nos informations et nos données personnelles, ressemblent de plus en plus à des États – le rôle de juridiction en matière de liberté d'expression sur internet : pure logique libérale, à nouveau, sous couvert de lutte contre les propos discriminants.
Peut-être ignorez-vous que les personnes modérant les contenus sur Facebook, par exemple, connaissent déjà des situations de grave maltraitance au travail. Elles sont soumises à longueur de journée à des vidéos violentes, à des propos discriminants, et souffrent toutes à moyen terme de syndromes post-traumatiques. Elles sont employées en sous-traitance et nettement sous-payées, notamment en comparaison des salaires versés aux employés des GAFA. Votre texte ne tient compte en rien de cette réalité. Votre proposition de loi s'appliquera donc sur le dos des personnes précaires, sans régler la question des discriminations sur internet.
Le texte incite à surbloquer les contenus, sans apporter de garantie substantielle : le risque d'une dynamique de censure est donc élevé. La proposition de loi externalise notamment aux GAFA le pouvoir de juger en première instance des limites de la liberté d'expression sur de très vastes sujets. Il aurait pourtant été possible de protéger les victimes tout en garantissant la liberté d'expression, mais cela aurait exigé de limiter le pouvoir des GAFA, et non de l'étendre comme vous le faites.
Nous proposions ainsi de favoriser la constitution d'espaces choisis sur internet, qui permettent de protéger à la fois les personnes et la liberté d'expression en ligne. Cela est techniquement possible si l'on met en place une interopérabilité qui permet aux personnes de choisir les réseaux sociaux selon les modalités de modération qui leur conviennent, sans perdre pour autant leurs contacts. Cela améliorerait la modération des contenus, puisque les réseaux seraient plus petits, et permettrait de cibler les cas où une intervention est réellement nécessaire.
L'amendement que nous avions déposé en ce sens a été jugé irrecevable au motif qu'il n'aurait aucun lien, ni direct ni indirect, avec le texte. Vous avez ainsi reconnu implicitement que votre proposition de loi n'a pas pour but de protéger les victimes d'attaques de la violence qu'elles subissent sur internet.
En réalité, le texte risque d'être une nouvelle diversion. M. le secrétaire d'État l'a reconnu lors de son audition en commission, nous souffrons en la matière d'un déficit de formation des forces de police qui entame l'effectivité de la réponse pénale lorsque celle-ci est nécessaire. Il existe un problème de réactivité de la réponse judiciaire lorsque les propos haineux font courir un risque physique aux personnes visées parce qu'ils exposent des données sensibles ou banalisent l'attaque dont elles pourraient être victimes : cette réponse arrive souvent tardivement.
Je suis moi-même, depuis deux ans, la cible régulière d'attaques sexistes et racistes particulièrement virulentes sur internet. Je m'épargnerai le déplaisir de vous égrener, comme j'ai pu le faire il y a un an dans un reportage télévisé – sans que cela fasse réagir grand monde dans cette assemblée – , une liste non exhaustive de messages du type de ceux que je reçois quasi quotidiennement. Je sais que d'autres députés, notamment Mme la rapporteure, ayant une couleur de peau différente ou une appartenance réelle ou supposée à tel ou tel groupe sont aussi régulièrement victimes de ce type de contenus.
À cette violence et à cette indignité, qui touchent également les personnes chargées de la modération – je tiens à remercier tout particulièrement Christophe, mon inébranlable bouclier numérique – , j'ai décidé de répondre et, comme vous, madame la rapporteure, de ne rien laisser passer sur les réseaux sociaux. J'ai donc porté plainte contre les propos racistes d'un site internet particulièrement infect. L'article a été posté le 11 juin 2018, le signalement à mon avocat effectué le même jour, le constat par un huissier réalisé trois jours plus tard et la plainte déposée le 4 septembre. Depuis le 6 novembre, l'instruction est en cours. Cela fait donc neuf mois. Pour ce type de dossier, les frais d'avocat s'élèvent entre 1 500 et 5 000 euros, un coût particulièrement élevé pour la plupart des victimes.
En outre, le temps de la procédure est très long. La justice a souvent du mal à retrouver les personnes concernées. Cela n'a rien à voir avec le prétendu anonymat sur internet – un fantasme – car, dans la majorité des cas, l'adresse IP suffit à l'identification. Le problème réside dans le manque de moyens humains et numériques mis à disposition de la police et de la justice. Les changements procéduraux induits par l'intégration dans le code pénal des infractions caractérisées dans cette proposition de loi n'amélioreront vraisemblablement pas la situation. Au contraire, nombre d'avocats estiment que la procédure prévue par la loi de 1881 garantit les droits de la défense et la liberté d'expression.