Je me suis longuement demandé ce que je pourrais bien vous raconter, pendant ces quinze minutes, que je ne vous aie pas déjà dit en première lecture. Car, finalement, cette commission mixte paritaire s'est déroulée si rapidement que cela laisse l'impression d'avoir été dépossédé d'une partie des enjeux, comme s'il s'agissait d'un banal texte de loi qui ne changerait pas le quotidien des administrations et des 5,6 millions d'agents publics qui les composent.
Je me suis interrogé : vais-je m'adresser à la majorité pour lui dire que ce qu'elle fait n'est pas acceptable dans une République qui se veut démocratique, sociale, au service des citoyennes et des citoyens ? Mais je me suis aperçu que je l'avais déjà dit en première lecture. Je vous ai déjà raconté tout ça, sans vous convaincre – au contraire, même, puisque vous avez été très enthousiastes à l'idée d'augmenter la part des contractuels qui s'élève déjà à 18 % dans les différentes administrations – fonction publique territoriale, hospitalière ou d'État.
Pour que ma parole soit utile, je m'adresserai surtout à mes concitoyennes et concitoyens, en leur rappelant pourquoi, au fond, des personnes, à un moment donné, ont eu l'idée saugrenue de considérer que les agents publics ne devaient pas être liés à l'État par un contrat, conformément à l'application du droit privé classique, mais que, pour eux, il fallait élaborer un statut.
Celui-ci donne d'ailleurs à la fonction publique des prérogatives exorbitantes – c'est ce qui est écrit dans les livres. Une certaine stabilité de l'État, des administrations, des services publics étant nécessaire, certains ont pensé qu'il fallait pouvoir garantir aux agents publics un emploi à vie en quelque sorte – même si, comme chacun sait, on peut être « radié des cadres » et recevoir des sanctions, il ne s'agit donc pas totalement d'un emploi à vie.
L'idée est qu'une fois qu'on a intégré le service public, on ne sert pas en premier lieu un employeur public : on remplit d'abord une mission de service public. C'est donc avant tout l'intérêt général qu'on sert. Je sais que cela peut être emmerdant pour certains employeurs publics qui se disent par moments : « Untel ne veut pas m'obéir, se drapant dans le respect de la loi, invoquant l'égalité des usagers, l'accès au service public, la neutralité ! » Eh bien oui, c'est ce qui fait justement la force de la fonction publique et de ses fonctionnaires. On peut se revendiquer de tout ce qui compose le service public et la fonction publique.
Moi-même, qui ai passé des concours de la fonction publique, j'ai lu la petite fiche m'indiquant pourquoi j'avais été reçu à l'oral. Parmi mes points positifs figurait : « défense du service public » – pour l'anecdote, « service public » était écrit avec une faute. Cette idée de l'intérêt général a été valorisée, on a donc considéré qu'il était important d'y croire.
Au fond, « l'intérêt général », ce ne sont que des mots, jusqu'au jour où ils s'incarnent dans des administrations, dans des services publics – et non des services au public ! Il existe une grande différence entre ces deux notions, et c'est ce qui nous sépare. Vous poursuivez un projet politique qui prend ses sources les plus récentes dans la théorie américaine du « new public management », élaborée dans les années 1970 et relayée aujourd'hui par la Commission européenne et les traités européens, et bâtie autour de cette notion de service « au public » et de l'idée selon laquelle il n'y a pas de différence de nature entre le fonctionnement du service public et celui du secteur privé.
Je rappelle à mes concitoyennes et concitoyens que cette idée de statut sert leurs intérêts, en tant qu'usagers – et non consommateurs. La dégradation des services publics, qu'ils constatent chaque jour et qui a été un vecteur de mobilisation, notamment lors du mouvement des gilets jaunes, s'explique par une réalité concrète : si les fonctionnaires n'ont pas de statut, le niveau de service public attendu ne peut être atteint.
J'ai lu dans la presse que M. le secrétaire d'État, et le Gouvernement avec lui, ne voulaient plus supprimer 50 000 postes dans la fonction publique, mais 15 000. À vrai dire, vous n'avez pas le choix, vous ne pouvez pas en supprimer plus de 15 000, comme vous le constaterez en établissant la liste de tous les ministères – ce que j'avais fait pour vous, monsieur le secrétaire d'État – et en vous demandant où vous supprimerez des postes de fonctionnaires, où ceux-ci sont trop nombreux. Dites-nous dans quel service les agents auront moins de collègues parce qu'« on est cool », «on est large », « tout va bien » ? Il n'y en a pas. Il n'y en a plus. Peut-être y en a-t-il eu par le passé – je n'ai pas eu la chance de connaître cette situation. Au cours de ma courte carrière administrative, je n'ai connu que des cas de sous-effectifs, je n'ai entendu parler que de cela, par exemple du fait que tels agents ne font pas partie de « l'effectif-cible ».
Même si le nombre de postes supprimés ne s'élève finalement qu'à 15 000, cela pose problème, car je vous rappelle – et on ne le dit pas si souvent – que la population de ce pays augmente. Les Françaises et les Français sont plus nombreux, et c'est tant mieux. Par conséquent, quand bien même aucun poste ne serait supprimé, le service public serait dégradé, puisque le nombre de fonctionnaires par habitant diminue. Telle est la réalité. Chaque suppression de poste de fonctionnaire occasionne une baisse de la qualité du service public rendu.
Je voudrais aussi m'adresser aux neuf organisations syndicales qui, toutes, se sont opposées à ce texte en votant contre lui lors du conseil commun. D'ailleurs, ce cas de figure s'est produit dans d'autres domaines : par exemple au sein du Conseil supérieur de l'éducation, toutes les organisations syndicales avaient voté contre la réforme du bac. Mais, lorsque les corps intermédiaires se prononcent, on se moque de leur avis, en dépit des propos du Président de la République qui, lors de sa conférence de presse consécutive au mouvement des gilets jaunes, affirmait qu'il voulait leur redonner de la vie, du souffle et de l'importance. Balivernes ! On se moque du monde.
Oui, la bataille n'a pu être menée comme on l'aurait souhaité. Oui, le nombre de fonctionnaires, de citoyennes et citoyens mobilisés dans la rue contre ce projet de loi n'a pas été suffisant. Mais ce n'est pas terminé. Ce n'est jamais terminé.
Certes, dans ce texte, le statut des fonctionnaires est mis dans un coin, comme on conserverait un vestige au-dessus de la cheminée, tandis que le recrutement des contractuels est valorisé sous prétexte que celui-ci serait plus efficace s'agissant des postes à profil. Au passage, j'imagine que les photos figurant sur les CV seront prises de profil et non plus de face, ce qui correspondrait à la logique souhaitée actuellement par la République en marche et la « start-up nation ».
Tant qu'il y aura des individus comme moi, et d'autres, dans cet hémicycle – car il y en a encore – et en dehors de celui-ci, qui croient aux notions de service public et de fonction publique, la bataille ne sera pas terminée. Nous aurons d'autres occasions de nous mobiliser. On recense déjà des mobilisations sectorielles directement en lien avec ce dont nous parlons actuellement. Dans les hôpitaux, dans les services d'urgence, la fonction publique hospitalière est victime du nombre élevé de contractuels qui crée une instabilité, une précarité dans le travail. Cette question n'est pas étrangère à leur mobilisation.