Je vous remercie de m'offrir l'occasion d'éclairer vos travaux. J'ai fondé le cabinet Bolonyocte Consulting, qui s'intéresse à différents sujets économiques, en particulier à la grande distribution outre-mer. C'est la raison pour laquelle l'Observatoire des prix, des marges et des revenus de La Réunion m'a confié cette étude – j'en ai également réalisé une à Mayotte.
Je vais vous brosser un rapide tableau des travaux que j'ai menés à La Réunion, qui est un territoire spécifique, tant du fait de son profil en matière de grande distribution que des pratiques de la grande distribution et des relations de celle-ci avec les fournisseurs locaux, à bien distinguer des producteurs locaux. La singularité de La Réunion, que l'on retrouve très certainement en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, témoigne des excès du modèle économique de la grande distribution, qui est identique à celui de la métropole, mais dont les effets sont différents et spécifiques, si bien qu'il faudrait, à mon sens, imaginer un régime particulier dans les départements d'outre-mer.
Le paysage de la distribution à La Réunion est ultra dominé par le segment des grandes surfaces – hypermarchés, supermarchés et enseignes organisées – et laisse peu de place au commerce de proximité, qu'il soit généraliste ou spécialisé. La grande distribution totalise ainsi 85 % des parts du marché des achats alimentaires. Pour vous donner une idée, les petits commerçants de proximité indépendants représentent 4 % du marché. S'ils ont disparu en métropole, c'est clairement une espèce en voie de disparition à La Réunion.
On peut dénombrer 2 300 magasins sur l'île, dont 17 hypermarchés, qui pèsent à eux seuls environ 60 % des 85 %, et quelque 90 supermarchés, pour à peu près 1 000 petits commerces de proximité indépendants.
Le modèle des grandes et très grandes surfaces est, par essence, dominateur. Alors que la plupart des acteurs de la distribution vous diront que La Réunion est un marché concurrentiel, il n'y a, vu d'avion, que sept enseignes différentes et, vu d'un peu plus près, que cinq groupes et centrales d'achat. Cependant, l'existence d'un environnement concurrentiel ne se mesure pas de manière globale, mais au niveau des zones de chalandise. Or seules deux zones peuvent être considérées en situation concurrentielle, toutes les autres se caractérisant par la présence d'un, de deux voire de trois acteurs. Je fais partie de ceux qui considèrent que la concurrence économique commence au-delà de quatre acteurs.
Je me suis penché sur les effets d'un paysage, qui est très déséquilibré entre ses différents segments, mais également dans les rapports de la grande distribution avec ses fournisseurs, ce qui entraîne des effets pervers et préjudiciables aux intérêts des consommateurs, des producteurs locaux, des fournisseurs locaux et du petit commerce.
Pour bien comprendre la situation, il faut revenir au modèle économique même de la grande distribution. J'espère ne pas vous faire injure en revenant sur la définition de ce que l'on appelle les marges avant et les marges arrière. À écouter les différentes auditions que vous avez menées, on constate qu'il existe certaines ambiguïtés sur ce sujet. À La Réunion, les marges arrière représentent une part excessive et font l'objet d'un traitement particulier de la part des acteurs. La marge avant, c'est le fait pour un distributeur de fixer un prix de vente supérieur au prix d'achat. La marge arrière, c'est le fait pour le distributeur de récupérer des marges qui lui sont octroyées par l'industriel, sans faire l'objet d'une facture. À La Réunion, les marges arrière sont globalement plus élevées que celles que l'on observe en métropole.
Dans le cadre de mes travaux, j'ai rencontré tous les acteurs de la distribution sur l'île et les ai interrogés sur leur marge brute, soit la différence entre le prix de vente et celui d'achat, intégrant tout ce qui est lié à la négociation. Force est de constater que, du fait du jeu des centrales d'achat, la marge arrière n'est bien souvent pas remontée au niveau du compte d'exploitation du magasin. C'est ainsi que j'ai eu des discussions un peu étranges, au cours desquelles on m'assurait que les marges étaient inférieures à celles de la métropole, avant de me rendre compte que certains n'intégrait pas la marge arrière, ce qui change tout.
La marge arrière peut être de deux natures : la marge arrière conditionnelle, liée à un objectif de progression du chiffre d'affaires ; la marge arrière inconditionnelle, en échange de prestations de services. Il existe un décalage assez important entre la réalité de la prestation et sa facturation. Les marges arrière ont un effet très inflationniste. Compte tenu des tensions dans la négociation, les producteurs l'intègrent dans le prix de vente. Quant aux industriels, ils compensent les exigences de marge arrière des distributeurs, en augmentant le prix de vente. C'est un phénomène que les consommateurs réunionnais connaissent bien et qui se traduit par un différentiel très important entre le prix promotionnel et le prix du « fond de rayon ». Prenons l'exemple d'une célèbre marque de pâte de chocolat vendue 3 ou 4 euros en rayon et dont le prix est inférieur à 2 euros en promotion. Le consommateur ne comprend pas un tel différentiel, qui est l'effet même de ce modèle économique.
Autre spécificité de La Réunion : les promotions incessantes, qui représentent une part anormalement élevée – entre 50 % et 90 % en moyenne – du chiffre d'affaires des producteurs locaux. Or cette part ne dépasse pas, en moyenne, les 20 % pour les distributeurs. Cette prétendue guerre des prix n'est, en réalité, qu'un trompe-l'oeil, dans la mesure où ces promotions ne portent que sur une part très faible du panier des consommateurs. Par ailleurs, elles concernent tout particulièrement les prix d'appel, qui visent à augmenter la fréquentation des magasins. On a ainsi vu certains producteurs locaux atteindre des parts de marché très importantes dans leur catégorie – je pense aux bières ou aux conserves –, malgré la tension des importations et le choix des distributeurs d'exposer en priorité les marques importées ou de distributeur, plutôt que les marques locales. Ces produits d'appel sont les plus attaqués par les promotions, ce qui explique la tension sur le compte d'exploitation des industriels.
Ce modèle économique n'est pas seulement préjudiciable aux intérêts des consommateurs, de la production locale et des commerces de proximité : son principe l'a rendu complètement mortifère, y compris pour certains acteurs de la distribution. Si la plupart d'entre eux l'ont reconnu assez aisément, dans le silence de mes auditions, aucun d'entre eux ne veut en sortir, de peur d'en être la principale victime.
Je me suis intéressé aux solutions qui permettraient de changer de modèle ou, à tout le moins, d'instaurer un véritable pluralisme concurrentiel. J'avais proposé à Mayotte une expérience qui a obtenu de bons résultats, après m'être rendu compte que les petits commerçants pouvaient adopter la même logique de structuration que celle que la loi EGAlim offre aux agriculteurs : de petits commerçants structurés entre eux pèseraient beaucoup plus dans une coopérative. Grâce à une expérience menée au cours de ma mission, j'ai estimé que la création d'une dizaine de coopératives regroupant une vingtaine de commerçants pendant une dizaine d'années permettrait de conduire ce segment de nouveaux acteurs indépendants, qui structureraient leur propre filière d'importation ou négocieraient directement, selon une logique de circuit court, avec les producteurs locaux, à des parts de marché atteignant 30 %. Cela aurait des conséquences majeures sur le rééquilibrage de la situation des producteurs locaux qui, grâce à ces nouveaux acteurs, pourraient diversifier leur chiffre d'affaires.
Aussi spécifique que soit la situation des départements d'outre-mer, il me semble que l'analyse des effets du modèle économique de la grande distribution à La Réunion peut éclairer ce qui se passe en métropole.