La séance est ouverte à dix-sept heures trente.
Mes chers collègues, la commission d'enquête poursuit ses travaux. Nous recevons cet après-midi M. Christophe Girardier, consultant indépendant, qui vient nous faire part des conclusions de l'étude qu'il a menée sur la grande distribution à La Réunion, après avoir été mandaté par l'Observatoire des prix, des marges et des revenus en avril 2018.
Avant de vous donner la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rient que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».
M. Christophe Girardier prête serment.
Je vous remercie de m'offrir l'occasion d'éclairer vos travaux. J'ai fondé le cabinet Bolonyocte Consulting, qui s'intéresse à différents sujets économiques, en particulier à la grande distribution outre-mer. C'est la raison pour laquelle l'Observatoire des prix, des marges et des revenus de La Réunion m'a confié cette étude – j'en ai également réalisé une à Mayotte.
Je vais vous brosser un rapide tableau des travaux que j'ai menés à La Réunion, qui est un territoire spécifique, tant du fait de son profil en matière de grande distribution que des pratiques de la grande distribution et des relations de celle-ci avec les fournisseurs locaux, à bien distinguer des producteurs locaux. La singularité de La Réunion, que l'on retrouve très certainement en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, témoigne des excès du modèle économique de la grande distribution, qui est identique à celui de la métropole, mais dont les effets sont différents et spécifiques, si bien qu'il faudrait, à mon sens, imaginer un régime particulier dans les départements d'outre-mer.
Le paysage de la distribution à La Réunion est ultra dominé par le segment des grandes surfaces – hypermarchés, supermarchés et enseignes organisées – et laisse peu de place au commerce de proximité, qu'il soit généraliste ou spécialisé. La grande distribution totalise ainsi 85 % des parts du marché des achats alimentaires. Pour vous donner une idée, les petits commerçants de proximité indépendants représentent 4 % du marché. S'ils ont disparu en métropole, c'est clairement une espèce en voie de disparition à La Réunion.
On peut dénombrer 2 300 magasins sur l'île, dont 17 hypermarchés, qui pèsent à eux seuls environ 60 % des 85 %, et quelque 90 supermarchés, pour à peu près 1 000 petits commerces de proximité indépendants.
Le modèle des grandes et très grandes surfaces est, par essence, dominateur. Alors que la plupart des acteurs de la distribution vous diront que La Réunion est un marché concurrentiel, il n'y a, vu d'avion, que sept enseignes différentes et, vu d'un peu plus près, que cinq groupes et centrales d'achat. Cependant, l'existence d'un environnement concurrentiel ne se mesure pas de manière globale, mais au niveau des zones de chalandise. Or seules deux zones peuvent être considérées en situation concurrentielle, toutes les autres se caractérisant par la présence d'un, de deux voire de trois acteurs. Je fais partie de ceux qui considèrent que la concurrence économique commence au-delà de quatre acteurs.
Je me suis penché sur les effets d'un paysage, qui est très déséquilibré entre ses différents segments, mais également dans les rapports de la grande distribution avec ses fournisseurs, ce qui entraîne des effets pervers et préjudiciables aux intérêts des consommateurs, des producteurs locaux, des fournisseurs locaux et du petit commerce.
Pour bien comprendre la situation, il faut revenir au modèle économique même de la grande distribution. J'espère ne pas vous faire injure en revenant sur la définition de ce que l'on appelle les marges avant et les marges arrière. À écouter les différentes auditions que vous avez menées, on constate qu'il existe certaines ambiguïtés sur ce sujet. À La Réunion, les marges arrière représentent une part excessive et font l'objet d'un traitement particulier de la part des acteurs. La marge avant, c'est le fait pour un distributeur de fixer un prix de vente supérieur au prix d'achat. La marge arrière, c'est le fait pour le distributeur de récupérer des marges qui lui sont octroyées par l'industriel, sans faire l'objet d'une facture. À La Réunion, les marges arrière sont globalement plus élevées que celles que l'on observe en métropole.
Dans le cadre de mes travaux, j'ai rencontré tous les acteurs de la distribution sur l'île et les ai interrogés sur leur marge brute, soit la différence entre le prix de vente et celui d'achat, intégrant tout ce qui est lié à la négociation. Force est de constater que, du fait du jeu des centrales d'achat, la marge arrière n'est bien souvent pas remontée au niveau du compte d'exploitation du magasin. C'est ainsi que j'ai eu des discussions un peu étranges, au cours desquelles on m'assurait que les marges étaient inférieures à celles de la métropole, avant de me rendre compte que certains n'intégrait pas la marge arrière, ce qui change tout.
La marge arrière peut être de deux natures : la marge arrière conditionnelle, liée à un objectif de progression du chiffre d'affaires ; la marge arrière inconditionnelle, en échange de prestations de services. Il existe un décalage assez important entre la réalité de la prestation et sa facturation. Les marges arrière ont un effet très inflationniste. Compte tenu des tensions dans la négociation, les producteurs l'intègrent dans le prix de vente. Quant aux industriels, ils compensent les exigences de marge arrière des distributeurs, en augmentant le prix de vente. C'est un phénomène que les consommateurs réunionnais connaissent bien et qui se traduit par un différentiel très important entre le prix promotionnel et le prix du « fond de rayon ». Prenons l'exemple d'une célèbre marque de pâte de chocolat vendue 3 ou 4 euros en rayon et dont le prix est inférieur à 2 euros en promotion. Le consommateur ne comprend pas un tel différentiel, qui est l'effet même de ce modèle économique.
Autre spécificité de La Réunion : les promotions incessantes, qui représentent une part anormalement élevée – entre 50 % et 90 % en moyenne – du chiffre d'affaires des producteurs locaux. Or cette part ne dépasse pas, en moyenne, les 20 % pour les distributeurs. Cette prétendue guerre des prix n'est, en réalité, qu'un trompe-l'oeil, dans la mesure où ces promotions ne portent que sur une part très faible du panier des consommateurs. Par ailleurs, elles concernent tout particulièrement les prix d'appel, qui visent à augmenter la fréquentation des magasins. On a ainsi vu certains producteurs locaux atteindre des parts de marché très importantes dans leur catégorie – je pense aux bières ou aux conserves –, malgré la tension des importations et le choix des distributeurs d'exposer en priorité les marques importées ou de distributeur, plutôt que les marques locales. Ces produits d'appel sont les plus attaqués par les promotions, ce qui explique la tension sur le compte d'exploitation des industriels.
Ce modèle économique n'est pas seulement préjudiciable aux intérêts des consommateurs, de la production locale et des commerces de proximité : son principe l'a rendu complètement mortifère, y compris pour certains acteurs de la distribution. Si la plupart d'entre eux l'ont reconnu assez aisément, dans le silence de mes auditions, aucun d'entre eux ne veut en sortir, de peur d'en être la principale victime.
Je me suis intéressé aux solutions qui permettraient de changer de modèle ou, à tout le moins, d'instaurer un véritable pluralisme concurrentiel. J'avais proposé à Mayotte une expérience qui a obtenu de bons résultats, après m'être rendu compte que les petits commerçants pouvaient adopter la même logique de structuration que celle que la loi EGAlim offre aux agriculteurs : de petits commerçants structurés entre eux pèseraient beaucoup plus dans une coopérative. Grâce à une expérience menée au cours de ma mission, j'ai estimé que la création d'une dizaine de coopératives regroupant une vingtaine de commerçants pendant une dizaine d'années permettrait de conduire ce segment de nouveaux acteurs indépendants, qui structureraient leur propre filière d'importation ou négocieraient directement, selon une logique de circuit court, avec les producteurs locaux, à des parts de marché atteignant 30 %. Cela aurait des conséquences majeures sur le rééquilibrage de la situation des producteurs locaux qui, grâce à ces nouveaux acteurs, pourraient diversifier leur chiffre d'affaires.
Aussi spécifique que soit la situation des départements d'outre-mer, il me semble que l'analyse des effets du modèle économique de la grande distribution à La Réunion peut éclairer ce qui se passe en métropole.
Je vous remercie, monsieur Girardier, pour ce panorama. Vous nous avez dit que certaines centrales n'intégraient pas dans leur compte d'exploitation ce que vous appelez des marges arrière. Quelles sont les centrales d'achat qui interviennent outre-mer : Eurelec, CWT, AgeCore ? Comment fonctionne le système d'achat outre-mer ?
Par ailleurs, pourriez-vous nous parler de cette spécificité des outre-mer que sont les produits de dégagement ?
S'agissant des centrales d'achat, je préfère parler du groupe auquel elles appartiennent – certains propos de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) m'ont d'ailleurs étonné. En métropole, il y a cinq centrales d'achat – pour les hard-discounters, les centrales d'achat sont plutôt européennes : Carrefour, Leclerc, Casino, Intermarché et Auchan. Le groupe Système U a annoncé des accords avec Carrefour, après avoir collaboré avec Auchan. Vous trouvez les mêmes centrales d'achat à La Réunion : Casino, Leclerc, Carrefour, Système U dans une moindre mesure et Auchan. Il existe sur l'île deux niveaux d'achat : celui de la centrale d'achat métropolitaine – par exemple, le groupe Leclerc est relié à l'une des filiales du groupe le GALEC –, pour les produits de marque nationale ou de distributeur, et celui de la centrale d'achat locale, qui négocie pour la production locale. Ainsi, le groupe Leclerc, par exemple, a son propre niveau local d'achat. Il n'existe pas de lien direct – le modèle économique est le même.
Pour ce qui est de l'absence d'intégration des marges arrière dans les comptes d'exploitation, je ne dis pas que tous les acteurs le font, mais la plupart d'entre eux. La centrale d'achat, qui est une entité économique particulière faisant partie du même groupe, négocie et facture au titre des marges arrière. Souvent, cette marge n'est pas réintégrée dans le compte d'exploitation, ce qui pose un vrai problème, dans la mesure où elle est directement liée à la vente des produits. Certaines enseignes préfèrent le « triple net », c'est-à-dire le fait de réintégrer, dans la négociation, la plupart des marges arrière dans le prix d'achat et, partant, dans la facture d'achat. C'était d'ailleurs le projet de l'enseigne Leclerc en arrivant à La Réunion, afin de faire baisser les prix. Mais, compte tenu de la réalité réunionnaise, elle a très rapidement changé sa stratégie pour renouer avec le système existant des marges arrière. Ce différentiel entre le magasin et la centrale prouve que les différentes marges ne sont pas au même endroit, si bien qu'il est parfois difficile de faire le point. Je me suis ainsi très vite rendu compte que les marges annoncées ne correspondaient pas à la réalité.
Ce sont les mêmes marges arrière qu'en métropole, si ce n'est qu'elles sont anormalement élevées. Comme je l'ai évoqué précédemment, les marges arrière sont de deux types. Le premier correspond à tout ce qui relève des bonifications ou des remises de fin d'année, le distributeur exigeant du fournisseur des restitutions, au regard de la négociation, qui peuvent se fonder sur un objectif de chiffre d'affaires. Le deuxième a trait à la coopération commerciale : par exemple, un distributeur fait payer des têtes de gondole, c'est-à-dire la possibilité de promouvoir les produits du fournisseur. L'hypermarché ou le supermarché devient, dans ce cas, un vrai média et facture en conséquence ses services d'exposition ou de marketing. Ils peuvent également facturer des services logistiques, comme des plateformes. Ces marges, qui ne sont donc pas conditionnelles, sont souvent considérées par certains acteurs comme étant de nature différente des premières et ne sont, de ce fait, pas négociées en termes de montant et de valeur par rapport au chiffre d'affaires, alors qu'elles le sont, en réalité. On les distingue pour montrer qu'il s'agit d'une autre prestation, quand bien même c'est rarement le cas.
Ce cumul des marges arrière avec la marge avant offre une vision assez particulière des marges brutes de la grande distribution à La Réunion, lesquelles ne sont pas, en moyenne, contrairement à ce que disent la plupart des acteurs, inférieures mais au moins égales à ce qu'on observe en métropole.
Monsieur Girardier, vous écrivez à la page 25 de votre rapport que les marges arrière sont anormalement élevées, alors que l'exposition des produits est très relative et que l'on peut légitimement s'interroger sur la réalité des contreparties apportées en matière de coopération commerciale.
C'est en effet ce que j'ai pu observer parfois. Pour échanger en toute confiance avec les différents acteurs, j'ai proposé à l'Observatoire des prix, des marges et des revenus une méthode : je m'engageais à ne pas révéler qui me disait quoi, en contrepartie d'informations les plus objectives possible, sachant que je ne suis pas dupe et que je les ai bien évidemment vérifiées. J'ai ainsi obtenu des informations précises que j'ai traduites en phénomènes globaux dans mon rapport. Contrairement aux règles applicables, il y a de clairs abus parmi les prestations faisant l'objet de cette fameuse marge arrière liée à la coopération commerciale. Certains cas relèvent du domaine de l'illégalité, la réalité de la prestation étant d'autant moins évidente qu'il n'existe aucun critère objectif pour l'évaluer. Ce problème me semble, en l'occurrence, assez spécifique aux départements d'outre-mer.
Pourriez-vous, sans citer d'enseignes, nous donner des exemples de ces services qui sont proposés par la grande distribution et qui n'apportent aucune plus-value ?
L'exemple qui me vient immédiatement à l'esprit est celui des promotions et des têtes de gondole. Les promotions sont une manne intarissable pour les distributeurs, puisqu'ils font tout payer : l'exposition des produits dans le magasin, leur présence dans le catalogue, etc… Il n'est pas rare qu'un distributeur promette, notamment aux producteurs locaux, un certain nombre d'opérations de marketing dans son magasin et qu'il ne tienne pas ses engagements. La promesse n'est pas tenue, mais comme aucun critère objectif n'a été fixé, il est très difficile de faire une réclamation.
J'imagine que si vous avez fait autant d'auditions à huis clos, c'est parce que les producteurs n'osent pas s'exprimer ouvertement sur ces pratiques. Je les ai pourtant encouragés à les dénoncer, mais aucun ne veut prendre ce risque. Il suffirait, pour régler le problème, d'appliquer fermement les dispositions légales relatives aux pratiques restrictives, en ajoutant peut-être dans la loi l'obligation d'introduire des critères objectifs.
Mme Bareigts maîtrise parfaitement le sujet des produits de dégagement : peut-être reviendra-t-elle sur la question que le rapporteur vous a posée à ce sujet.
Le marché de La Réunion n'est pas un petit marché, mais l'insularité a pour effet de démultiplier le poids de la grande distribution. Déjà très important en France hexagonale, il devient écrasant en outre-mer, où les rapports de force sont encore plus déséquilibrés.
Ce qui nous intéresse, c'est la situation de nos petits producteurs, de nos éleveurs et de nos agriculteurs. Dieu sait combien il est difficile de maintenir des filières dans un environnement comme celui-ci ! Les producteurs locaux mettent souvent sur le marché des produits d'appel. Or ils subissent à la fois des marges arrière excessives et des promotions très importantes, voire insupportables. Cela rend le système mortifère.
À cela s'ajoute, effectivement, la question des produits de dégagement et des produits promotionnels. Les produits de dégagement sont des produits qui, parce qu'ils sont en surproduction ou parce qu'ils ne sont pas vendables en France hexagonale, sont dégagés sur nos territoires, où ils sont vendus à des prix défiant toute concurrence. Nous voyons aussi arriver sur notre territoire, à certains moments de l'année, des produits en promotion. Je pense en particulier à la viande de boeuf. L'été, c'est la saison des barbecues et on mange beaucoup de boeuf. L'hiver, c'est moins le cas et l'on nous envoie du boeuf qui est vendu à prix cassé, ce qui détruit la filière locale.
J'aimerais que vous nous parliez des contrats d'accords commerciaux entre la grande distribution et la production locale. J'imagine que la négociation commerciale entre les producteurs locaux et la grande distribution est très difficile : pouvez-vous nous en dire un mot ?
J'ai abordé des sujets très variés, mais je crois qu'ils sont liés et que vous pouvez nous aider à mieux comprendre la manière dont ils s'articulent.
Vous avez raison de dire que l'insularité accroît les déséquilibres : c'est le cas à La Réunion, à Mayotte, en Guadeloupe et à la Martinique. Il ne faut pas oublier, en outre, que la structure des entreprises y est différente. Par exemple, c'est un franchisé qui exploite l'enseigne Carrefour à La Réunion – le groupe Bernard Hayot. De même, l'enseigne Leclerc est détenue par un groupe qui possédait autrefois l'enseigne Leader Price.
Les produits de dégagement sont effectivement les produits que l'on ne pourrait pas vendre sur le marché métropolitain et européen. Il faut bien comprendre que les distributeurs, à La Réunion, font beaucoup plus de marges sur les produits importés, en particulier sur les marques de distributeur. Si j'ai parlé de promotions en trompe-l'oeil, c'est notamment parce que les promotions, qui concernent à peine 20 % du panier, ne portent pas sur les marques de distributeur, mais sur les produits d'appel. Or certains produits locaux sont hélas de vrais produits d'appel, parce qu'ils sont très demandés à La Réunion.
Même si l'on peut se réjouir de la part de marché atteinte par certains producteurs locaux à La Réunion, cette part reste infime. Un hypermarché, à La Réunion, fait entre 80 et 100 millions d'euros de chiffre d'affaires. Aucun acteur de la production locale n'a un chiffre d'affaires comparable. Le déséquilibre est tel que les producteurs n'ont presque aucun levier pour obtenir une exposition minimale.
Il faut bien comprendre que lorsqu'on autorise un hypermarché à ouvrir, c'est un peu comme si on lui donnait, de fait, une part de marché dominante. Une telle part de marché lui donne le pouvoir de décider des produits qu'il mettra ou non en rayon et de l'exposition qu'il leur donnera. Je prendrai un seul exemple : j'ai visité les hypermarchés d'un distributeur à La Réunion pour vérifier s'il favorisait effectivement la production locale – car tous nous disent qu'ils le font. J'ai fait des photographies des rayons, où l'on peine à trouver les productions locales. Lorsque j'ai montré cette photographie au patron de l'enseigne, il m'a répondu que ce n'était pas l'un de ses magasins. Mais c'était bien le cas !
Dans ce contexte, la production locale pèse peu et le distributeur fait plus de marges en important. Sur certains marchés agricoles, notamment pour la viande de boeuf ou le poulet, il peut arriver que le distributeur fasse des opérations, grâce aux produits de dégagement, mais plus encore grâce aux produits importés d'Europe de l'Est, qui ne sont pas vendus en métropole, mais réservés à l'outre-mer. C'est hélas le cas de Mayotte, où j'ai vu des poulets très mal en point, qui ne seraient pas vendables en métropole. À La Réunion, le phénomène est moins accentué. Les distributeurs font attention, parce qu'il existe une production agricole locale, mais celle-ci n'arrive pas à optimiser ses volumes et à amortir son outil de production, qui est souvent démesuré par rapport à la réalité.
Mme Bareigts a justement rappelé que ces marchés ne sont pas des petits marchés. J'ai rappelé dans mon rapport que le marché alimentaire, à La Réunion, représente un peu moins de 4 milliards d'euros par an, ce qui n'est pas négligeable : La Réunion se situe dans la moyenne des départements de la métropole. Si la production locale pouvait obtenir une exposition plus grande, cela jouerait sur ses volumes.
Le modèle est mortifère, mais l'attitude un peu schizophrène des industriels ne fait que le renforcer : ils se plaignent des promotions mais, en même temps, ils les réclament. Ils se rendent complices de cette course aux promotions, parce qu'ils pensent à tort que le seul moyen pour eux de valoriser leur production, c'est la promotion. C'est la raison pour laquelle ils étaient vent debout contre la possible application outre-mer de la loi EGAlim. Ils se disent que si leurs produits ne peuvent plus faire l'objet de promotions, le décalage avec les produits importés et les marques de distributeur va encore s'aggraver. Pour ma part, j'estime qu'un rééquilibrage et un encadrement sont nécessaires.
Le pouvoir de marché des distributeurs est tellement grand et la situation tellement déséquilibrée, que la production locale n'a plus l'exposition minimale qui lui permettrait d'augmenter ses volumes – car elle pourrait le faire. Il ne s'agit pas non plus de créer des rentes de situation au profit des producteurs locaux : l'excès inverse ne serait pas souhaitable. J'ai expliqué aux producteurs locaux qu'il y a d'autres moyens de valoriser leurs produits : la qualité alimentaire est un facteur très important, y compris pour des ménages modestes. Il serait possible d'avoir des produits au juste prix et de meilleure qualité.
Ce n'est pas le produit de dégagement qui est problématique en soi, mais le déséquilibre que je ne cesse de souligner.
Vous nous dites que les distributeurs ont des marges extrêmement importantes et qu'ils vendent beaucoup de produits d'importation. On a donc l'impression, à vous écouter, que les prix pratiqués par les distributeurs sont relativement élevés. Or on sait qu'à La Réunion, les inégalités sont très fortes : on a beaucoup d'argent ou on en a trop peu. La recherche du prix, qui est le moteur du modèle économique de la grande distribution, a créé des habitudes chez les consommateurs. J'ai l'impression, quand je vous entends parler de La Réunion, de voir la France sous une loupe grossissante : tous les effets, positifs et négatifs, y sont comme décuplés. Vous nous parlez des producteurs locaux et on parle de juste prix, mais la population réunionnaise a-t-elle vraiment les moyens de se payer ce type de produits ? Cette guerre des prix ne risque-t-elle pas d'entraîner tout le monde vers le bas ?
C'est une bonne question, et elle est difficile. J'ai envie de vous dire que c'est déjà le cas : je répète que la guerre des prix à La Réunion, plus encore qu'en métropole, ne s'applique que sur une part très faible du panier des Réunionnais. Il n'y a pas de guerre des prix sur le reste, notamment du fait des positions de domination locale que j'évoquais tout à l'heure. Les prix sont effectivement élevés, dans la mesure où les promotions ne concernent qu'une part minoritaire des achats.
Je vais vous donner un exemple qui va vous surprendre. Vous savez que les marques de distributeur sont généralement moins chères. Or, à La Réunion, j'ai vu des exemples de marques nationales moins chères que les marques de distributeur. Il serait plus qu'urgent d'introduire une forme de modération et une répartition équitable de la partie promotionnelle, pour faire en sorte qu'elle ne repose pas toujours sur les mêmes produits.
Les Réunionnais consacrent déjà une part élevée de leurs revenus aux dépenses alimentaires, pour des produits qui ne sont pas forcément de très grande qualité. Un encadrement du système promotionnel et un changement de modèle permettraient de rééquilibrer les choses. Il faudrait réduire le recours aux promotions, corriger les effets pervers de la concentration et veiller à ce que les promotions ne soient pas toujours faites sur les mêmes produits. On pourrait imaginer un système qui rendrait plus accessibles les produits de premier prix, mais aussi les produits de meilleure qualité. Prenons l'exemple des aliments pour chien : si vous prenez le premier prix, vous risquez d'acheter deux ou trois sacs par semaine. Si vous choisissez un produit de meilleure qualité, vous payerez le sac plus cher, mais vous n'en achèterez pas trois par semaine. Les Réunionnais le savent.
Je prends l'exemple d'une ville de La Réunion qui s'appelle La-Plaine-des-Palmistes : elle se trouve dans une zone rurale où il y a à la fois de l'élevage et des cultures. J'ai rencontré une productrice de fraises en pleine terre : elle plante ses fraises, les cueille, les emballe, les étiquette, les charge dans sa voiture et les dépose au parking de la coopérative, qui les met en rayon. Elle vend sa barquette 1,25 euro et on la retrouve à 4 ou 5 euros en rayon. Cet exemple montre que le prix élevé de la production locale est un choix de la grande distribution. C'est un choix mortifère, parce que l'on fait croire que la production locale est forcément chère. Or une distribution en circuit plus court permettrait de vendre les barquettes de fraises à 1,50 euro, 1,60 euro, voire 2 euros ou 2,50 euros.
La guerre des prix, sur nos territoires, plus qu'ailleurs, n'est qu'un prétexte pour dire que l'on ne peut pas construire des filières locales et qu'on ne peut pas développer l'emploi autour de ces productions. À La Réunion, comme à Mayotte, on a démontré qu'on pouvait développer des filières locales. En changeant le système de distribution dans lequel nous sommes, et que M. Girardier a très bien décrit, on pourrait continuer à développer la production locale, et donc l'emploi. En effet, le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c'est de créer des emplois. Et on créera des emplois en soutenant la production locale. La distribution de proximité peut être un nouveau modèle.
J'aimerais apporter une réponse très concrète à ce qui vient d'être dit. Cela me donnera aussi l'occasion de revenir sur les propos du rapporteur au sujet des centrales d'achat. J'ai examiné, dans mon rapport, les filières agricoles de La Réunion et je me suis demandé si l'on ne pourrait pas, avec des circuits courts, faire baisser les prix. Mme Bareigts a raison : le prix des fruits et des légumes est très élevé à La Réunion. De plus en plus d'agriculteurs quittent les coopératives, parce qu'ils estiment qu'elles ne servent pas leurs intérêts, pour venir vendre directement leur production au marché de gros : ils sont désormais 70 % à le faire. Je suis donc allé au marché de gros, comme tout le monde, et j'ai demandé si une coopérative réunissant plusieurs agriculteurs pourrait, elle aussi, acheter au marché de gros. Elle le peut et, d'ici quelques jours, elle le fera. La coopérative va acheter des produits au marché de gros à l'indice 100 et les revendre dans ses magasins à l'indice 130 ou 140, voire 145.
Dans la grande distribution, l'indice est de 400 ou 450, parce que la plupart des acteurs de la distribution confient à un partenaire de la coopérative, qui est en général un partenaire privé, le soin d'acheter les produits et de les distribuer : et tout cela multiplie les prix par quatre ou cinq. Cette coopérative de commerçants, grâce aux circuits courts, et en utilisant le marché de gros, va pouvoir vendre les mêmes fruits et légumes que dans la grande distribution 30 % à 45 % moins cher. Voilà un exemple très concret qui montre que l'on peut faire baisser le prix de la production locale par les circuits courts et le regroupement des petits.
J'ai une dernière question à vous poser. Vous avez évoqué les acteurs qui renoncent à déposer plainte pour abus de position dominante ou pour des demandes non réglementaires. Qu'en est-il de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) en outre-mer ? Estimez-vous que ses services soient compétents ? Constatez-vous des défaillances ? Estimez-vous que ses effectifs soient insuffisants ? Comment, en résumé, jugez-vous l'action de notre administration outre-mer ?
C'est une question délicate… Je pense que les services de la DGCCRF sont éminemment compétents. Je les ai rencontrés à deux reprises dans le cadre de mon rapport, pour leur donner des informations qu'il me semblait important de leur donner. S'agissant de leur action, je crois savoir que des enquêtes sont en cours. Je pense que la DGCCRF pourrait être plus incisive, mais sa réserve peut se comprendre, dans la mesure où les situations sont souvent complexes. Il faudrait qu'elle ait plus de moyens outre-mer. Il est clair qu'elle n'en a pas assez, à La Réunion comme à Mayotte.
Le Gouvernement a nommé un délégué interministériel à la concurrence outre-mer, que j'ai rencontré. Je pense qu'il sera à même de lancer une dynamique et d'accroître les moyens consacrés à cette question. Je ne crois pas que la DGCCRF pèche par incompétence, sûrement pas, mais par manque de moyens. Je pense qu'il serait utile qu'elle soit plus présente, à La Réunion comme dans d'autres départements d'outre-mer. Il serait utile de renforcer le cadre réglementaire outre-mer, mais il faudrait commencer par faire appliquer la loi : je songe notamment aux articles L. 442-1 à L. 442-6 du code du commerce. J'ai conscience que la structure du modèle économique est complexe. J'ai essayé de le clarifier et je suis tout à fait prêt à apporter ma contribution, mais je pense qu'il existe déjà des moyens légaux pour agir.
Monsieur Girardier, puisque nous devons conclure, je vous propose, si le rapporteur en est d'accord, que votre rapport soit considéré comme une contribution aux travaux de notre commission. Vous y faites plusieurs propositions, notamment la création de circuits courts et l'instauration d'un moratoire sur l'ouverture de nouveaux hypermarchés dans l'île. Vous nous avez parfaitement expliqué la position dominante qui est offerte à ceux qui peuvent ouvrir ce type de grandes surfaces. Nous ferons de votre rapport une pièce annexée au rapport de M. Besson-Moreau, qui vous adressera éventuellement quelques questions supplémentaires par écrit. Je vous remercie pour votre précieuse contribution.
J'aimerais ajouter quelques mots de conclusion, si vous le permettez. Je pense que le législateur a les moyens d'agir pour lutter contre l'omniprésence de la grande distribution, notamment en outre-mer. Il me semblerait utile de revenir sur les dispositions majeures de la loi de modernisation de l'économie (LME). La loi EGAlim a été une première tentative, tout à fait louable, de le faire, mais elle a aussi eu des effets pervers.
Il faut que la représentation nationale et le Gouvernement se saisissent de l'occasion qui leur est donnée de définir un nouveau cadre pour l'outre-mer, mais aussi pour la métropole, et de revenir sur les dispositions de la LME, notamment sur la problématique des marges arrière. Il faut réduire le pouvoir dont dispose la grande distribution, notamment s'agissant de l'exposition des marques de distributeur et des marques nationales. C'est le sens des propositions que je formule dans mon rapport. Je pense que vous pouvez aller plus loin, notamment en métropole, et favorise l'émergence d'un nouveau modèle de distribution. Cela modifierait le quotidien des Français : le moment me semble venu.
Je vous remercie encore, Monsieur Girardier, pour votre contribution et pour vos mots de synthèse.
La séance est levée à dix-huit heures trente.
Membres présents ou excusés
Réunion du lundi 24 juin 2019 à 17 h 30
Présents. - Mme Ericka Bareigts, M. Grégory Besson-Moreau, Mme Cendra Motin
Excusé. - M. Thierry Benoit