Intervention de Stéphane Vaudoit

Réunion du lundi 1er juillet 2019 à 16h30
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Stéphane Vaudoit, président d'Envergure :

Merci de nous recevoir dans le cadre de cette commission d'enquête sur la grande distribution. Envergure a été créée en octobre 2018, suite à la conclusion d'un partenariat à l'achat par Carrefour et Système U. Elle est en charge de la négociation des produits de grandes marques nationales et internationales.

La concurrence qui s'exacerbe en France depuis plusieurs années a conduit les distributeurs à se regrouper pour mieux négocier auprès des grandes marques, souvent en situation de monopole ou de duopole sur leur catégorie de marché. Si l'objectif est de rester concurrentiel dans le domaine de la distribution classique, il s'agit aussi de répondre aux défis que représentent le commerce sur internet, avec Amazon aujourd'hui et Alibaba, demain, mais aussi l'apparition de nouveaux types de magasins discount, comme Lidl ou Action.

Envergure est en charge de la négociation auprès des grandes marques uniquement, soit 83 fournisseurs, dont 70 officient sur le marché des produits de grande consommation (PGC). Il faut savoir que ceux qui ont affaire aux quatre centrales d'achat sont les plus grands des fournisseurs – nous parlons de Coca-Cola, de Kellog's, de Ferrero, d'Unilever, de Nestlé ou encore d'un Procter & Gamble. Ils représentent 75 % des produits de marque vendus en France. Ils réalisent dans le monde un chiffre d'affaires de plus de 1 000 milliards d'euros, quand Carrefour et U réalisent avec eux 12 milliards d'euros à l'achat, soit 17 % de leur chiffre d'affaires en France.

La grande majorité des 15 000 fournisseurs avec qui travaillent Carrefour ou U bénéficient de nombreux débouchés : l'ensemble de la grande distribution, qui reste très atomisée, avec plusieurs centrales – Carrefour, Leclerc, Intermarché, Casino, Auchan, Lidl, Metro pour la restauration hors domicile (RHD) – ; les nouveaux acteurs de la distribution – Amazon, Vente-privée, Grand Frais, Costco, Action, Netto, Stokomani – ; le marché de la RHD, qui pèse 85 milliards d'euros en France – contre 100 milliards pour la grande consommation, selon les chiffres Nielsen.

Envergure négocie avec les fournisseurs les plans d'affaires pour Carrefour et U Enseigne. Les plans d'affaires décrivent, sur une période d'un an, les gammes de produits, leur diffusion dans chacun des formats de magasins – Hyper U, Super U, Carrefour Market ou Carrefour City – les innovations qui seront retenues et diffusées, le chiffre d'affaires projeté et le volume prévisionnel.

L'objectif est de rationaliser les échanges avec les fournisseurs, de leur apporter une meilleure visibilité sur leur activité globale dans nos enseignes et d'assurer un accompagnement dans la mise en oeuvre des plans d'affaires. En contrepartie, nous entendons bénéficier de prix d'achat compétitifs – c'est la raison d'être de notre centrale.

La simplification et une meilleure connaissance des volumes prévisionnels permettent aux fournisseurs de construire, de planifier et d'optimiser leur activité sur l'année.

Les négociations de 2019 n'ont pas été simples. Le paysage des centrales a encore changé : Carrefour et U ont créé Envergure ; Auchan Retail, le groupe Casino, Metro et Schiever se sont alliés au sein d'Horizon ; Eurelec continue à délocaliser ses négociations avec les grands fournisseurs ; Intermarché négocie désormais avec Francap. Le cadre législatif a évolué. Et les consommateurs sont toujours à la recherche de prix bas, de bonnes affaires, comme en témoignent le succès de discounters allemands ou néerlandais – Lidl, Action –, du e-commerce qui est en train de développer la partie l'alimentaire, des soldeurs discounters qui déploient rapidement des réseaux de plusieurs centaines de magasins.

Parallèlement, les dépenses alimentaires, mesurées par les panélistes, demeurent globalement stables depuis plusieurs années, entre - 0,5 % et + 0,5 %.

Ces facteurs exacerbent la concurrence entre distributeurs, mais aussi entre industriels. De plus, l'appétence croissante des consommateurs pour des produits locaux, sains, bio, à l'opposé de ce que peuvent représenter les grandes marques, oblige les distributeurs à opérer des choix dans des linéaires qui restent contraints.

Les négociations ont débouché sur une quasi-stabilité des prix cette année, avec une baisse globale des prix de - 0,4 %, selon l'Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA). En outre, les grandes marques ont bénéficié de la limitation de la promotion par la loi EGAlim : les fournisseurs ont ainsi réalisé des économies.

Notre vision de la collaboration commerciale avec les fournisseurs reflète les relations que Carrefour et U ont entretenues jusqu'à aujourd'hui avec eux. Il ne s'agit pas d'enseignes prédatrices sur les prix, mais elles se trouvent malgré tout dans l'obligation de rester dans les prix de marché. Ce que nous souhaitons, c'est partager la réussite entre distributeurs et industriels et privilégier des relations collaboratives.

Pour une parfaite transparence, je me permets de citer les valeurs que nous avons définies au sein d'Envergure et dont nous avons fait part aux fournisseurs : exigence – dans le respect des règles juridiques, tous nos collaborateurs y sont formés, et dans la qualité de la relation avec les fournisseurs – ; performance – dans un univers concurrentiel, nos objectifs sont autant quantitatifs que qualitatifs – ; respect – à l'égard des collaborateurs et des fournisseurs – ; confiance – qu'il nous faut inspirer à nos fournisseurs pour la tenue des plans d'affaires et des engagements.

Je souhaite revenir sur trois sujets que votre commission a abordés, ce qui me permettra d'évoquer les actions concrètes menées par sein d'Envergure. La loi EGAlim a été grandement décriée avant même sa mise en oeuvre, mais pour nous qui représentons deux enseignes moteur dans sa conception, son premier bilan est positif.

La loi EGAlim a permis d'aborder plus sereinement les relations avec les industriels, qui représentent le monde agricole et en sont proches. Nous avons conclu, chaque fois que nécessaire, des accords avec des hausses de prix pour revaloriser la production. Nous l'avons fait pour les produits laitiers, les produits à base de pommes de terre et les produits à base de blé français, alors même qu'une forte baisse des cours dans ce secteur est survenue en début d'année.

Seul bémol, nous avons eu du mal à obtenir des transformateurs la transparence sur l'origine des produits et sur le ruissellement, censé opérer à 100 % dans les termes et les échelles convenus avec les industriels.

Pour prendre l'exemple de la filière laitière, nous avons accepté des hausses de prix de la part de tous nos fournisseurs, pour atteindre un prix compris entre 370 euros et 375 euros les 1 000 litres et ce, dès le 1er mars 2019. Si les transformateurs tiennent leurs engagements, les achats négociés par Envergure représenteront une hausse de 1 100 euros pour chacun des 30 000 producteurs concernés, à laquelle doivent s'ajouter, bien entendu, la contribution des autres centrales et les hausses convenues dans le cadre des marques de distributeurs (MDD).

Vous l'aurez compris, nous n'avons pas de relation directe avec le monde agricole, mais uniquement avec les grandes marques. S'agissant des autres filières agricoles, nous souhaiterions que les fournisseurs fassent preuve de davantage de transparence sur le prix payé aux producteurs et sur l'origine des matières premières.

Monsieur le rapporteur, vous avez souvent parlé de « prix juste ». Pour nous, un prix juste devrait permettre au producteur de vivre de sa production, à l'industriel de couvrir ses coûts de production et ses investissements, au distributeur de couvrir ses coûts de distribution et de dégager des marges de manoeuvre pour préparer l'avenir. Pour le consommateur, qui est au bout de la chaîne et se pose en quelque sorte en juge de paix, le prix juste est souvent le prix le plus bas.

Contrairement à la description qu'en font la presse et certains observateurs, la guerre des prix n'est pas dirigée contre les fournisseurs ou les producteurs ; elle est simplement le moyen, pour un distributeur, de prendre des parts de marché à ses concurrents, étant entendu que le consommateur est volatil, peut changer de magasin ou modifier sa fréquence d'achat en fonction de ce paramètre. Vous le constatez chaque jour, les distributeurs qui ne font pas du prix un critère essentiel se trouvent rapidement disqualifiés du marché de la distribution.

La « guerre des prix » pourrait même s'intensifier dans le contexte concurrentiel actuel. Les discounters allemands intègrent de plus en plus de produits de marques connues dans leurs magasins, uniquement concentrées sur des 20-80, à des prix encore plus bas que la distribution classique. Dans le même temps, de nouveaux acteurs arrivent sur le marché, tels Action, qui s'est hissé très rapidement au troisième rang des enseignes préférées des Français. De son côté, le e-commerce est à même de préempter des catégories alimentaires, comme il l'a fait précédemment sur le non-alimentaire et le risque est assez grand de voir des géants comme Amazon s'emparer de marchés alimentaires basiques de la grande consommation. Enfin, la concurrence est exacerbée par le jeu des comparateurs de prix.

Il est vrai que les relations avec les fournisseurs peuvent être compliquées, mais ce n'est pas toujours le cas. Certaines se déroulent dans un cadre tout à fait normal et chacun peut y trouver son compte. Les box de négociation ont fait l'objet de diverses descriptions lors des auditions précédentes. Envergure ne dispose pas de box mais de grandes salles de réunion, climatisées, avec eau, café et matériel de projection à disposition. Les mots « intimidation », « maltraitance », « harcèlement » qui ont été prononcés lors de ces auditions ne correspondent pas davantage à nos pratiques. Nous pouvons nous opposer à nos fournisseurs sur des politiques commerciales, mais toujours en respectant le cadre qui est le nôtre, celui du respect des hommes et des entreprises. Nos équipes ont pour objectif la qualité de la relation avec les fournisseurs.

Nous avons beaucoup entendu parler de « déréférencement abusif ». Là encore, nous ne nous reconnaissons pas dans ces termes. Le métier de distributeur consiste à opérer des choix et la distribution est ainsi faite que, tous les ans, des produits sortent. Nielsen vous l'a indiqué, 1 300 produits référencés sortent chaque mois, du fait du renouvellement des gammes, pour faire la place à l'innovation et répondre aux attentes des consommateurs. Lorsque des arrêts de gamme sont décidés, nous respectons le cadre légal du préavis.

Il est faux de dire que les négociateurs connaissent les conditions de toute la distribution. Chez Envergure, nous n'avons pas de contact avec les autres centrales d'achat, ni avec Horizon, ni avec Leclerc, ni avec Intermarché.

Lorsque les industriels déclarent que les prix baissent de façon continue depuis cinq ans, ils donnent une vision agrégée qui ne tient pas compte des différentes hausses et baisses de prix. Tous les fournisseurs n'ont pas subi une baisse de prix ces cinq dernières années. Je tiens à vous dire, dans cette audition qui est publique, qu'Envergure a signé cette année des hausses de prix avec près de 40 % de ses fournisseurs. Il existe donc des hausses et des baisses de prix, le tout donne un équilibre.

Par ailleurs, on n'évoque jamais les produits d'innovation ou de rénovation et le renouvellement des gammes, gérés par les fournisseurs, qui créent de la valeur et ne sont pas pris en compte dans la mesure de la désinflation.

Parallèlement à la guerre des prix, dont on parle beaucoup, il faut savoir qu'il existe une guerre des marques. L'objectif des industriels, en interne, est de prendre des parts de marché à leurs concurrents : ainsi, certaines baisses de prix sont formulées pour prendre de la place, au détriment d'autres grandes marques, de MDD et de marques de PME parfois.

A contrario, certaines multinationales nous obligent à détenir des gammes et nous soumettent à des CGV quelquefois très contraignantes, en contrepartie d'une remise suffisante pour pratiquer le prix de vente qui est celui du marché.

Je rappelle que toutes les études montrent que le prix est un facteur de choix essentiel. Le consommateur, très volatil, choisit souvent son magasin selon ce critère, le pouvoir d'achat étant au coeur de ses préoccupations. Pour satisfaire cette attente et faire face aux nouvelles formes de commerce très agressives – e-commerce ou soldeurs-déstockeurs – , la grande distribution n'a d'autre choix que d'être dans le match du prix. Bien sûr, le prix n'est pas un paramètre suffisant, mais il est indispensable.

Nous défendons un modèle de distribution qui propose un choix très large, valorise l'innovation, met en avant les marques et facilite la diffusion des produits. Ce modèle a permis le développement de l'agroalimentaire en France, il emploie des centaines de milliers de salariés – Carrefour est le premier employeur privé en France, U Enseigne compte pas moins de 70 000 salariés, pour ne parler que des emplois directs. C'est en quelque sorte pour défendre ce modèle que Carrefour et U ont décidé de créer la centrale Envergure.

Le rapport de force n'est pas tout à fait celui que vous pensez, puisqu'il n'est pas aussi favorable à la distribution. Il ne faut pas considérer le marché PGC comme un gros marché avec quatre centrales d'achat, mais le regarder catégorie par catégorie. Vous vous apercevrez alors que dans chacune d'entre elle, deux ou trois fournisseurs, trois grandes marques nationales ou internationales au maximum réalisent l'essentiel du chiffre d'affaires des produits de marque en France. Il n'existe qu'un fournisseur en cola, qu'une marque en pâte à tartiner, qu'un fournisseur pour le maquillage, la coloration ou encore les couches ; même chose pour le rasage et les frites. Deux grands fournisseurs se partagent le marché de la confiserie ; c'est également le cas pour les céréales, les chips, le fromage ou le lait infantile. Les centrales d'achat ne négocient qu'avec trois fournisseurs pour ce qui est des bières, du café, des biscuits, des jus de fruits et des yaourts !

Sans négociation, les prix auraient augmenté de 15 à 20 % ces cinq dernières années, car tous les ans, les fournisseurs demandent – de façon agrégée là encore – une hausse comprise entre 3 et 4 %.

En revanche, nous avons conscience que les filières agricoles doivent être soutenues par l'ensemble des acteurs de la filière. Nous considérons que le rôle de l'industrie et du commerce est de trouver le juste équilibre pour répondre à cet objectif. C'est la raison pour laquelle nous estimons que la loi EGAlim est l'occasion de travailler en confiance et en transparence avec les industriels impliqués dans la transformation des produits agricoles.

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