La séance est ouverte à seize heures quarante.
Nous accueillons M. Stéphane Vaudoit, président d'Envergure et M. Bruno Cazorla, directeur général.
Cette audition, publique, pourra cependant faire l'objet d'une partie à huis clos si les sujets abordés sont bien d'ordre confidentiel. Les retransmissions, les photos et les enregistrements audio seront alors interdits ; un compte-rendu sera néanmoins établi mais il ne sera pas, pour cette partie, annexé au rapport de M. Grégory Besson-Moreau.
Je rappelle que la commission d'enquête est souveraine dans l'organisation de ses travaux et que le secret des affaires ne lui est pas opposable.
Messieurs, avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter serment.
MM. Vaudoit et Cazorla prêtent serment
Merci de nous recevoir dans le cadre de cette commission d'enquête sur la grande distribution. Envergure a été créée en octobre 2018, suite à la conclusion d'un partenariat à l'achat par Carrefour et Système U. Elle est en charge de la négociation des produits de grandes marques nationales et internationales.
La concurrence qui s'exacerbe en France depuis plusieurs années a conduit les distributeurs à se regrouper pour mieux négocier auprès des grandes marques, souvent en situation de monopole ou de duopole sur leur catégorie de marché. Si l'objectif est de rester concurrentiel dans le domaine de la distribution classique, il s'agit aussi de répondre aux défis que représentent le commerce sur internet, avec Amazon aujourd'hui et Alibaba, demain, mais aussi l'apparition de nouveaux types de magasins discount, comme Lidl ou Action.
Envergure est en charge de la négociation auprès des grandes marques uniquement, soit 83 fournisseurs, dont 70 officient sur le marché des produits de grande consommation (PGC). Il faut savoir que ceux qui ont affaire aux quatre centrales d'achat sont les plus grands des fournisseurs – nous parlons de Coca-Cola, de Kellog's, de Ferrero, d'Unilever, de Nestlé ou encore d'un Procter & Gamble. Ils représentent 75 % des produits de marque vendus en France. Ils réalisent dans le monde un chiffre d'affaires de plus de 1 000 milliards d'euros, quand Carrefour et U réalisent avec eux 12 milliards d'euros à l'achat, soit 17 % de leur chiffre d'affaires en France.
La grande majorité des 15 000 fournisseurs avec qui travaillent Carrefour ou U bénéficient de nombreux débouchés : l'ensemble de la grande distribution, qui reste très atomisée, avec plusieurs centrales – Carrefour, Leclerc, Intermarché, Casino, Auchan, Lidl, Metro pour la restauration hors domicile (RHD) – ; les nouveaux acteurs de la distribution – Amazon, Vente-privée, Grand Frais, Costco, Action, Netto, Stokomani – ; le marché de la RHD, qui pèse 85 milliards d'euros en France – contre 100 milliards pour la grande consommation, selon les chiffres Nielsen.
Envergure négocie avec les fournisseurs les plans d'affaires pour Carrefour et U Enseigne. Les plans d'affaires décrivent, sur une période d'un an, les gammes de produits, leur diffusion dans chacun des formats de magasins – Hyper U, Super U, Carrefour Market ou Carrefour City – les innovations qui seront retenues et diffusées, le chiffre d'affaires projeté et le volume prévisionnel.
L'objectif est de rationaliser les échanges avec les fournisseurs, de leur apporter une meilleure visibilité sur leur activité globale dans nos enseignes et d'assurer un accompagnement dans la mise en oeuvre des plans d'affaires. En contrepartie, nous entendons bénéficier de prix d'achat compétitifs – c'est la raison d'être de notre centrale.
La simplification et une meilleure connaissance des volumes prévisionnels permettent aux fournisseurs de construire, de planifier et d'optimiser leur activité sur l'année.
Les négociations de 2019 n'ont pas été simples. Le paysage des centrales a encore changé : Carrefour et U ont créé Envergure ; Auchan Retail, le groupe Casino, Metro et Schiever se sont alliés au sein d'Horizon ; Eurelec continue à délocaliser ses négociations avec les grands fournisseurs ; Intermarché négocie désormais avec Francap. Le cadre législatif a évolué. Et les consommateurs sont toujours à la recherche de prix bas, de bonnes affaires, comme en témoignent le succès de discounters allemands ou néerlandais – Lidl, Action –, du e-commerce qui est en train de développer la partie l'alimentaire, des soldeurs discounters qui déploient rapidement des réseaux de plusieurs centaines de magasins.
Parallèlement, les dépenses alimentaires, mesurées par les panélistes, demeurent globalement stables depuis plusieurs années, entre - 0,5 % et + 0,5 %.
Ces facteurs exacerbent la concurrence entre distributeurs, mais aussi entre industriels. De plus, l'appétence croissante des consommateurs pour des produits locaux, sains, bio, à l'opposé de ce que peuvent représenter les grandes marques, oblige les distributeurs à opérer des choix dans des linéaires qui restent contraints.
Les négociations ont débouché sur une quasi-stabilité des prix cette année, avec une baisse globale des prix de - 0,4 %, selon l'Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA). En outre, les grandes marques ont bénéficié de la limitation de la promotion par la loi EGAlim : les fournisseurs ont ainsi réalisé des économies.
Notre vision de la collaboration commerciale avec les fournisseurs reflète les relations que Carrefour et U ont entretenues jusqu'à aujourd'hui avec eux. Il ne s'agit pas d'enseignes prédatrices sur les prix, mais elles se trouvent malgré tout dans l'obligation de rester dans les prix de marché. Ce que nous souhaitons, c'est partager la réussite entre distributeurs et industriels et privilégier des relations collaboratives.
Pour une parfaite transparence, je me permets de citer les valeurs que nous avons définies au sein d'Envergure et dont nous avons fait part aux fournisseurs : exigence – dans le respect des règles juridiques, tous nos collaborateurs y sont formés, et dans la qualité de la relation avec les fournisseurs – ; performance – dans un univers concurrentiel, nos objectifs sont autant quantitatifs que qualitatifs – ; respect – à l'égard des collaborateurs et des fournisseurs – ; confiance – qu'il nous faut inspirer à nos fournisseurs pour la tenue des plans d'affaires et des engagements.
Je souhaite revenir sur trois sujets que votre commission a abordés, ce qui me permettra d'évoquer les actions concrètes menées par sein d'Envergure. La loi EGAlim a été grandement décriée avant même sa mise en oeuvre, mais pour nous qui représentons deux enseignes moteur dans sa conception, son premier bilan est positif.
La loi EGAlim a permis d'aborder plus sereinement les relations avec les industriels, qui représentent le monde agricole et en sont proches. Nous avons conclu, chaque fois que nécessaire, des accords avec des hausses de prix pour revaloriser la production. Nous l'avons fait pour les produits laitiers, les produits à base de pommes de terre et les produits à base de blé français, alors même qu'une forte baisse des cours dans ce secteur est survenue en début d'année.
Seul bémol, nous avons eu du mal à obtenir des transformateurs la transparence sur l'origine des produits et sur le ruissellement, censé opérer à 100 % dans les termes et les échelles convenus avec les industriels.
Pour prendre l'exemple de la filière laitière, nous avons accepté des hausses de prix de la part de tous nos fournisseurs, pour atteindre un prix compris entre 370 euros et 375 euros les 1 000 litres et ce, dès le 1er mars 2019. Si les transformateurs tiennent leurs engagements, les achats négociés par Envergure représenteront une hausse de 1 100 euros pour chacun des 30 000 producteurs concernés, à laquelle doivent s'ajouter, bien entendu, la contribution des autres centrales et les hausses convenues dans le cadre des marques de distributeurs (MDD).
Vous l'aurez compris, nous n'avons pas de relation directe avec le monde agricole, mais uniquement avec les grandes marques. S'agissant des autres filières agricoles, nous souhaiterions que les fournisseurs fassent preuve de davantage de transparence sur le prix payé aux producteurs et sur l'origine des matières premières.
Monsieur le rapporteur, vous avez souvent parlé de « prix juste ». Pour nous, un prix juste devrait permettre au producteur de vivre de sa production, à l'industriel de couvrir ses coûts de production et ses investissements, au distributeur de couvrir ses coûts de distribution et de dégager des marges de manoeuvre pour préparer l'avenir. Pour le consommateur, qui est au bout de la chaîne et se pose en quelque sorte en juge de paix, le prix juste est souvent le prix le plus bas.
Contrairement à la description qu'en font la presse et certains observateurs, la guerre des prix n'est pas dirigée contre les fournisseurs ou les producteurs ; elle est simplement le moyen, pour un distributeur, de prendre des parts de marché à ses concurrents, étant entendu que le consommateur est volatil, peut changer de magasin ou modifier sa fréquence d'achat en fonction de ce paramètre. Vous le constatez chaque jour, les distributeurs qui ne font pas du prix un critère essentiel se trouvent rapidement disqualifiés du marché de la distribution.
La « guerre des prix » pourrait même s'intensifier dans le contexte concurrentiel actuel. Les discounters allemands intègrent de plus en plus de produits de marques connues dans leurs magasins, uniquement concentrées sur des 20-80, à des prix encore plus bas que la distribution classique. Dans le même temps, de nouveaux acteurs arrivent sur le marché, tels Action, qui s'est hissé très rapidement au troisième rang des enseignes préférées des Français. De son côté, le e-commerce est à même de préempter des catégories alimentaires, comme il l'a fait précédemment sur le non-alimentaire et le risque est assez grand de voir des géants comme Amazon s'emparer de marchés alimentaires basiques de la grande consommation. Enfin, la concurrence est exacerbée par le jeu des comparateurs de prix.
Il est vrai que les relations avec les fournisseurs peuvent être compliquées, mais ce n'est pas toujours le cas. Certaines se déroulent dans un cadre tout à fait normal et chacun peut y trouver son compte. Les box de négociation ont fait l'objet de diverses descriptions lors des auditions précédentes. Envergure ne dispose pas de box mais de grandes salles de réunion, climatisées, avec eau, café et matériel de projection à disposition. Les mots « intimidation », « maltraitance », « harcèlement » qui ont été prononcés lors de ces auditions ne correspondent pas davantage à nos pratiques. Nous pouvons nous opposer à nos fournisseurs sur des politiques commerciales, mais toujours en respectant le cadre qui est le nôtre, celui du respect des hommes et des entreprises. Nos équipes ont pour objectif la qualité de la relation avec les fournisseurs.
Nous avons beaucoup entendu parler de « déréférencement abusif ». Là encore, nous ne nous reconnaissons pas dans ces termes. Le métier de distributeur consiste à opérer des choix et la distribution est ainsi faite que, tous les ans, des produits sortent. Nielsen vous l'a indiqué, 1 300 produits référencés sortent chaque mois, du fait du renouvellement des gammes, pour faire la place à l'innovation et répondre aux attentes des consommateurs. Lorsque des arrêts de gamme sont décidés, nous respectons le cadre légal du préavis.
Il est faux de dire que les négociateurs connaissent les conditions de toute la distribution. Chez Envergure, nous n'avons pas de contact avec les autres centrales d'achat, ni avec Horizon, ni avec Leclerc, ni avec Intermarché.
Lorsque les industriels déclarent que les prix baissent de façon continue depuis cinq ans, ils donnent une vision agrégée qui ne tient pas compte des différentes hausses et baisses de prix. Tous les fournisseurs n'ont pas subi une baisse de prix ces cinq dernières années. Je tiens à vous dire, dans cette audition qui est publique, qu'Envergure a signé cette année des hausses de prix avec près de 40 % de ses fournisseurs. Il existe donc des hausses et des baisses de prix, le tout donne un équilibre.
Par ailleurs, on n'évoque jamais les produits d'innovation ou de rénovation et le renouvellement des gammes, gérés par les fournisseurs, qui créent de la valeur et ne sont pas pris en compte dans la mesure de la désinflation.
Parallèlement à la guerre des prix, dont on parle beaucoup, il faut savoir qu'il existe une guerre des marques. L'objectif des industriels, en interne, est de prendre des parts de marché à leurs concurrents : ainsi, certaines baisses de prix sont formulées pour prendre de la place, au détriment d'autres grandes marques, de MDD et de marques de PME parfois.
A contrario, certaines multinationales nous obligent à détenir des gammes et nous soumettent à des CGV quelquefois très contraignantes, en contrepartie d'une remise suffisante pour pratiquer le prix de vente qui est celui du marché.
Je rappelle que toutes les études montrent que le prix est un facteur de choix essentiel. Le consommateur, très volatil, choisit souvent son magasin selon ce critère, le pouvoir d'achat étant au coeur de ses préoccupations. Pour satisfaire cette attente et faire face aux nouvelles formes de commerce très agressives – e-commerce ou soldeurs-déstockeurs – , la grande distribution n'a d'autre choix que d'être dans le match du prix. Bien sûr, le prix n'est pas un paramètre suffisant, mais il est indispensable.
Nous défendons un modèle de distribution qui propose un choix très large, valorise l'innovation, met en avant les marques et facilite la diffusion des produits. Ce modèle a permis le développement de l'agroalimentaire en France, il emploie des centaines de milliers de salariés – Carrefour est le premier employeur privé en France, U Enseigne compte pas moins de 70 000 salariés, pour ne parler que des emplois directs. C'est en quelque sorte pour défendre ce modèle que Carrefour et U ont décidé de créer la centrale Envergure.
Le rapport de force n'est pas tout à fait celui que vous pensez, puisqu'il n'est pas aussi favorable à la distribution. Il ne faut pas considérer le marché PGC comme un gros marché avec quatre centrales d'achat, mais le regarder catégorie par catégorie. Vous vous apercevrez alors que dans chacune d'entre elle, deux ou trois fournisseurs, trois grandes marques nationales ou internationales au maximum réalisent l'essentiel du chiffre d'affaires des produits de marque en France. Il n'existe qu'un fournisseur en cola, qu'une marque en pâte à tartiner, qu'un fournisseur pour le maquillage, la coloration ou encore les couches ; même chose pour le rasage et les frites. Deux grands fournisseurs se partagent le marché de la confiserie ; c'est également le cas pour les céréales, les chips, le fromage ou le lait infantile. Les centrales d'achat ne négocient qu'avec trois fournisseurs pour ce qui est des bières, du café, des biscuits, des jus de fruits et des yaourts !
Sans négociation, les prix auraient augmenté de 15 à 20 % ces cinq dernières années, car tous les ans, les fournisseurs demandent – de façon agrégée là encore – une hausse comprise entre 3 et 4 %.
En revanche, nous avons conscience que les filières agricoles doivent être soutenues par l'ensemble des acteurs de la filière. Nous considérons que le rôle de l'industrie et du commerce est de trouver le juste équilibre pour répondre à cet objectif. C'est la raison pour laquelle nous estimons que la loi EGAlim est l'occasion de travailler en confiance et en transparence avec les industriels impliqués dans la transformation des produits agricoles.
Envergure est-elle une centrale d'achat ou de négociation ? Ne voyez-vous pas une anomalie dans le fait que Carrefour et le groupe U se soient regroupés à l'achat, alors que ce sont des concurrents – du moins aux yeux des consommateurs ? Cela n'inspire-t-il pas une certaine méfiance dans vos rangs ? D'ailleurs, je crois savoir, monsieur Vaudoit, que vous venez de Carrefour, quand M. Cazorla a travaillé pour le groupe U.
Envergure a été créée en octobre 2018, après un accord conclu au mois de mars. Les deux enseignes, effectivement concurrentes à la vente, mais dont les valeurs sont proches et les contributions au monde agricole similaires, ont décidé de se réunir à l'achat. Elles ont signé un partenariat composé de plusieurs volets, dont l'un concerne la négociation avec les grandes marques nationales et internationales, ce qui a donné lieu à la création d'Envergure. Les présidents de U et de Carrefour évoqueront sans doute devant vous les autres volets, dont certains sont en lien direct avec le monde agricole.
Envergure est une centrale de négociation : nous n'achetons pas directement les produits, nous négocions auprès des fournisseurs les plans d'affaires écrits d'un côté par Carrefour, de l'autre par U. Ce sont les groupes qui achètent les produits. Les groupes ont souhaité ce partenariat pour demeurer compétitifs dans un contexte de concurrence exacerbée, éviter de se trouver isolés lorsque d'autres alliances à l'achat se formaient, et allier leurs forces pour mieux négocier avec les grandes multinationales. Pour autant, ces entreprises restent indépendantes et concurrentes sur le front de vente. Les deux enseignes n'échangent pas sur leurs politiques commerciales, par ailleurs fort différentes, ni sur leurs politiques de prix afin de respecter pleinement le libre jeu de la concurrence.
Ne voyez-vous pas un risque de collusion entre ces deux enseignes concurrentes ? Les négociations, que vous assurez, se conduisent-elle en parallèle des procédures d'achat ou entrez-vous en contact avec les fournisseurs une fois les achats terminés ? Prenons à nouveau l'exemple de la filière laitière : que négociez-vous après que Carrefour a acheté son lait et son fromage et que Système U a fait de même ? Je ne vois pas bien ce que vous faites, hormis mener la « guerre des prix » et extraire de l'argent de la filière. C'est ainsi que je comprends les choses : au nom du sacro-saint prix bas, vous essayez d'obtenir de l'argent de l'industriel, lequel se tourne vers le maillon « amont », le producteur, et lui demande de prendre en compte le fait qu'il a déjà vendu son lait aux acheteurs de U et de Carrefour. Que négociez-vous donc, qui ne se négociait pas avant octobre 2018 ?
Un dossier a été déposé courant 2018 auprès de l'Autorité de la concurrence, qui s'est assurée que la création de cette centrale répondait aux règles du droit de la concurrence. Aucune observation ou remarque particulière n'a été formulée à cette occasion. Pour autant, une enquête est en cours ; elle fournira des éléments dans quelques mois ou quelques années s'il y a matière à observer une éventuelle faille dans le respect des règles de la concurrence.
Vous savez qu'en matière de négociation, le cadre législatif est assez rigide, voire lourd par rapport à celui en vigueur dans d'autres pays. Les négociations commerciales doivent être formalisées dans un contrat-cadre, qui régit pour un an ce que la loi appelle le « prix convenu ». De fait, la négociation, qui se déroule d'octobre à mars, précède toujours l'acte d'achat – qui se résume à commander et à régler un produit.
Je formule autrement mes questions : qu'est-ce que la création d'Envergure a changé pour ceux qui vendaient déjà des produits à Carrefour et à Système U avant octobre 2018 ? La phase de négociation intervient-elle avant, pendant la phase d'achat ou une fois celle-ci achevée ?
La centrale a été créée en octobre 2018, et c'est à partir de ce moment-là que nous avons engagé les discussions avec nos fournisseurs. Les négociations avec chacun des fournisseurs durent jusqu'à la fin du mois de février, elles concernent les plans d'affaires qui seront mis en place chez Carrefour et chez U, les conditions et les évolutions de prix.
Les enseignes ne mènent pas de négociations en parallèle. Carrefour ne négocie pas avec ses fournisseurs, et U pas davantage L'entité de référence pour la négociation avec les 70 fournisseurs de la grande consommation est désormais Envergure.
Doit-on en déduire que c'est vous qui donnez le feu vert pour acheter ? Je n'ai toujours pas saisi la différence entre ce qui se passait avant et ce qui se passe maintenant. Vous avez expliqué qu'Envergure est une centrale de négociation. Si j'ai bien compris, comparée aux autres, elle fait figure de « gentil » - si l'on peut utiliser un tel mot pour le secteur de la distribution !
Je répète la question du président, pourtant très claire : quelle est votre plus-value dans la négociation ? Carrefour et U ne savaient-ils pas négocier avant la création d'Envergure, étaient-ils incompétents dans ce domaine ? Peut-être n'apportez-vous rien de plus, hormis la possibilité de mettre un peu plus de pression sur l'industrie agroalimentaire pour faire encore chuter les prix ?
Et qu'apportez-vous de plus aux consommateurs ? Vous nous avez expliqué que les deux enseignes s'étaient organisées parce que les autres concluaient des alliances, dans un contexte de concurrence exacerbée.
Toutes les centrales d'achat passent par une phase de négociation, sur les assortiments, les innovations, le « publi-promotionnel ». Il y a ensuite la phase d'achat, puis les produits rentrent, font l'objet d'animations. Envergure se situe en amont de la phase de négociation. Bien évidemment, les deux enseignes savent négocier, mais lorsque l'on représente 10 ou 20 % d'un marché en évolution, on se pose des questions sur sa capacité à peser dans la négociation.
Car c'est bien la question que vous posez : « Êtes-vous là pour peser dans la négociation ? ». Si les enseignes ont choisi ces 70 fournisseurs, c'est parce qu'il existe des produits, incontournables, pour lesquels la négociation ne se passe pas de façon aussi simple. Un grand distributeur ne sera jamais assez important pour imposer des achats, c'est une construction qui doit se faire.
Nous récupérons donc l'ensemble des plans d'affaires, écrits par U et par Carrefour ; cela nous permet de donner à l'industriel une vision globale sur son assortiment dans les deux enseignes, dont les stratégies commerciales sont différentes ; nous lui indiquons quelles sont les innovations qui intéresseront U d'une part, Carrefour de l'autre.
Bien évidemment, Envergure a été créée pour la performance à l'achat. On entend souvent par là le fait de tirer le prix vers le bas : notre objectif est de négocier, et de négocier un meilleur prix. Lorsque l'on voit de nouveaux acteurs comme Action pratiquer des prix de vente comme personne ne sait le faire en France, on imagine qu'il existe encore des marges de négociation. Mais dans le cadre qui nous intéresse, celui du monde agricole, il nous arrive aussi de négocier des hausses tarifaires. Notre mission n'est pas uniquement de négocier des baisses. L'idée est de regarder en quelle proportion la hausse peut se faire : elle a un impact direct sur le prix de vente et un prix de vente en trop forte augmentation peut dérégler un marché. Globalement, nous avons cette volonté d'orienter la négociation aussi bien à la hausse qu'à la baisse, pour obtenir des résultats qui nous semblent équilibrés.
Je n'ai toujours pas saisi votre réponse mais je lirai le compte rendu pour tenter de mieux comprendre. L'industriel, la PME ou la TPE qui veut vendre ses produits imagine qu'il fera plus de volume en ayant affaire à la fois à Carrefour et à U. Prenez-vous des engagements sur les volumes avec tous les fournisseurs ou vous arrive-t-il de négocier des prix sans volume ? C'est une question que je me pose à chaque fois : comment accepter un prix quand, en face, il n'y a pas d'engagement sur le volume ?
Tous les plans d'affaires contiennent un engagement sur le volume, dans la mesure où ils donnent in fine un chiffre d'affaires. L'une des enseignes nous transmet un plan d'affaires associé à un chiffre d'affaires – donc à un volume. Nous recevons alors l'industriel, et ce que nous contrôlons avec lui, c'est que le plan d'affaires qui est écrit pourra bien produire l'effet escompté, le chiffre que l'enseigne doit aller chercher.
Rien n'est jamais tout à fait sécurisé puisque le marché est volatil. Prenons l'exemple symptomatique des crèmes glacées : vous pouvez vous mettre d'accord sur un chiffre d'affaires, il sera dépassé de beaucoup si la saison est très bonne, et s'effondrera si la saison est médiocre. Définir un chiffre d'affaires revient toujours à prendre un risque. Mais de manière générale, les industriels reconnaissent que Carrefour et U sont des enseignes qui respectent les plans d'affaires conclus et qui se situent globalement dans les chiffres d'affaires annoncés, au côté de celles portées par le vent et des autres, en difficulté.
Nous jouissons d'une certaine reconnaissance pour la qualité de notre travail ; c'est en tout cas ce que les fournisseurs font remonter, je vous invite à le vérifier auprès d'eux.
Les mots ont un sens. Vous élaborez, dites-vous, des plans d'affaires – vous négociez donc les prix, en ayant l'avantage de représenter deux enseignes –, mais vous ne sécurisez jamais le chiffre d'affaires. Pour la représentation nationale, négocier un prix sans sécuriser ou « cranter » un chiffre d'affaires, cela peut paraître bizarre. Comment, en effet, vendre et négocier sans savoir si son chiffre d'affaires sera de 1 million ou de 10 millions ?
Je me suis sans doute mal exprimé. Nous décidons ensemble du chiffre d'affaires que nous devons réaliser. Celui-ci est donc inscrit, en tant qu'objectif, dans les contrats-cadre des enseignes. Toutefois, diverses perturbations peuvent intervenir. L'important, pour un fournisseur – et c'est cela qui détermine la qualité de la relation –, est que les enseignes respectent exactement tout ce qui a été convenu. De fait, le chiffre d'affaires n'est que le résultat des actions qui ont été menées. Or, celles-ci peuvent être perturbées. Lorsque j'étais patron de la filière « Produits de grande consommation » (PGC) chez U, mes collaborateurs étaient « objectivés » sur le niveau de chiffre d'affaires qu'ils positionnaient avec un industriel, précisément pour qu'ils soient attentifs à ce qui est écrit, comptabilisé. Mais, encore une fois, il peut y avoir des phénomènes extérieurs. En tout cas, le chiffre d'affaires est contractualisé. Je suis désolé si je me suis mal exprimé.
J'ajouterai, pour compléter les propos de mon collègue, que le plan d'affaires que nous discutons avec les fournisseurs a beaucoup de valeur pour les industriels – nous ne négocions ni avec des PME ni avec des TPE : notre périmètre ne comprend que des multinationales et des grandes marques nationales. Il comporte des éléments extrêmement détaillés qui permettent d'appréhender, avec le fournisseur, le niveau de chiffre d'affaires objectif que nous pouvons fixer, chiffre d'affaires qui est inscrit dans chaque contrat. C'est en quelque sorte un engagement qui nous lie au fournisseur.
En tout état de cause, le prix, lui, est négocié et ficelé. Comment l'entente avec un industriel peut-elle être cordiale si, alors que le prix est ficelé, le volume, le chiffre d'affaires dont vous avez plus ou moins convenu n'est pas, en fait, respecté ? Certains industriels nous ont dit qu'en définitive, ils n'atteignaient que le tiers ou la moitié du chiffre d'affaires prévu. Il est tout de même très difficile de négocier un prix sans avoir un véritable objectif en matière de volume.
En ce qui nous concerne, les chiffres d'affaires réalisés avec les fournisseurs sont très proches de ceux qui avaient été objectivés. Ceux qui vous ont dit qu'un tiers seulement ou 50 % du chiffre d'affaires qui avait été convenu a été réalisé n'ont pas négocié avec nous, ni même ceux qui n'ont réalisé que 80 % ou 85 % du chiffre prévu. Et si celui-ci n'est réalisé qu'à hauteur de 90 %, c'est parce qu'un accident industriel est survenu et que des facteurs externes – par exemple, une grève logistique empêchant un fournisseur d'honorer les commandes –, qui ne sont pas de sa responsabilité et qui relèvent de la force majeure, sont venus perturber grandement l'activité prévue.
Je souhaiterais connaître les termes dans lesquels sont rédigés les objectifs qui figurent dans les contrats. Aussi, peut-être pourriez-vous communiquer au rapporteur un modèle de contrat pour que nous puissions bien nous rendre compte de la fermeté de votre engagement. Par ailleurs, je souhaiterais savoir si vous négociez également pour l'international.
Si tel est le cas, comment parvenez-vous, sachant que le réseau des enseignes U est « franco-français » et que celui de Carrefour est international, à un équilibre avec vos fournisseurs, dont certains n'interviennent que sur le marché national ?
Pour répondre à votre première question, nous vous communiquerons les contrats pour que vous puissiez apprécier ce qui y est stipulé. En tout état de cause, dans l'esprit, un chiffre d'affaires prévisionnel est fixé avec le fournisseur. De fait, le chiffre d'affaires se réalise à deux. Commercialement, on ne peut pas prendre un engagement d'achat. Si, par exemple, un fournisseur rénove 10 % de ses gammes, nous apprécions la situation ensemble. Il suffit que les produits ne séduisent pas les consommateurs ou n'aient pas le même niveau de performance pour que cela change grandement la donne. Dans l'esprit, il s'agit bien d'un chiffre d'affaires prévisionnel appréhendé de façon collective.
Par ailleurs, pour les négociations internationales, Carrefour dispose d'une centrale internationale, C.W.T., dont vous allez entendre les représentants cette semaine, me semble-t-il. Le mieux serait donc que vous les interrogiez de façon précise, car nos sujets sont dissociés et différents : nous n'avons pas de relation directe avec cette centrale internationale. Nous traitons, quant à nous, les conditions « France », l'activité « France », les plans d'affaires « en France » pour Carrefour et U, alors que la centrale internationale propose à des fournisseurs internationaux des services qui ont vocation à développer leur business à une échelle internationale.
Je souhaiterais connaître le statut juridique de la centrale Envergure. À plusieurs reprises, vous avez évoqué les valeurs qui sont les vôtres ou, tout au moins, dont vous souhaitez qu'elles soient celles d'Envergure : exigence, performance, respect, confiance. Pouvez-vous nous dire quelle est, en définitive, la démarche qui a présidé à la création d'Envergure, au-delà du fait que les autres acteurs de la distribution se sont organisés de cette manière ? Vous avez tenté de nous convaincre que votre centrale était différente, du point de vue de ses objectifs ou de ses valeurs, d'un certain nombre d'autres centrales : en quoi l'est-elle ?
Par ailleurs, pourriez-vous nous nous dire un mot de sa gouvernance ? A priori, elle compte deux membres, U et Carrefour. Vous-même, monsieur le président, avez-vous été nommé ou avez-vous été élu ? Y a-t-il un directoire, des notables, des acteurs ? Nous aimerions en savoir plus sur la centrale Envergure qui, a priori, ne manque pas d'envergure…
Envergure est une société par actions simplifiée (SAS) détenue à parts égales par Carrefour et U. Elle est dirigée par moi-même, qui en suis le président, issu de Carrefour, et par Bruno Cazorla, qui en est le directeur général, issu de U. Dès le début, il a été décidé que la direction serait bicéphale – cela est inscrit dans les statuts – et que serait respectée une sorte de parité, même si les deux acteurs peuvent paraître d'une taille différente sur le marché.
En ce qui concerne la gouvernance, le comité de surveillance, qui élit son président, est composé de six membres – trois d'entre eux viennent de U, les trois autres de Carrefour – qui n'ont aucune activité opérationnelle, liée aux achats ou à la relation avec les fournisseurs, dans chacune des enseignes. Il s'agit de personnes qui exercent leur activité dans les domaines de la finance, du fonctionnel ou du juridique.
Bruno Cazorla et moi-même avons été désignés par nos mandants respectifs, Carrefour et U, qui ont estimé que nous étions compétents et que nous connaissions suffisamment le monde de la grande consommation pour pouvoir piloter cette centrale.
Il est vrai que nous avons choisi nos propres valeurs, indépendamment de celles des deux enseignes, qui souhaitaient que cette centrale soit « différenciante » et différente. Nous avons mis au coeur de notre projet l'humain et la sécurisation de nos enseignes. Ainsi nous avons fait en sorte de nous assurer qu'il n'y aurait pas d'échanges de données illicites entre celles-ci. Le projet a été construit autour de cet aspect juridique important. Nos équipes ont donc suivi deux formations dans ce domaine et nous avons édicté des règles très simples. Par exemple, lorsque l'on est chez U, on ne parle jamais de Carrefour, et vice-versa. Cette règle est la plus simple à mettre en oeuvre et c'est la plus protectrice.
Notre fonction, en tant que président et directeur général, est de protéger nos enseignes de quelque relation illicite que ce soit. Nous avons donc des locaux propres, notre outil informatique est différent de celui des enseignes et comporte des verrous qui empêchent toute erreur d'aiguillage d'un document. Ainsi, un document intitulé « Carrefour » ne peut pas être envoyé à une adresse U, et vice-versa. Nous sommes allés loin dans cette démarche de protection, qui est intégrée dans les objectifs de nos collaborateurs. Nous avons martelé cet impératif, car le risque est grand. Nous avons notamment fait signer un contrat de confidentialité à l'ensemble de nos négociateurs pour que chacun se rende bien compte de l'importance de cet aspect.
Quant aux valeurs, elles ont été choisies par nous et les équipes. C'est la raison pour laquelle on s'attache à cette centrale. Nous essayons d'avoir des relations différentes. Nous ne prétendons pas que tout est rose et que les négociations sont faciles ; ce n'est pas le monde des Bisounours. Nous avons rencontré des difficultés liées, non pas aux relations mais à des oppositions de demandes. Lorsque, à un tarif à + 6, on oppose une demande à moins - 4, on sait qu'il va falloir se rejoindre et trouver un équilibre, ce qui peut être compliqué. En revanche, nous avons insisté sur le discours, la façon d'être, pour essayer de créer une relation.
Nous projetons Envergure dans les cinq années à venir. Nous avons ainsi organisé une grande session au cours de laquelle nous avons expliqué à l'ensemble de nos industriels que nous voudrions nous inscrire, et ce n'est pas gagné, dans une relation beaucoup plus sereine et plus transparente.
Nous verrons ce qu'il en sera, car on observe, dans ce secteur, des mariages, des démariages, des remariages – c'est un peu complexe.
Vous nous confirmez donc que vos interlocuteurs, les fournisseurs avec lesquels vous négociez, sont des groupes industriels internationaux, et non des PME ou des entreprises de taille intermédiaire.
En effet, il ne s'agit que de grandes marques nationales et internationales, dont la liste a été a été établie par nos mandants, Carrefour et U, et déposée, bien entendu, à l'Autorité de la concurrence.
Avant que M. le rapporteur n'aborde de manière plus approfondie la question des négociations, pouvez-vous nous communiquer quelques éléments sur le profil des négociateurs ? Changent-ils régulièrement de centrale, à l'instar des distributeurs ? Quelle est la proportion des négociateurs employés par Envergure qui travaillaient auparavant pour d'autres centrales ?
La moitié des négociateurs composant Envergure viennent de Carrefour, l'autre moitié de U ; il n'y a pas eu d'ajouts externes. Quant aux profils, ils sont de tous types : certains sont ingénieurs agronomes, d'autres sont diplômés d'écoles de commerce ou, comme c'est mon cas, issus du sérail. Oui, il arrive que des négociateurs quittent une centrale pour une autre. Beaucoup d'échanges se font également avec le monde industriel, qui vient souvent chercher des compétences dans la grande distribution.
C'est un monde dans lequel on peut naviguer et changer de carrière. En tout cas, nos profils actuels sont bien issus de nos sociétés mères.
Je vous pose cette question, car une telle situation soulève inévitablement des problèmes de confidentialité, de collusion, de transmission d'informations d'une centrale à une autre. On peut imaginer que si cette union dure cinq ans, au train où vont les choses, au fil des mariages et des remariages, certains négociateurs risquent de rejoindre une autre centrale. Or, lorsque tel est le cas, je suppose qu'ils ne font pas abstraction des éléments d'information en leur possession qui peuvent leur permettre de mener des négociations aiguisées, abruptes, de nature à entretenir cette concurrence exacerbée. Cela suscite tout de même quelques interrogations quant à l'exercice du droit de la concurrence. De ce point de vue, le mouvement des négociateurs est un sujet. Dans certaines activités commerciales, il existe des clauses de non-concurrence, si vous voyez ce que je veux dire.
Il y a en effet un sujet, mais il n'est pas propre aux distributeurs ou aux négociateurs. Pardonnez-moi, mais sans doute avez-vous de ce sujet une vision erronée car, contrairement à ce que vous pensez peut-être, les mouvements d'un distributeur à un autre sont assez rares. Dans ce secteur, le turnover est surtout dû à des départs vers des industriels : 60 % à 80 % de ceux qui quittent un distributeur vont chez un industriel, tandis que 20 % à 40 % partent chez un autre distributeur. Ce type de mouvements est donc assez rare, contrairement à ce qui se passe au sein de l'industrie où, je peux vous l'assurer, ils sont très nombreux. Il vous suffit, pour le constater, d'étudier les profils ou de mandater un cabinet pour mener une étude dans ce domaine. Ainsi, parmi les personnes que vous avez entendues, certaines se sont exprimées au nom d'une grande marque de biscuits mais représentaient peut-être, il y a trois ans, une grande marque de soda. Cela tourne beaucoup, certainement plus que vous ne le pensez.
La variable de vos négociateurs comprend-il une part indexée sur la déflation, le « flat » ou l'inflation des tarifs fournisseurs ? Avez-vous fait évoluer leurs conditions de rémunération entre 2017 et 2019 ou sont-elles restées les mêmes ?
Oui, bien entendu, une part de la rémunération variable est « objectivée », non pas sur la déflation ou l'inflation, mais sur l'évolution des prix que peut négocier un négociateur. En effet, si certains d'entre eux ont pour objectif une baisse des prix, d'autres peuvent avoir pour objectif, notamment dans le cadre d'un marché particulier fortement inflationniste, une hausse de prix maximale à ne pas dépasser. Pour un acheteur – et ce n'est pas propre à la distribution : j'imagine qu'il en va de même pour ceux de la fonction publique –, le prix est forcément une composante essentielle. J'ai évoqué la fonction publique, mais tenons-nous-en à l'industrie : chacun de nos fournisseurs possède un service achat dont les acheteurs ont des objectifs liés à des évolutions de prix, mais, encore une fois, pas forcément à la baisse.
La seconde partie de la rémunération variable dépend de critères purement qualitatifs, qui reposent largement sur le respect, d'une part, des valeurs de notre centrale et, d'autre part, des règles juridiques. Nous nous attachons en effet à valoriser, dans la rémunération de nos négociateurs, la qualité des relations avec nos fournisseurs et le strict respect du cadre juridique.
En ce qui concerne l'évolution de la rémunération, nous ne pouvons pas vous communiquer de référence, puisque c'est la première année d'activité d'Envergure.
Nous verrons ce qu'il en sera l'année prochaine ; pour le moment, nous ne pouvons pas établir de comparaison avec une année précédente.
Tout à l'heure, vous avez indiqué que vous commenciez à moins 4. Votre logique consiste-t-elle à aborder une négociation avec un moins 4 sur une base 100 ?
En ce qui concerne la rémunération variable de vos acheteurs, pourriez-vous me communiquer un document indiquant le nombre de ceux de vos acheteurs qui ont perçu une prime à la déflation, au « flat » ou à l'inflation, et le niveau de ces primes ? Nous pourrons ainsi mieux appréhender la façon dont les États généraux de l'alimentation (EGA) ont été pris en compte puisque, je tiens à le rappeler, une charte de bonnes pratiques a été adoptée à cette occasion.
Nous vous transmettrons l'ensemble des éléments que vous nous avez demandés. En ce qui concerne la logique de déflation, les négociations ne se passent pas tout à fait comme vous l'avez indiqué. Le premier tour de négociations permet généralement d'avoir un échange : l'industriel nous informe de ce qu'il souhaite obtenir, nous tenons compte des remontées des enseignes, une comparaison est établie et nous examinons avec l'industriel l'ensemble du marché. Un travail de prospection sur les prix, la concurrence, l'évolution des marchés et des matières, est réalisé en amont. Il nous permet d'appréhender un niveau. Lorsque, tout à l'heure, j'ai fait allusion à un moins 4, c'était pour illustrer une distension : ce ne sont pas forcément des chiffres réels, surtout lorsque le résultat de la négociation est sans commune mesure avec ces chiffres. Mais, comme je sais que nous sommes écoutés, je préfère ne pas citer de chiffres proches de la réalité.
Toujours est-il que des échanges se font lors des premiers tours de négociation. Ne croyez pas que, lorsqu'un industriel arrive chez Envergure, il s'assoit, on lui demande une déflation et il repart. Il arrive que nous ne puissions absolument pas répondre à certaines des demandes qui nous sont faites. Mais, si un fournisseur a une exigence particulière qui ne figure pas dans le document qui nous a été envoyé, nous la transmettons à l'enseigne pour savoir ce qu'elle en pense et ce qu'elle peut faire. Puis, nous nous revoyons et nous construisons ainsi la négociation au fur à mesure. Celle-ci s'étale donc dans le temps, mais elle est faite de beaucoup d'échanges, qui peuvent être positifs. Il ne s'agit pas d'exiger, pendant une heure, des baisses : encore une fois, il y a un échange qui permet de construire la négociation. Une évolution de chiffre ou de volume peut permettre à un industriel d'investir sur un marché. Ainsi, certains d'entre eux sont arrivés, cette année, avec une volonté d'investir parce qu'ils ont eu de gros temps forts ou parce qu'ils ont une obligation de résultat. Tous les cas de figure existent. En ce qui concerne les hausses, c'est la même chose : un niveau de hausse a été donné et des objectifs ont été fixés, comme à ceux à qui des niveaux de baisse avaient été demandés.
J'ajoute que la négociation démarre sur la base d'un élément : les conditions générales du fournisseur. Avant tout, celui-ci nous présente, chaque année, conformément à la loi, ses nouvelles conditions générales de vente et nous demande une hausse de prix de x %, pour différentes raisons, que l'on peut estimer justifiées ou non, et que nous discutons.
Les marques proposent des baisses de prix, avez-vous dit. Pourriez-vous illustrer ce cas de figure ? En effet, nous avons reçu jusqu'à présent beaucoup d'industriels qui nous ont fait part de leurs innovations.
Vous avez également indiqué que vous aviez consenti des efforts particuliers sur le prix de certains produits, notamment, suite à la loi EGAlim, sur le blé.
De fait, des industriels ont évoqué les investissements très lourds qu'ils avaient réalisés pour aller dans le sens du consommateur – ce qui est également votre volonté : je sais que Carrefour, notamment, fait, avec « Act for Food », un marketing d'enfer sur le « Manger sain » et le « Manger bio ». Pourtant, tous ces industriels nous ont indiqué qu'ils avaient obtenu, au mieux, un « flat » ; pas un seul d'entre eux ne nous a dit qu'il était parvenu à obtenir une hausse de tarifs. Je souhaiterais donc savoir quels types d'industriels vous demandent des hausses de tarifs et comment vous avez accompagné concrètement, après EGAlim, les productions spécifiques, notamment celle du blé.
En ce qui concerne les fournisseurs qui demandent des baisses de prix, ne nous racontons pas d'histoires, c'était un exemple : chaque année, ils demandent des hausses de prix. Néanmoins, il arrive que, dans le jeu de la négociation, certains d'entre eux proposent rapidement des baisses de prix moyennant des contreparties. Je vais vous citer un exemple concret. Cette année, les prix d'achat du café sont en forte baisse. Les industriels du secteur sont donc capables de proposer, très rapidement, des baisses de prix pour que davantage de produits soient diffusés dans les magasins. Vous pourrez le vérifier auprès des fournisseurs concernés.
Par ailleurs, vous nous dites qu'aucun fournisseur n'est parvenu à obtenir une hausse de prix. Nous avons vu la liste de ceux qui ont été auditionnés à huis clos par votre commission ; nous négocions avec presque une trentaine d'entre eux. Nous ne nous sommes pas amusés à faire le compte mais, nous vous l'avons dit en introduction, nous avons négocié des hausses de prix avec près de 40 % de nos fournisseurs, et je serais surpris que la proportion ne soit pas la même en ce qui concerne ces trente fournisseurs.
Lorsque vous dites que 40 % de ces fournisseurs ont obtenu des hausses de prix, ces hausses concernent-elles leur chiffre d'affaires ou certaines de leurs références ? Ou plutôt – comparons des pommes avec des pommes – sur une base 100, sommes-nous aujourd'hui en déflation ou en inflation ?
Pour être très précis, nous vous avons indiqué que près de 40 %, et non 40 %, des fournisseurs avaient obtenu une hausse de prix, laquelle porte sur leur volume d'activité globale. Il ne s'agit donc pas de quelques références : sur l'ensemble du chiffre d'affaires que nous réalisons avec eux, près de 40 % des fournisseurs ont négocié avec nous des hausses de prix.
Par ailleurs, je ne crois pas que les fournisseurs qui transforment des produits majoritairement composés de blé – pâtes, viennoiserie, en particulier le pain de mie… – aient subi une baisse de prix – je précise que je parle de blé français. Les prix sont soit stables, soit en hausse. Encore une fois, on ne peut pas vous donner d'informations précises ou nominatives sur des fournisseurs.
Elle s'inscrit dans ce qu'a donné l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Sur une base 100, on constate une légère déflation. Lorsque nous avons évoqué une régulation, nous pensions à la loi EGAlim, qui permet aux industriels de récupérer une importante somme d'argent qui n'est pas investie dans le « publi-promo ». L'équilibre se fait ainsi. Selon l'Observatoire des prix et des marges, la déflation moyenne, en France, est de 0,40, mais une partie n'a jamais été comptabilisée et ne le sera pas ; je veux parler de celle qui correspond à la récupération de masses de mandats liée à un investissement beaucoup moins important dans les Nouveaux instruments promotionnels (NIP). Or, cette partie est intéressante, me semble-t-il, pour les industriels.
Cependant, vous ne la verrez pas dans le niveau de déflation ou d'inflation corrélé : il faudrait appairer les deux éléments pour connaître le niveau exact de déflation.
La centrale Envergure a été créée en octobre 2018. Nous vous avons demandé de nous communiquer son chiffre d'affaires, que vous nous avez transmis mais que je vais volontairement taire car c'est un élément confidentiel. Cependant, pouvez-vous nous dire comment ce chiffre d'affaires, qui correspond à deux mois et demi d'activité, se décompose-t-il et comment vous le qualifiez, au regard notamment du nombre de collaborateurs qui y ont contribué ? Comment une centrale de négociation peut-elle réaliser un tel chiffre d'affaires en seulement deux mois et demi d'activité ?
Nous avons en effet répondu à votre demande en vous fournissant le chiffre d'affaires sorti des comptes de notre centrale. Et, pour éviter toute incompréhension, nous avions précisé le volume d'activité du chiffre d'affaires réalisé par nos mandants, Carrefour et U, avec les fournisseurs concernés. Le chiffre d'affaires réalisé par notre centrale correspond, en fait, à des coûts de fonctionnement, que nous refacturons à nos mandants, comme cela est prévu dans nos statuts. Nous n'avons pas de relations financières avec nos fournisseurs. Nous ne leur adressons donc pas de facturations ; celles-ci sont adressées à Carrefour et U, qui doivent prendre en charge les coûts de fonctionnement de la centrale.
Ce chiffre d'affaires est-il composé exclusivement des coûts de fonctionnement de la centrale Envergure ?
Oui, tels qu'ils sont prévus dans les statuts et déposés à l'Autorité de la concurrence. C'est un chiffre d'affaires qu'on peut qualifier de petit.
En deux mois, c'est un beau chiffre d'affaires ! Certes, tout dépend d'où l'on se situe, mais tout de même, ramené au nombre de collaborateurs, vous rendez-vous compte ?
Je vous propose que nous poursuivions à huis clos afin que vous puissiez nous expliquer plus précisément le fonctionnement de votre centrale.
L'audition se poursuit à huis clos
L'audition reprend de façon publique
Nous allons maintenant évoquer les déréférencements et les arrêts de commandes. Le groupe Envergure a-t-il pu recourir, pour obtenir un prix dans le cadre de négociations, à la possibilité de ne pas référencer ou de déréférencer certaines catégories de produits chez Carrefour ou Système U ? Avez-vous arrêté des commandes et, si tel est le cas, les avez-vous reprises ou avez-vous à nouveau référencé les produits concernés une fois le prix ciblé obtenu ?
La pratique que vous décrivez là a pu avoir cours ; elle a été dénoncée, il y a quelques années, par l'Institut de liaisons et d'études des industries de consommation (ILEC), par exemple. En ce qui concerne Envergure, cette année, nous n'avons appliqué à aucun fournisseur des dispositifs tels que ceux que vous venez de décrire, à savoir un déréférencement des produits ou un arrêt temporaire des commandes destinés à faire pression sur le fournisseur et à obtenir son accord.
En revanche, des évolutions de gamme peuvent intervenir : chaque mois, certains produits ne sont plus vendus dans nos magasins et, chaque mois, des produits sont référencés. Ce n'est pas parce que nous sommes en période de négociation, entre décembre et février, qu'aucun produit n'est référencé ou arrêté : même pendant cette période-là, la vente de certains produits est arrêtée et des innovations fournisseurs sont référencées.
Je vais poser ma question différemment. Si, dans le cadre des négociations, le prix que vous avez ciblé n'est pas atteint, menacez-vous l'industriel de l'agroalimentaire de déréférencer ses produits ou d'interrompre les commandes pendant six mois ? Je vous rappelle que cette audition est publique. Je ne dis pas que le monde industriel est venu se plaindre ; je me pose la question, car j'ai peut-être entendu cela de la part de certains industriels, qui ressentent cette menace dans les boxes de négation – peut-être, du reste, n'êtes-vous pas au courant. Vos acheteurs recourent-ils, de temps à autre, à la menace de déréférencer ou d'arrêter une commande ?
On peut tout appeler menace. Globalement, la négociation a pour objet de trouver un équilibre à une proposition économique. Le choix, in fine, dépend donc de l'enseigne, qui fera en sorte de proposer l'offre la plus performante possible, du point de vue des consommateurs et des tarifs. Prenons deux intervenants d'une même catégorie dont l'un investit beaucoup et l'autre pas du tout : il peut y avoir une modification d'assortiment qui, encore une fois, n'est qu'un choix économique. On peut parler de grands fournisseurs de boisson anisée ou de boissons à base de Cola. Lorsque vous vous passez de ce type d'industriels, ce que certaines enseignes ont fait – ou, dans le sens inverse, lorsque certains industriels se passent de l'enseigne –, vous subissez immédiatement une perte de parts de marché.
Aujourd'hui, l'un des 70 industriels que nous voyons peut se mettre en opposition face à nous, comme nous pouvons nous mettre en opposition face à lui. Le poids dans la négociation est identique et il peut parfois être en notre défaveur. Encore une fois, si l'on se passe de certains produits, on envoie directement des consommateurs chez la concurrence. En effet, des choix s'opèrent. Certains peuvent les présenter comme des contraintes ou des menaces, mais il n'y a aucune menace. Lorsque, pour acheter une voiture, je choisis un garage plutôt qu'un autre, je ne menace personne. C'est une façon de simplifier ce qui est en train de se passer sur ce marché.
Les grandes marques rencontrent aujourd'hui une difficulté majeure, qui n'est pas forcément liée à la négociation : l'attente des consommateurs est complètement différente. De plus en plus le consommateur se recentre sur du produit local, et on constate que les enseignes en général, pas uniquement les nôtres, s'ouvrent à ces produits. Ainsi, y a-t-il énormément de produits qui entrent et, in fine, on a beaucoup moins de place sur un linéaire.
Des choix sont donc opérés en fonction des diverses catégories, cela implique de retenir certains fournisseurs plutôt que d'autre puisque tout le monde ne peut pas entrer dans le même linéaire. Mais, de notre point de vue, parler de menace est un peu fort.
Nous passons effectivement du temps avec nos équipes, dans les box, pour que le ton sur lequel nous nous adressons à nos interlocuteurs ne puisse pas laisser à penser que nous sommes dans la menace ou l'intimidation. Encore une fois, cela n'entre pas dans nos valeurs : et, si les enseignes nous ont choisis, c'est parce que nous ne sommes pas agressifs, et j'espère qu'en vous parlant de nous les industriels vous ont dit que nous ne l'étions pas.
Dans votre réponse à ma question sur l'international, vous avez mentionné C.W.T., qui est une structure de Carrefour. Dans le cadre de négociations internationales, cette centrale vous demande-t-elle d'arrêter certaines commandes ou de ne plus référencer certains produits ?
Je précise que nous ne passons pas de commandes ; ce sont les enseignes qui le font tous les jours et réalisent l'acte d'achat auprès des fournisseurs. Nous n'avons aucune relation directe avec C.W.T. pendant la négociation, et je parle sous serment. En revanche, et vous pourriez approfondir la question avec cette centrale, les enseignes sont en contact direct avec C.W.T.
Lorsque le prix des matières premières fluctue, cela a des conséquences sur les produits ; une renégociation peut alors s'imposer à U ou Carrefour. Cela implique-t-il de facto une renégociation avec la centrale Envergure ? Comment les choses se passent-elles ?
La centrale Envergure ne renégocie pas, seul le nouveau tarif d'un fournisseur peut conduire à une renégociation.
Les cours de la viande de porc, par exemple, sont en forte évolution, bien évidemment les deux industriels de la salaison nous ont soumis un nouveau tarif, et nous avons ouvert à nouveau le débat. Il arrive parfois que des cours baissent, mais nous ne revenons pas pour autant à la négociation.
À quelle période les professionnels de la salaison sont-ils venus vous soumettre cette hausse, en décembre, en janvier ?
Ils sont venus dans le cours du mois de mai, nous les avons reçus et avons très rapidement trouvé un accord.
Vous dont la centrale est récente, que pensez-vous de ce système qui réclame des centrales à tous les niveaux ? Les autorités administratives françaises et européennes ne devraient-elles pas être interpellées ?
Ne sommes-nous pas engagés dans une fuite en avant, dans un cercle infernal, qui, au nom des prix bas conduit l'industriel à négocier avec les distributeurs, ensuite avec une centrale nationale de négociation comme Envergure, puis avec des centrales européennes, échelon au sein duquel peuvent se présenter des centrales d'achat, des centrales de négociation ou encore des centrales de services, etc. ?
Cela vous paraît-il conforme à des valeurs ou des règles d'éthique ayant pour maître mot la qualité des produits proposés aux consommateurs à un prix ; un juste prix comme l'a dit le rapporteur, c'est-à-dire au bon rapport entre le produit et le prix ?
En général, les fournisseurs négocient en France avec une entité qui est une centrale ou un distributeur, et peuvent être amenés à négocier avec une centrale internationale s'ils sont eux-mêmes de grands fournisseurs internationaux.
Vous nous demandez un avis ; on peut considérer que les fournisseurs internationaux qui ont des relations avec les centrales internationales peuvent y trouver leur intérêt et dégager du bénéfice. Envergure ne négocie que les grandes marques nationales et internationales, qui ne négocient pas à un échelon inférieur avec U ou Carrefour. Ces deniers ne négocient qu'avec les autres fournisseurs qui ne traitent pas avec Envergure ; il s'agit des PME qui ne négocient qu'avec les enseignes et à ce seul niveau, donc encore moins à l'échelle internationale.
D'un point de vue extérieur, vous pouvez peut-être y voir un mécanisme complexe à plusieurs étages. Mais je vous dirai que, pour travailler avec la grande distribution « classique » et « historique », un fournisseur peut s'adresser à un des huit ou neuf distributeurs actuellement présents, à une centrale s'il est un fournisseur national ou international important, et, s'il est de dimension internationale, il peut effectivement être conduit à négocier avec une centrale internationale.
Ce n'est donc pas particulièrement complexe, mais peut sembler l'être en fonction de la façon dont c'est appréhendé ou décrit depuis l'extérieur.
En tant que représentants de la nation, nous estimons que ce système nous éloigne beaucoup des valeurs, car lorsque l'on parle de denrées alimentaires, on parle de valeurs nutritionnelles, environnementales et de la responsabilité sociale de l'entreprise. Ce monde nous éloigne sacrément de ce qui est bon pour le consommateur !
Cela au nom du sacro-saint prix bas, car nombre des personnes que nous avons entendues nous ont expliqué que la France était certainement le pays où les négociations commerciales sont les plus rudes.
Les choses sont compliquées pour nous aussi, nous avons entendu que les négociations étaient plus rudes qu'ailleurs en France. Mais je me demande comment elles se passent ailleurs, car, lorsque vous faites le tour de l'Europe et que vous observez de nouveaux distributeurs qui ne sont pas issus de la distribution classique « franco-française », vous constatez qu'ils pratiquent des prix de vente que la distribution française ne peut pas proposer.
C'est là que le cheminement est compliqué. Je considère que notre rôle est de contraindre les hausses demandées par les grands industriels afin d'obtenir des prix justes pour permettre aux gens de faire des économies et de dépenser l'argent ailleurs et d'en faire ce qu'ils souhaitent. Mais beaucoup de PME travaillent avec des entreprises, et le discours et la relation ne sont pas les mêmes. Il existe beaucoup de MDD (Marques de distributeurs), Carrefour ou U, sur l'impulsion de son président de l'époque, Serge Papin, ont ouvert cette ère de distribution différenciée que nous connaissons aujourd'hui ; en fait nous y sommes déjà.
Lorsque les distributeurs passent directement des accords avec le monde agricole, le prix est complètement différent. Vous devez comprendre que, lorsque vous travaillez sur une filière, vous partez du prix du producteur en lui demandant : « Que vous faut-il pour bien vivre, et qu'est-ce qui influe sur votre cours ? ». En général, lorsque l'on parle de porc par exemple, c'est plutôt l'alimentation qui pèse. Nous mettons donc en place des moyens afin de faire en sorte qu'il n'y ait jamais ce genre de souci, car, dans ce contexte nous disposons d'une vision globale du processus. Or, lorsque nous avons affaire à de grands industriels, nous en sommes privés.
C'est pourquoi la loi EGAlim est très importante…
Je reviens aux centrales : nous avons beaucoup entendu parler de pratiques déloyales et abusives. Dans la mesure où votre centrale d'achats est jeune, j'imagine que vos commerciaux n'ont pas eu le temps de céder à de telles pratiques ; mais vous en avez entendu parler.
Et vous n'en avez pas entendu parler qu'à la seule occasion des travaux de cette commission d'enquête. Même si votre centrale n'a été créée qu'au mois d'octobre dernier, vous évoluez dans ce monde, et avez donc certainement entendu parler de pratiques déloyales et abusives. C'est de notoriété publique, l'Autorité de la concurrence, la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF)… Tous nous en ont parlé.
Bien entendu, nous en avons entendu parler ; il est même peut-être regrettable que l'on en entende autant parler. On en entend parler par la presse, par ce qui peut être relayé par les associations ou les organisations de fournisseurs, qu'il s'agisse de fournisseurs alimentaires ou de très grands industriels…
Vous avez entendu parler des pénalités de retard et du déréférencement évoqué par le rapporteur : c'est tout de même le monde de la distribution qui a instauré tout ça. Les distributeurs ont institué dans notre pays, et maintenant en Europe, un écosystème et des pratiques qui sont bien les leurs ; y compris les distributeurs représentés dans la centrale Envergure.
Bien entendu, nous en avons entendu parler, bien entendu, nous lisons la presse, bien entendu, nous entendons les déclarations de l'ILEC (Institut de liaisons et d'études des industries de consommation) et de l'ANIA (Association nationale des industries alimentaires).
Nous vous avons pour partie répondu dans notre introduction au sujet de ce qui se passait chez nous. Ce qui est regrettable, c'est que cette image que vous évoquez place tous les acteurs sur le même plan, et qu'au titre de certaines pratiques abusives et détestables, l'ensemble des centrales soient mises sur un pied d'égalité ; cela est dommageable.
En tout état de cause, nous ne nous reconnaissons pas dans ce qui a été dénoncé dans la presse par l'ILEC et l'ANIA. Pour information, j'indique que nous avons rencontré le directeur général de l'ILEC, Richard Panquiault, en fin de période de négociation afin d'organiser un échange et connaître son feedback sur la centrale Envergure au terme de notre première année d'activité. Lui-même – et je suis gêné que mes propos soient publics –, a reconnu que rien de ce qui avait été dénoncé dans la presse ne concernait notre centrale.
Oui, nous entendons parler de ce qui peut être dénoncé : Non, chez Envergure nous ne pratiquons pas le déréférencement abusif et le harcèlement, tout ce qui est qualifié de pratiques déloyales…
Vous affirmez entretenir de bonnes relations avec les industriels, puisque votre centrale d'achats est plutôt vertueuse.
Restons dans le secteur de la salaison ; le 18 avril dernier, le président de la FICT (Fédération française des industriels charcutiers traiteurs) adresse un courrier au président-directeur général de Carrefour, Alexandre Bompard ; peut-être a-t-il fait la même chose pour système U – je rappelle que la loi EGAlim oblige à faire évoluer les prix. Ce courrier restant sans réponse, il s'inquiète et écrit à nouveau le 19 juin à M. Bompard, or nous sommes le 1er juillet et il n'y a toujours pas de réponse.
Imaginez-vous l'état psychologique des éleveurs porcins, qui se disent : « La loi EGAlim est entrée en vigueur, on envoie des courriers au mois d'avril, en mai et en juin : rien ne se passe, en juillet rien non plus, et en août ce sera les vacances ». Quand allez-vous répondre : en septembre, en octobre ? Avez-vous conscience du décalage créé et de l'angoisse qui saisit nos agriculteurs devant une centrale d'achats comme la vôtre ?
Nous sommes devant un problème concret : des courriers qui restent sans réponse !
Pour ce qui concerne les courriers adressés à Carrefour et U, nous les laisserons répondre.
Vous n'êtes pas au courant que des courriers ont été adressés à Carrefour et auraient pu remonter directement à Envergure…
Nous avons effectivement reçu un courrier ou un courriel de la FICT, auquel je ne suis pas sûr que nous ayons répondu. Mais nous allons vous dire ce que nous avons fait concrètement puisque j'imagine que c'est ce qui vous intéresse.
Nous ne travaillons pas directement avec les agriculteurs, nous n'avons de relation qu'avec les transformateurs, et dans le secteur de la charcuterie nous avons deux fournisseurs. Nous ne pouvons négocier avec eux une demande de révision de tarifs que sur la base d'un nouveau tarif général. Les tarifs des fournisseurs nous ont été communiqués courant mai, nous sommes le 1er juillet, nous avons assez rapidement ouvert des discussions qui ont couru sur mai-juin pour parvenir à un accord sur une évolution de prix applicable au 1er juillet.
Le taux de service est appliqué à la livraison, nous sommes une centrale de négociation en amont qui définit le cadre global tel que nous vous l'avons expliqué, mais ce sont les services logistiques des enseignes qui intègrent ces taux dans les conditions générales de vente.
Pour simplifier et assainir les relations commerciales – qui font l'objet des travaux de cette commission d'enquête ainsi que d'un certain nombre de lois adoptées depuis une dizaine d'années, qui tendent à rééquilibrer ces relations –, ne faut-il pas proposer que l'acte d'achat et la négociation aient lieu en même temps ?
Jusqu'à ce que Carrefour et Système U s'engagent avec la centrale Envergure, les choses se passaient très bien. La centrale envergure peut-elle être qualifiée de centre de profit visant à abaisser encore plus le prix ? C'est-à-dire tirer et essorer afin de conduire une négociation plus serrée pour obtenir un prix bas, et finalement détruire de la valeur. Ce qui revient à fragiliser tout un édifice institutionnel, que ce soit les filières industrielles, notamment les transformateurs, mais aussi en amont les producteurs.
Avant octobre 2018, cette centrale de négociation n'existait pas : qu'obtenez-vous de plus ? Quelle est l'ambition d'Envergure ? Qu'apporte-t-elle de plus aux producteurs, aux industriels et aux consommateurs dans la négociation d'achat ?
C'était la première question, au terme d'une heure et demie d'échange, je constate que, pour vous, l'intérêt est de capter de la valeur et de la redistribuer à U et Carrefour. Mais je ne vois pas ce que cela apporte de plus au consommateur ni en quoi la centrale Envergure permet de fluidifier, d'assainir et de simplifier les relations commerciales.
Avant octobre 2018, Carrefour et U négociaient seuls ; le schéma de fonctionnement est défini par la loi qui prévoit que des négociations du prix convenu doivent avoir lieu avant une certaine date, et ce prix doit être maintenu du 1er janvier au 31 décembre de l'année suivante.
Nous avons juste déporté cette négociation, ainsi Coca Cola qui était négocié chez Carrefour et chez U est désormais négocié chez Envergure pour Carrefour et pour U.
Ce n'est pas un étage supplémentaire, c'est simplement Carrefour et U qui décident, pour des raisons tenant à un marché qui devient de plus en plus compétitif, de s'allier dans leurs achats. Le schéma ne change rien, l'objectif d'Envergure est d'obtenir des prix d'achat qui restent compétitifs et non de capter de la valeur comme vous le dites.
La compétition sur le marché se fait effectivement avec des acteurs de la grande distribution classique, parce que la compétition est rude et qu'au final le consommateur n'accepte pas des hausses de prix très fortes qui seraient celles que nous appliquerions si nous devions céder aux demandes de hausse des fournisseurs. Ce marché a obligé Carrefour et U à s'allier à l'achat pour rester compétitifs sur le marché de la distribution classique, mais aussi face aux nouveaux acteurs qui arrivent toutes les semaines…
Reconnaissez qu'il y a une déconnexion totale entre votre travail de négociateur et le travail d'achat d'un produit. Je reviens à l'exemple de M. le rapporteur sur la filière porcine, à la filière laitière pour laquelle vous nous avez dit qu'il n'existait que deux interlocuteurs : à mes yeux, plus les centrales d'achats comme la vôtre pressent les prix, plus elles détruisent de la valeur.
On demande à nos producteurs français de faire des efforts dans les domaines de la qualité, de la sécurité sanitaire et de la démarche environnementale ; ils ont répondu à toutes les exigences françaises et européennes. En retour, les acteurs de la négociation mettent la pression sur les prix, car vous ne vous préoccupez pas de la qualité des produits, qui n'est pas votre sujet.
Ainsi, d'un côté il y a vous, de l'autre les traités internationaux de libre-échange, le Mercosur faisant l'actualité aujourd'hui. Je ne vois pas comment on s'y retrouve dans les questions agricoles ni ce que la présence des centrales, qu'elles soient d'achats ou de négociation, apporte dans le paysage français et européen aux consommateurs et aux industriels dans les négociations commerciales.
À bon escient, vous avez pris l'exemple de Coca-Cola, c'est pourquoi je prends celui du producteur de lait ou de porc ; parce qu'au terme d'une heure et demie de discussion je ne suis pas convaincu.
Encore une fois, on peut revenir sur les producteurs de lait ; je répète que nous n'avons pas de relations directes avec eux, nous travaillons avec les transformateurs, et les accords que nous avons conclus ne constituent pas ce que vous appelez de la captation de valeur. Il s'agit d'accords de hausse de prix, de revalorisation, destinés à augmenter le revenu versé au producteur.
Nous sommes le reflet de la responsabilité sociétale de Carrefour et de Super U, quelque part cela est dicté par nos enseignes, et c'est le cas des revalorisations que nous avons négociées avec 100 % de nos fournisseurs laitiers. Ne croyez donc pas qu'une centrale d'achat n'est là que pour capter de la valeur.
Quant au bénéfice pour le consommateur, même si l'intéressé déclare vouloir de plus en plus de produits sains, bio, locaux, même s'il achète de plus en plus de ces produits et qu'il y est toujours plus attaché, le paradoxe est qu'il souhaite que cela soit au prix le plus accessible. Or le prix reste une composante essentielle de l'acte d'achat de 98 % des consommateurs en France.
Je considère que ce qui fait la différence entre vous et moi est l'interprétation des chiffres. Les Français veulent que leurs agriculteurs survivent et qu'ils vivent décemment de leur métier. Vous nous dites que 40 % des industriels ont bénéficié d'une hausse ; mon interprétation est que 60 %, presque les deux tiers, du monde de l'industrie agroalimentaire ont subi une déflation.
Lorsque l'on subit une déflation pendant trois, quatre, cinq ans de suite, et que les salaires augmentent, que les budgets de R&D sont toujours là et que l'on doit toujours communiquer ; lorsque vous faites baisser les prix sur une telle période – pour Envergure il ne s'agit que d'un an, mais par le passé vous avez été acheteurs –, vous vous rendez compte que la vie de l'agriculteur n'évolue pas. Bien au contraire, il va encore plus dans le mur : avez-vous conscience de cela ?
Par ailleurs, s'agissant du seuil de revente à perte (SRP), des personnes que nous avons entendues ont évoqué des prix « psychologiques », et indiqué que les centrales d'achats commençaient les négociations avec : « Si vous voulez le SRP, baissez votre prix de 10 % ». Dans le secteur des fruits et légumes, y a-t-il eu de l'inflation ou plutôt de la déflation ?
Pour ce type de marché, il faudra poser la question à la distribution ; sur les soixante-dix fournisseurs avec qui nous traitons, aucun ne produit de la viande, nous ne savons donc pas répondre à cette question. Par ailleurs, nous ne négocions pas au stade du SRP, la demande se faisant à l'échelon global.
En outre, nous avons conscience de la problématique des agriculteurs, chez U j'ai d'ailleurs été administrateur INAPORC. La difficulté est qu'à un moment donné il y a un cours qui ne résulte pas de la négociation ; il est soumis à la loi de l'offre et de la demande. Pendant longtemps avec INAPORC nous avons essayé de trouver comment influer sur les cours ; or je pense que cela n'est pas souhaitable. En effet, si on influe sur les cours, nos agriculteurs vont se retrouver en complet décalage avec le marché européen, alors que 30 % environ du marché sont réalisés à l'export.
Cela ne signifie pas qu'il n'y a rien à faire ; on peut très bien décider, ce que permet la loi, de ne pas descendre en dessous d'un certain seuil. Demander aux industriels d'inscrire ce seuil dans leurs CGV détermine la base de ce qui doit être pratiqué dans le domaine de la redescente de prix. Dans la mesure où l'on dispose de la vision réelle de ce qui est payé au producteur, la négociation n'est plus la même.
Dans les secteurs de la pomme de terre et du blé, nous avons accepté des augmentations sans savoir si le produit était fait en France – on imagine que oui – ni connaître le prix payé au producteur. Je pense donc qu'à travers la loi EGAlim, il est intéressant de cadrer ce prix et de travailler sur cette base. Ce qui a fonctionné pour le lait, puisque nous disposions d'un prix de référence et d'une grille provenant de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaire, qui fournit le calcul de l'augmentation.
Pour les 60 % restant, nous pouvons citer des fournisseurs de DPH (Droguerie parfumerie hygiène) ou des fournisseurs de liquides qui ne sont pas concernés par les matières agricoles, mais dont certains produits peuvent contenir du sucre, produit dont le marché a été dérégulé. Or aucun d'entre eux, alors que les sodas contiennent du sucre, n'est venu nous proposer une baisse de prix au profit du consommateur.
Le jeu consiste donc à trouver un équilibre sans déréguler un marché, nous pensons que la loi EGAlim est là pour ça ; et les premiers résultats que nous avons obtenus cette année sont positifs, et j'estime qu'il faut peut-être imposer que le prix payé au producteur français – sur lequel il s'engage –, soit indiqué ce qui donne une base de négociation complètement différente.
La LME (Loi de modernisation de l'économie) a précisément un coup d'avance sur les centrales d'achats.
En quoi serait-il dommageable pour vous d'accepter une augmentation de tarif de la part d'un industriel ? En effet, si l'intéressé vous dit qu'il paie mieux ses agriculteurs, ce qui se traduit par une hausse de 1 %, il sera ainsi plus cher que la MDD, il vendra donc moins, ce qui revient à se tirer une balle dans le pied.
Pourquoi ne pas accepter le tarif des industriels ? Car la différence entre l'époque de la LME et aujourd'hui c'est la MDD, dont la part est très imposante sur le marché français, et plus encore dans d'autres pays d'Europe. Accepter le prix de l'industriel pourrait être une façon de penser afin que la roue tourne dans le bon sens.
Nous faisons du commerce, et avant de vendre un produit, il faut l'avoir acheté ; il nous semble libre de discuter le prix de chacun des produits, dans le respect du cadre légal. Or ce cadre dispose que le fournisseur peut proposer son tarif chaque année, et nous pouvons discuter l'évolution du prix chaque année en fonction des contreparties que nous pouvons obtenir en échange.
Les hausses de tarif fournisseurs représentent en moyenne 4 % cette année, et vous connaissez sans doute les résultats de la distribution, qui s'établissent entre -1 % et 1 % ou 2 % pour les meilleurs.
Ça, c'est ce qui est affiché, mais si on considère la filière complète de la distribution, à savoir les distributeurs et les centrales à divers niveaux, le résultat est sûrement différent. La centrale Envergure n'est que l'émanation, j'allais dire la même maison que Carrefour et Système U.
Je veux bien entendre qu'il s'agit de deux concurrents qui s'entendent à l'achat parce qu'ils se regroupent et présentent une marge très faible, ce que nous explique le délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) depuis dix ans en affirmant que la distribution perd de l'argent, ce qui est sans doute vrai, mais elle n'en poursuit pas moins des agrandissements. Je trouvais ce matin l'exemple de Lens dans la presse, et suis élu dans un territoire où une grande surface vient d'obtenir une autorisation d'agrandissement.
On peut donc présenter des marges très faibles, mais, et cela devra être fait, si on décortiquait les chiffres au niveau national et européen dans le détail, le résultat ne serait pas le même.
Vous disposez des comptes des groupes intégrés qui sont publics. Vous avez tout loisir de les étudier : vous constaterez que les marges des distributeurs intégrés restent assez faibles.
Par ailleurs, le tarif du fournisseur représente-t-il la juste hausse de prix que le consommateur devrait subir ? Pourquoi n'acceptons-nous pas simplement les tarifs des fournisseurs tels qu'ils nous sont présentés chaque année ? D'une part parce que la distribution n'en a pas les moyens, d'autre part, et c'est le libre jeu de la concurrence, nous pensons que discuter d'un prix au même titre que n'importe qui, dans les achats privés et dans le monde du commerce dans tous les domaines d'activité, est légitime dès lors que l'on respecte le cadre légal.
Certes, mais l'achat et la négociation devraient avoir lieu en même temps. Le problème est que, depuis quelques années, cet écosystème créé par les distributeurs acte l'achat d'un côté et de l'autre des négociations. Négociations pouvant tourner autour du prix, puis autour de services divers et variés ; et comme cela ne suffit pas, on invente des pénalités de toute sorte.
Je le répète, au terme de notre échange, je vois bien l'intérêt des centrales, mais de ma place je vois bien l'intérêt des consommateurs, des industriels et des producteurs.
Je considère que, sans courir à sa perte, votre système contribue à détruire de la valeur et à « pomper de l'argent » dans les maillons en amont de la chaîne, qu'il s'agisse des transformateurs ou des producteurs. Cela parce que l'on a été complaisant en acceptant que vous achetiez et négociiez ; vous distinguez d'ailleurs les centrales d'achats des centrales de négociation, pour ne parler que de cela…
Dans cette commission d'enquête, nous sommes force de proposition. Je rappelle tout le bien que je pense de la grande distribution que je tiens pour un secteur nécessaire à la France ; le but étant de trouver un équilibre au sein duquel tout le monde puisse s'entendre.
Je vais être très honnête ; lorsque vous arrivez avec un -4 %, je pense que c'est aussi déconnant qu'un industriel qui vient vous voir avec +4 % ou +5 %. Si demain on devait être transparent sur une baisse tarifaire, ce qu'un industriel devrait aussi être pour une hausse, seriez-vous capables de le prendre en compte ou votre logique est-elle binaire et strictement financière avec pour seul objectif d'acheter moins cher ?
Une telle proposition peut-elle vous paraître intelligente ou vous semble-t-elle inutile, et on continue d'acheter moins cher ?
Toutefois je juge votre philosophie consistant à acheter moins cher un peu bizarre, j'espère pour vous que vous êtes professionnellement performants et augmentés tous les ans. Lorsque l'on achète une voiture, l'année suivante elle est un peu plus chère, l'école de ses enfants coûte un peu plus cher, tout augmente. Il vous semble pourtant relever d'une saine logique de continuer à appliquer une déflation à 60 % des industriels avec lesquels vous traitez.
Je vous rappelle que nous nous sommes tous passé la main dans le dos avec une charte de bonnes pratiques lors des États généraux de l'alimentation, vous les premiers. Vous étiez présents, vous avez dit qu'il n'y avait pas de problème, et qu'on y allait tous ensemble. Or aujourd'hui 60 % de vos fournisseurs ne passent pas de hausse, soit en déflation soit en « flat », alors que, lorsque l'on est à zéro on perd de l'argent ; car qui ne gagne pas perd, la logique est là.
Notre logique n'est pas d'acheter systématiquement moins cher, nous vous avons fourni une résultante de baisse et de hausse de prix d'achat. Autant il nous paraît normal d'avoir accompagné les transformateurs qui utilisent une filière agricole très soutenue et très propre, autant nous pouvons voir un industriel baisser ses prix, parfois en gagnant plus. Les matières évoluent, il ne s'agit pas que de produits agricoles, il y a des produits fossiles, des cours, beaucoup de choses qui entrent dans la composition d'un produit. Il y a parfois des économies que nous pouvons partager avec un industriel parce que nous trouvons un intérêt commun.
Ne voyez pas le monde des centrales d'achats comme des empêcheurs de tourner en rond ou des empêcheurs de créer de la valeur en France. Nous répétons que nous vivons dans un monde commercial extrêmement concurrentiel, et que la compétitivité de la distribution constitue un point clé pour survivre et assurer la pérennité de nos entreprises.
La centrale Envergure était la première que nous entendions dans le cadre de cette commission d'enquête.
Je pense que le propos du Président de la République lors de son discours de Rungis, en évoquant le fait que dorénavant les producteurs seraient à même de proposer des prix fondés sur des indicateurs de coûts de production, souhaitait redonner du sens à l'acte d'achat et de production en France.
Un sujet concerne l'autre maillon qui se trouve entre les industriels, les transformateurs, les distributeurs et les centrales d'achats, qui n'échappent pas à cette phase de négociation. Il faudrait que l'acte d'achat et de négociation tourne plutôt autour du produit, de sa qualité et de son utilité pour le conduire à l'excellence. Mais cette partie « négociation » qui concerne les centrales d'achats, assez déconnectée de l'acte d'achat, devrait retrouver du sens.
Je le répète aujourd'hui, car je l'ai déjà prononcé bien avant la création de cette commission d'enquête : vous avez beaucoup utilisé le mot « valeurs », et je pense que c'est important, monsieur le président, monsieur le directeur général, mais dans ce monde, il faut aussi utiliser le mot de « morale ».
Je ne vous fais pas la morale, mais je dis que, si vous êtes la centrale la plus vertueuse, car vous avez présenté Envergure en affirmant que vous souhaitiez qu'elle s'appuie sur des « valeurs » et qu'elle soit vertueuse ; puisqu'elle est l'émanation de deux groupes importants s'efforçant aussi d'être vertueux, nous avons encore du travail.
Messieurs, merci cette audition est terminée.
La séance est levée à dix-neuf heures vingt.
Membres présents ou excusés
Réunion du lundi 1er juillet 2019 à 16 h 40
Présents. - M. Thierry Benoit, M. Grégory Besson-Moreau, Mme Cendra Motin