Intervention de Dominique Schelcher

Réunion du mardi 2 juillet 2019 à 18h30
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Dominique Schelcher, président-directeur-général du groupement U Enseigne :

La coopérative Système U regroupe 1 200 commerçants indépendants. Chacun des 1 200 patrons est propriétaire de son magasin et la coopérative est dirigée par ces patrons. Le groupement compte 1 600 magasins en France, dont 66 hypermarchés seulement qui, parce qu'ils sont à taille humaine, ne connaissent pas la crise que d'autres peuvent connaître. Le reste de notre réseau est constitué pour moitié des supermarchés Super U et pour moitié de magasins de proximité sous les enseignes U Express ou Utile. Nous employons 70 000 collaborateurs, dont plus de 60 000 sont présents dans les magasins. En 2018, notre chiffre d'affaires a été un peu inférieur à 20 milliards d'euros, en hausse de 2,3 % environ.

La moitié de nos magasins sont situés dans des communes de moins de 5 000 habitants. Notre développement est fort dans sept pays d'Afrique ; nous venons d'ouvrir au Maroc et nous ouvrirons un nouveau magasin important en Côte d'Ivoire, à la rentrée. Nous ne sommes que des commerçants, sans activité de production, et nous sommes les seuls indépendants membres de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), dont vous avez auditionné les responsables. Je suis moi-même commerçant à Fessenheim : je gère la coopérative en semaine, et je rentre gérer mon magasin le samedi ; c'est l'originalité de notre modèle.

Par souci de concision, je ne m'appesantirai pas sur contexte dans lequel nous exerçons notre profession, très chahutée par l'évolution du comportement des clients, avec la tendance au « mieux manger », au « manger responsable » et au « prix juste », et aussi par l'impact du commerce électronique et des transformations dues aux nouvelles technologies. Je dirai cependant en quoi le contexte français est particulier.

Il y a d'abord la situation du monde agricole, à laquelle nous sommes très sensibles. Une partie des agriculteurs souffre de revenus insuffisants ; je les rencontre tout au long de l'année et nous en parlons. Beaucoup d'entre eux vont d'ailleurs prendre leur retraite au cours des dix années qui viennent.

La question des prix est également particulière à la France, comme le montrent deux documents que je tiens à votre disposition. Le premier, émanant d'Eurostat, indique que les prix en France sont de 15 % en moyenne plus élevés que la moyenne des prix européenne. Je le constate chaque jour dans mon magasin, situé tout près de la frontière allemande : les Français vont acheter en Allemagne tous les produits de beauté et d'entretien, dont les prix là-bas sont en complet déphasage avec les prix français. Le second document dessine les courbes de prix pratiquées en France ; il est intéressant de le consulter pour observer les niveaux de prix entre acteurs français.

Il y a aussi, bien sûr, la question du pouvoir d'achat. Le dernier baromètre des territoires montre que 48 % des Français vivent des fins de mois difficiles alors même que le pouvoir d'achat a fortement progressé cette année.

Dans ce contexte, nous essayons de résoudre une équation à quatre entrées. D'abord, nous nous efforçons de trouver des formes de contractualisation avec le monde agricole conduisant à un meilleur revenu et donc à des prix « justes ». Nous nous attachons aussi à répondre aux attentes des Français en matière de pouvoir d'achat car tout le monde n'a pas les moyens de payer ses acquisitions un peu plus chères dans ce qui serait un nouveau modèle ; seule une partie des clients le peut. Notre troisième axe stratégique est de relever les défis d'adaptation du modèle, qui supposent des investissements lourds dans les nouvelles technologies, le traitement des données, la modernisation de nos entrepôts ; nous investissons 100 millions d'euros par an dans cet ensemble de domaines. Enfin, nous veillons à assurer la pérennité de nos membres, commerçants indépendants. En effet, notre coopérative n'a pas vocation à faire de bénéfices au niveau central : le résultat de notre compétitivité va aux magasins qui eux-mêmes réinvestissent localement. On est donc loin des données parfois hâtivement résumées que l'on peut avoir en tête puisque tout cela conduit à une performance finale des magasins U comprise entre 1,5 % et 2 % de résultats nets en moyenne, en retrait par rapport à d'autres secteurs de l'économie française.

Pour ce qui est de l'organisation à l'achat, sujet qui préoccupe votre commission d'enquête au premier chef, nous sommes le plus petit des gros acteurs du marché et, en tant que tel, en position de challenger. Notre impératif est de résister sur ce marché, de pas devenir le prochain « Euromarché » ou le prochain « Codec », des enseignes disparues. Dans nos relations commerciales avec les multinationales de l'agroalimentaire, notre coopérative seule ne serait pas en mesure de négocier à armes égales. Ainsi, l'un de nos fournisseurs, un leader mondial dont je ne citerai pas le nom, a un chiffre d'affaires de plus de 50 milliards d'euros et une rentabilité nette de quelque 15 % ; Système U pèse moins de 1 % de ses ventes. Seuls face à un acteur de cette taille, nous ne faisons pas le poids.

Nous avons également éprouvé le besoin de nous organiser face aux nouveaux concurrents, notamment Amazon, présents sur le marché des produits de grande consommation en France. Amazon, qui réalise déjà 500 millions d'euros de chiffre d'affaires dans les produits de grande consommation beauté et un peu dans l'alimentaire, ne cesse de monter en puissance. Et pour vous donner un exemple : Amazon a lancé sa marque distributeur pour les couches aux États-Unis, le prix de ces produits a baissé de 20 % du jour au lendemain. En France, d'autres acteurs arrivent – tel le danois Normal ou le néerlandais Action – avec une puissance internationale et des produits de grandes marques à prix cassés.

C'est dans cette situation, avec une part de marché aux alentours de 10,7 %, que nous avons construit une alliance à l'achat avec Carrefour – Envergure. Nous avons confié à Envergure la négociation avec quatre-vingt-deux grands fournisseurs communs à U et à Carrefour. Le périmètre concerné ne représente que 35 % de notre activité. Nous avons confié à Carrefour les négociations internationales. J'insiste sur le fait que U et Carrefour demeurent strictement concurrents, avec des équipes autonomes, des barrières de confidentialité entre chaque enseigne et une absence totale de transmission et d'échange de données, comme le veulent les règles de la concurrence.

De notre côté, nous négocions en direct avec les autres fournisseurs, particulièrement tout ce qui concerne notre marque distributeur. Ces négociations directes ont lieu avec 113 entreprises françaises de taille intermédiaire et 309 PME, soit plus de 400 sociétés. Á cela s'ajoutent des discussions au niveau local. Je pense que notre enseigne, avec ses patrons indépendants, est celle qui fait le plus d'achats locaux ; dans de très nombreux magasins, 20 % des ventes se font en circuit court. Á ce niveau, il n'y a pas de négociations au sens où on les entend ici : ce sont plutôt des discussions, et les prix des petits producteurs font l'objet d'un consensus local entre acheteurs et vendeurs. C'est ce qui se passe dans mon magasin.

En synthèse, pour ce qui est des négociations, nous considérons que, sans compétitivité à l'achat, notre avenir est en jeu, raison pour laquelle nous nous sommes renforcés en passant cet accord avec Carrefour. Mais nous avons parfaitement conscience de notre responsabilité, parfaitement conscience qu'il faut faire bouger les lignes pour changer de modèle. Cela suppose que tout le système évolue, et c'est pourquoi nous avons été un soutien de la première heure de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire dite loi EGAlim. Nous avons exprimé ce soutien jusqu'au dernier moment, quand on hésitait sur la date de mise en oeuvre du texte : j'avais soutenu publiquement la présidente de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles, et mon prédécesseur, Serge Papin, a même été animateur de certains ateliers. Nous considérons que cette loi est une bonne chose : elle a fait évoluer les raisonnements puisque la construction du prix se fait désormais sur la base d'indicateurs de référence des interprofessions. Il faut absolument persévérer dans cette voie, et laisser à la loi le temps de produire ses pleins effets.

Nous pratiquons de longue date le discernement dans nos négociations : nous sommes exigeants avec les forts qui sont parfois bien plus puissants que nous, et justes avec les plus petits, voire les plus fragiles. Le problème est que, dans la majorité des cas, quand nous signons avec un grand industriel, nous n'avons aucune visibilité sur ce que sera la rémunération du monde agricole. Ce point capital doit être travaillé. C'est pourquoi, dans le cas que nous maîtrisons directement, c'est-à-dire notre marque distributeur, nous multiplions les contractualisations à trois, en double bipartite. D'évidence, la hausse du seuil de revente à perte (SRP) voulue par la loi nous permet des contractualisations plus favorables que le marché, dans le cadre d'un nouvel équilibre global des marges. Je tiens à votre disposition de nombreux exemples de nos contractualisations originales pour les produits à notre marque. Certaines de nos relations commerciales avec des fournisseurs remontent à plus de trente ans – trente-trois ans pour les légumes surgelés produits en Bretagne par Gelagri. Notre projet est fondé sur la construction de filières durables et pérennes pour nos marques.

Concrètement, le tarif moyen de nos achats en France a augmenté dans certaines catégories – le porc, le boeuf, le lait, la pomme de terre, le blé…

Récemment encore, dans le contexte de la crise du porc, nous avons revu les prix d'achat à la hausse pour les charcutiers : il y a une grande vague de hausses au mois de juin, et des discussions sont en cours avec certains fournisseurs venus nous voir maintenant seulement. Pour soutenir les agriculteurs touchés par les intempéries, nous avons écoulé trente-cinq tonnes de fruits proposés à nos clients pour la confiture ; cette façon de les aider montre que nous sommes sensiblement différents, que notre ancrage territorial nous fait voir les choses autrement. D'ailleurs, nous avons reçu l'an dernier le « Prix de l'enseigne préférée des PME » décerné par la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF).

Mais passer à un nouveau modèle et faire qu'il réussisse suppose obligatoirement qu'il vaille pour tous, au risque, sinon, de distorsions de concurrence insoutenables. Un de nos clients sur deux éprouve des difficultés pour boucler ses fins de mois. Je vous donnerai un exemple éloquent : une boulangerie est située à la sortie de mon magasin ; il y a quelques années, les clients payaient en petite monnaie le 25 du mois, aujourd'hui, ils le font dès le 15, et c'est symptomatique.

Je formule d'emblée ce que je considère comme une proposition clé : promouvoir la contractualisation à trois, en présence du producteur final, comme nous le faisons avec nos marques distributeurs. Je sais que le droit de la concurrence est, pour l'heure, très strict à ce sujet, mais j'en appelle à plus de transparence de tous les acteurs de la chaîne. Le médiateur des relations agricoles a salué la transparence des distributeurs dans la transmission des données de négociation cette année. Il doit en être de même tout au long de la chaîne.

Je vous dirai pour finir qu'à titre personnel, je vis tout cela comme un combat : combat, en qualité de dirigeant national, pour assurer notre pérennité collective face à une concurrence âpre et à un contexte en profonde mutation à tous les niveaux, en cherchant à résoudre l'équation complexe décrite précédemment ; combat, en tant que dirigeant de ma propre PME, pour qui les exigences quotidiennes n'ont jamais été si fortes.

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