Intervention de Thierry Cotillard

Réunion du lundi 8 juillet 2019 à 19h30
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Thierry Cotillard, président d'Intermarché et de Netto :

Monsieur le Président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les Députés, avant de répondre à vos questions, je crois qu'il est important de vous rappeler qui nous sommes : Intermarché, avec un modèle qui est, vous allez le voir singulier. Je vais prendre le temps de vous expliquer la différence. Le Groupement, ce sont 3 000 chefs d'entreprise qui sont tous propriétaires de nos points de vente. Toutes ces sociétés sont des petites et moyennes entreprises (PME) indépendantes. Je dirige moi-même deux Intermarché à Issy-les-Moulineaux, en région parisienne, et en même temps que je suis exploitant d'un point de vente, je suis associé et actionnaire de ce groupe, qui est la société « Les Mousquetaires ».

Nous sommes indépendants – c'est important de vous le dire – des marchés financiers. Nous sommes évidemment directement impliqués dans la direction et la gestion de notre structure commune. C'est dans ce cadre – j'ai mes deux points de vente – que j'officie en tant que Président de l'enseigne pour la France.

Je crois que c'est important aussi de vous préciser d'emblée que contrairement à tous les patrons de la distribution que vous avez pu auditer ou que vous auditerez cette semaine, je ne suis pas rémunéré dans le cadre de ces fonctions et j'assume donc bénévolement cette présidence, parce que c'est dans le contrat d'adhésion, c'est-à-dire quand on rentre dans le Groupement des Mousquetaires, on doit donner deux jours de son temps chaque semaine, ce qu'on appelle le tiers-temps, pour gérer l'entreprise commune. Dans le cadre de ma fonction, c'est plutôt quatre jours, évidemment, ou trois jours, que simplement deux jours. C'est la raison pour laquelle je suis accompagné, a fortiori c'est totalement justifié d'avoir à mes côtés notre Directeur général, Claude Genetay, qui est en charge des questions plus techniques, plus spécifiques, et puis Frédéric Thuillier, qui est en charge des affaires publiques.

Si l'on parle d'Intermarché et Netto, je vais résumer à l'idée que cela fait 2 150 points de vente : 1 850 Intermarché et 300 Netto. Nous aimons rappeler que nous avons un point de vente tous les 17 kilomètres. Cela vous prouve l'ancrage qui est le nôtre sur le territoire national. Et, bien évidemment, ce n'est pas le fruit du hasard d'avoir un point de vente tous les 17 kilomètres. C'était la vision de notre fondateur, il y a 50 ans, Jean-Pierre Le Roch, qui déjà voulait lutter contre la fracture territoriale et qui a toujours placé dans sa stratégie de développement le point de vente à taille humaine, le supermarché, plutôt en province que le format de l'hypermarché dans les grandes villes.

Je vous ai dit en tout début d'intervention que c'est un modèle singulier, c'est un modèle qui est unique en France, puisque depuis 50 ans, nous avons fait le choix d'intégrer les filières en amont jusqu'à avoir nos propres bateaux, mais aussi beaucoup d'usines pour assurer notre approvisionnement. D'où notre positionnement unique de producteur commerçant puisque côté production, nous sommes le quatrième industriel agroalimentaire français. Cette posture de producteur nous permet évidemment d'être plus armés pour mener le combat de mieux manger puisque cela nous permet de développer des gammes en direct avec nos propres usines, sans additifs. Nous sommes depuis deux ans « en reformulation » de nos produits pour moins de sucre, moins de sel… et évidemment tout ce qu'attendent les consommateurs. Nous avons bien évidemment, depuis quelques années, accéléré sur le bio, les démarches haute valeur environnementale (HVE) aussi en pratiquant – et on en reparlera, je pense – des schémas de contractualisation avec le monde agricole.

L'autre logique, c'est le mieux produire. Pour cela, nous avons une relation étroite et directe avec le monde agricole, puisque notre production – pour que vous ayez un ordre d'idée – représente 50 % des volumes de nos marques propres, que nous fabriquons nous-mêmes. Cela veut dire que nous avons un arsenal de 62 usines dans 10 filières différentes. Dans ces usines, ce sont près de 11 000 salariés qui travaillent. Nous avons tous en tête : « Intermarché, c'est le premier pêcheur de France ! », mais le spectre est beaucoup plus large, puisque cela va de l'usine de couches en passant par des usines d'embouteillage d'eau, des charcuteries évidemment, et une laiterie que nous évoquerons probablement dans la discussion.

Nos liens avec le monde agricole – puisque cela avait été l'un des sujets – ce sont des liens directs et c'est un point important de dire « direct », puisqu'à la différence des autres distributeurs qui doivent acheter à un industriel, qui lui-même travaille avec la ressource agricole, vous avez bien compris que pour la moitié des produits que nous vendons à notre marque, nous sommes en lien direct. On dit : près de 20 000 partenariats avec le monde agricole, et aux bornes du Groupement, c'est-à-dire les achats qu'Intermarché réalise sur les fruits et légumes sur la matière brute, plus les matières premières que nous achetons pour travailler dans ces 62 usines, c'est à peu près 2 milliards d'euros qu'Intermarché achète de matières agricoles.

Cette année est une année particulière. On a créé le groupe en 69 d'une scission avec le groupe Leclerc. Nous avons donc 50 ans. Si je devais résumer ce qui nous caractérise : trois éléments. Certains appellent cela « le capitalisme lent », dans le sens où nous n'avons pas nécessité de créer de la valeur à court terme pour répondre à des injonctions de la Bourse.

Le deuxième facteur très caractérisant – je me l'approprie, mais je pense que le groupe Système U ou un autre indépendant pourrait dire la même chose – je crois que l'on est encore un formidable ascenseur social, car il a permis à de nombreux individus de tous les horizons d'avoir des parcours exceptionnels, même s'il faut préciser que dans notre modèle d'entrepreneuriat, il y a évidemment aussi des échecs.

Enfin le modèle : vous avez compris qu'entre nos points de vente situés sur le territoire et ses 62 usines qui sont également 100 % implantées en France, c'est toute la valeur concrète qui est redistribuée sur le territoire national.

Ce préambule étant fait – je voulais quand même un peu insister sur la singularité d'être aussi producteur et pas simplement distributeur – je vous propose de livrer la lecture qui est la nôtre, la mienne, sur ce premier bilan des négociations commerciales 2018 - 2019. C'est important, je crois, de vous rappeler qu'à Intermarché nous étions dans une logique d'être bien inscrit dans la démarche des États généraux de l'alimentation (EGA). Nous avions la conviction que c'est une opportunité qu'il ne faut pas laisser passer pour changer la donne avec le monde agricole. Nous avons surtout une conviction aussi, et nous l'avons portée plusieurs fois dans la presse, c'est qu'il ne faut pas opposer ce revenu agricole avec le pouvoir d'achat, et c'est évidemment deux principes de base qui ont guidé toutes nos stratégies commerciales 2018 2019.

Si on parle des négociations pures, ce qu'il faut retenir c'est que nous avons eu des postures différenciées dans ces négociations commerciales 2018 - 2019. Tout d'abord, un premier discernement qu'il est important de noter, entre les produits à forte composante agricole française, et l'autre catégorie de produits. Ce qu'il faut retenir, c'est que nous avons acheté à la hausse les produits alimentaires français des entreprises qui s'étaient engagées, comme le prévoyait la loi, à répercuter ses hausses aux agriculteurs.

Un deuxième discernement important, entre d'un côté les PME et de l'autre les multinationales. Pour les PME françaises – je tiens à le préciser – nous n'avons pas eu de déflation et nous avions demandé à ce que le processus de négociation soit simplifié, c'est-à-dire que l'on puisse trouver un accord très rapidement, au bout de trois ou quatre rendez-vous, voire un rendez-vous si nous étions extrêmement efficaces. Pour ce qui est des grandes entreprises, des multinationales, nous considérons qu'il y a encore véritablement un sujet de pouvoir d'achat en France. Nous avons assumé, sur cet exercice, de lutter contre certaines exigences tarifaires de multinationales qui nous proposaient des hausses de tarifs.

Une fois que l'on a parlé des négociations, il y a un sujet évidemment d'actualité qui est la loi « Alimentation ». Cette loi « Alimentation » a été un moyen de recréer de la valeur par la hausse du seuil de revente à perte (SRP) sur les marques nationales. Je pense qu'aujourd'hui personne ne peut le nier. Chacun, chaque distributeur a eu sa politique de réinvestissement. Je crois que si l'objectif de cette commission est d'avancer, il me paraît important de vous dire, cette création de valeur chez Intermarché, où elle a été dirigée.

En ce qui nous concerne, nous avons eu deux destinations, une partie de cette manne est allée aux filières agricoles qui, comme je vous l'ai dit, travaillent directement avec nos outils de production. Nous avons vraiment accéléré le processus de contractualisation. Il y a un an, il y avait quelques dizaines de producteurs qui étaient contractualisés, si je prends l'exemple du porc, c'est-à-dire qui avaient la garantie d'un revenu-plancher. Au moment où je vous parle, c'est près de la moitié des éleveurs qui travaillent avec nos abattoirs en porc qui sont contractualisés. Cela a été une vraie avancée. L'autre partie a été dédiée aux filières agricoles de nos fournisseurs. Nous avons été la première enseigne à signer des accords dans la filière lait pour garantir cette meilleure répartition de la valeur.

C'était en décembre, c'était relativement tôt, et c'était une volonté politique, de manière aussi à donner une impulsion au marché à nos concurrents, mais aussi aux industriels. Vous le savez pour le lait, Bel, Savencia et Dia l'avaient rémunéré et trouvé un accord sur le lait à 370 euros les 1000 litres de lait. Cette première étape de la construction du tarif ayant été acceptée par les industriels, nous avons signé des accords en inflation derrière, en intégrant évidemment cette hausse.

Maintenant que l'on a eu un exemple – l'exemple du lait qui a fonctionné – l'enjeu est de se dire comment on peut généraliser cette démarche à d'autres filières. Nous venons de le faire, hors négociation. Je ne sais pas si vous avez suivi l'actualité, il y a une vraie flambée du prix du porc en ce moment, elle est liée à la peste porcine qui sévit en Chine. Il y a donc une inflation. La préoccupation n'est pas côté monde agricole puisque le cours est à 1,45 quand il était il y a deux ou trois mois à 1,20 euro, mais le vrai sujet, ce sont les industriels de la charcuterie qui lorsqu'ils ont signé avec Intermarché, ont signé sur une base à 1,20 euro. Aujourd'hui c'est 1,45. Tous les professionnels estiment qu'on aura peut-être un cours à 1,80 ou 1,85 en fin d'année. Nous avons donc pris l'initiative – et c'est là que je dis qu'il y a quand même un changement dans l'esprit en tout cas de l'enseigne, c'est de se dire : « Même si nous ne sommes pas contraints, l'esprit de la loi c'est une répartition de la valeur », et donc nous avons invité les industriels à revenir, des très gros comme Nestlé, Herta a signé, mais aussi des petites PME : Loïc Hénaff, etc. Au moment où je vous parle, c'est pratiquement 100 % des accords que nous avons renégociés à la hausse pour être sûrs qu'en fin d'année, il n'y ait pas de catastrophe économique dans le secteur.

Le dernier point, et j'en ai bientôt fini dans mon propos liminaire, c'est finalement l'opportunité que représente cette commission d'enquête, puisque maintenant plus que jamais, je pense que l'objectif est de trouver le bon équilibre entre la rentabilité des différents acteurs de toute la chaîne, pour permettre à juste titre – je crois que c'était la volonté du Président, en tout cas le Président de la République l'avait exprimé – que chacun puisse à court terme vivre de son activité, et à plus long terme exister demain. En tout cas, ce que j'ai envie de vous dire, c'est que l'équation est complexe. Elle n'est pas simple. Et elle va quand même être lourde de conséquences sociales et économiques. Et j'ai envie de vous dire si c'était une solution simple, on l'aurait trouvée, et nous ne serions pas tous là ce soir dans cette commission.

Si je devais résumer, la lecture que j'en ai est la suivante : il y a bien sûr des agriculteurs qui aujourd'hui souffrent, qui sont en incapacité de réinvestir dans leurs exploitations, à un moment où en plus l'agriculture doit réinvestir, c'est-à-dire quitter un schéma un peu productiviste pour aller vers quelque chose de plus qualitatif. Je considère bien évidemment que la rémunération des agriculteurs doit impérativement et réellement s'améliorer à très court terme.

Ensuite, on a des PME – il faut que vous ayez en tête que c'est quand même la très grande majorité en nombre de nos fournisseurs, on en a près de 4 000 – qui produisent, ou leurs marques, ou nos marques propres, nos fameux MDD. Je crois que c'est Yves Puget qui a dit qu'elles n'étaient pas aux mains de quatre centrales, c'est vrai, aujourd'hui elles vont voir chaque distributeur, plus d'autres distributeurs qui arrivent sur le marché : des Grands Frais, des Amazon. Et nous, parce que nous faisons de la marque de distributeur (MDD) avec l'outil de production que je vous ai décrit, nous avons la lecture de leur rentabilité, et leur rentabilité est somme toute faible puisque nous estimons qu'elle est entre 1 % et 3 %.

Un monde agricole qui ne vit pas, des PME qui sont entre 1 % à 3 %, et puis il y a ces dizaines de multinationales qui pèsent pour plusieurs dizaines de milliards de chiffre d'affaires et qui ont des résultats entre 13 % et 18 %, c'est de notoriété publique, c'est publié, c'est dans les comptes. J'ai bien dit résultats, ce n'est ni le chiffre, ni la marge, ce sont vraiment 13 à 18 % de résultats. Vous remarquerez qu'aucune n'a disparu depuis 50 ans, si ce n'est par fusion ou acquisition dans une démarche purement capitalistique. Si nous posons la question : « Qui est en position de force ? » J'ai tendance à penser que oui, face aux PME, Intermarché est en position de force sur le marché français, c'est indéniable. En revanche, je mettrai un bémol face à des acteurs de taille mondiale qui sont pour moi en position de force, puisque vous avez une distribution aujourd'hui qui vacille, en tout cas, certains groupes sont en difficulté. On a en face de nous des multinationales qui affichent des milliards de résultat. Moi, je n'ai aucun problème avec les multinationales. J'ai un profond respect d'une manière générale pour tous les fournisseurs. Avant d'être le Président d'enseigne, j'ai été longtemps à la Direction de l'offre c'est-à-dire dans le service qui les recevait. Je les ai toujours respectés parce que la croissance d'Intermarché, nous l'avons aussi faite avec des industriels. Pensez bien que notre croissance, nous la faisons en vendant les produits de nos industriels. J'ai un total respect pour eux. Mais je pense qu'il appartient aujourd'hui aux autorités de protéger les plus faibles.

La question – j'en ai bientôt fini – c'est, comment faire pour y arriver ? Déjà il faut que l'on soit sûr de savoir qui on doit protéger dans cette équation complexe. En tout cas, je partage l'analyse du Président de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA), qui disait que chaque partie devait faire des efforts. Des propositions, nous en avons à faire, on pourra peut-être vous les présenter.

Pour terminer, je crois que ce travail, votre travail, Messieurs les Députés, c'est une vraie opportunité pour que l'on aille plus loin vers cette transition qui est attendue. En tout cas, si je devais aspirer à un monde meilleur, ce serait un système, une équation, où nous sommes un régime protecteur pour les PME, où le ruissellement – puisque l'on en a souvent parlé, chacun avait sa religion sur la question – sera plus direct, et va vraiment bénéficier aux filières agricoles. Et je l'assume, je pense qu'il faut trouver le point d'équilibre dans la relation avec les grandes multinationales ultras rentables qui n'ont pas pour priorité le pouvoir d'achat. En tout cas, je pense que même si l'union est difficile, elle est aujourd'hui indispensable, et que même si nous avons fait des choses, je considère que tout n'a pas été parfait du côté d'Intermarché, mais en tout cas une impulsion politique a été donnée, j'espère que c'est la bonne. Je crois personnellement, selon mes convictions, que c'est la bonne, de tendre la main et d'essayer de trouver des solutions. En tout cas, j'espère qu'on va pouvoir persévérer et améliorer notre système.

Monsieur le Président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les Députés, je vous remercie de votre attention. J'ai été un peu long, mais c'était important de vous expliquer notre différence et nos convictions sur le schéma.

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