Pour être tout à fait sincère, puisque c'est l'exercice, je dois vous avouer que je suis à la fois heureux et préoccupé par cette audition.
Heureux d'un échange avec vous, bien sûr, d'abord en raison de la considération que je dois, avec mes collaborateurs, à la Représentation nationale. En prenant connaissance des premières auditions, je vous avais écrit que j'avais le sentiment que les questions soulevées relevaient davantage des pures questions et relations commerciales et que mes collaborateurs seraient mieux placés pour vous répondre techniquement. Vous m'avez indiqué que vous souhaitiez évoquer la stratégie et l'avenir de la grande distribution – ce qui me paraît à la fois tout à fait utile et, à mon sens, plus essentiel – et comme beaucoup de gens qui n'y ont jamais mis les pieds se sont exprimés depuis trois mois sur ce secteur, qu'un acteur qui y travaille donne son avis ne peut pas faire de mal.
Préoccupé ensuite, parce que si je dois reconnaître que je n'ai pas pris connaissance de l'ensemble de vos travaux, les comptes rendus qui m'ont été transmis, ce que j'ai pu lire de certaines auditions publiques m'ont donné parfois le sentiment qu'au lieu d'un débat constructif et serein sur l'ensemble de la filière agroalimentaire, s'était exprimée trop souvent devant vous une nouvelle volonté – je dis « nouvelle », parce qu'elle est finalement très ancienne et très classique – de diabolisation des – je cite, puisque je crois que c'est le titre de votre commission – «… pratiques de la grande distribution ». Je ne suis pas convaincu, pour être tout à fait honnête, que ce soit le meilleur moyen d'aborder le sujet, assez « franco-français » dans son approche et traité d'ailleurs sous cet angle-là à de multiples reprises.
Bien sûr, il existe des dysfonctionnements dans les relations entre l'industrie et la distribution. Bien sûr, il y a des excès condamnables. Sans doute ces relations connaissent-elles des désaccords – j'allais vous dire, comme dans toutes les relations d'affaires. Au contraire d'un certain nombre de personnes qui se sont succédé, il m'est arrivé d'être dans d'autres secteurs, je vous avoue que je n'ai pas vu de grandes différences dans les relations d'affaires entre les secteurs que je connaissais avant et celui-là. J'ai l'impression que l'on a parfois devant vous exagéré un peu l'anomalie et généralisé la caricature. Pour ma part, puisque vous m'y invitez, je vais essayer d'apporter une contribution à votre réflexion, d'abord en rappelant quelques éléments sur le contexte des relations entre la distribution et ses fournisseurs. Ensuite, en vous livrant quelques commentaires sur les différents points qui ont été régulièrement soulevés devant vous.
D'abord, vous m'autoriserez à vous rappeler dans quel cadre la distribution évolue. Contrairement à ce que j'ai beaucoup entendu, la grande distribution a un rôle dans un pays, dans une société, dans une économie. Carrefour a 60 ans cette année. Au cours de ces 60 années, la distribution a eu un rôle principal, premier, pas le seul, mais celui-là est essentiel : démocratiser l'accès à la consommation. Vous le savez, dans les années 50, 60, c'était des produits dits « de luxe » : le foie gras, le saumon, certains vins frais etc. Dans les années 60, c'était des produits liés au non alimentaire, micro-informatiques, téléphones portables. Aujourd'hui, nos clients attendent de nous de rendre accessibles le bio, le manger sain, la qualité. C'est l'ambition de carrefour, résumée par ce qui est devenu, vous le savez sans doute, dans nos statuts, comme la loi PACTE nous y autorisait, notre raison d'être : « la transition alimentaire pour tous ». Au cours de ces 60 années, la distribution a répondu aux exigences de plus en plus fortes des consommateurs. Elle est aujourd'hui en position de garant de la qualité et de la sécurité alimentaires. Elle est le relais des industriels et du monde agricole, car elle est aux avant-postes de la relation avec les clients. La distribution française, Carrefour en particulier, est aussi aux avant-postes du commerce mondial. Carrefour, groupe le plus mondial parmi les acteurs français, a permis la diffusion des produits français et, au-delà, d'une image de la France dans les 40 pays où nous sommes aujourd'hui présents.
Aujourd'hui, la distribution française est confrontée à une rupture historique liée aux nouveaux modes de consommation, liée à la transformation digitale. Ses grands concurrents mondiaux ont changé de visage. Ils s'appellent Amazon, ils s'appellent Alibaba. Leur chiffre d'affaires est trois fois plus important que celui du groupe Carrefour, leur capitalisation boursière, 50 fois supérieure, et leur taux de croissance était situé entre 30 et 50 %. Vous le savez parce que vous suivez bien d'autres secteurs, dans de nombreux secteurs, ce qui nous guette, ce qui nous menace, c'est qu'il n'y ait plus guère d'espace entre les États-Unis et la Chine. Cela peut être le cas pour la distribution.
Cette logique de globalisation qui voit s'affronter des géants disposant de marchés intérieurs vastes et solides impose une taille critique que les entreprises européennes, et parmi elles les entreprises françaises, n'atteignent pas. Cela a entraîné des regroupements, parfois capitalistiques, parfois non capitalistiques qui sont à tort critiqués. À mon avis, il est inévitable et souhaitable qu'il y en ait d'autres. Alors que nous devons affronter une transformation sans précédent pour mener cette bataille, nous sommes aussi, vous le savez évidemment, pénalisés par une fiscalité inadaptée. L'impératif aujourd'hui est de mettre un terme au déséquilibre fiscal entre des enseignes comme les nôtres et les plateformes universelles, qu'elles soient américaines ou chinoises.
Nous avons le grand bonheur de payer en France 83 impôts différents. À chiffre d'affaires équivalent, nous créons quatre fois plus d'emplois, et ces plateformes déversent leurs produits sur nos marchés sans payer de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ni quasiment aucun impôt. Nous faisons face – et c'est le sujet notamment de votre commission – à de grands industriels mondiaux. Ces grands industriels trouvent une croissance nouvelle chez les « géants » que je viens d'évoquer. Les caractéristiques de ces grands industriels, c'est qu'ils sont plus importants, plus internationaux, plus concentrés, souvent dominants sur leurs marchés ou leurs familles de produits, et surtout, ils sont plus rentables. En vous rejoignant il y a quelques minutes, je lisais l'étude qui vient d'être publiée par le cabinet de stratégie OC&C qui montrait que la profitabilité moyenne des 50 premiers acteurs des produits de grande consommation dans le monde était à un niveau record de 18,5 %. Je me suis donc livré au même exercice pour les 50 premiers distributeurs mondiaux. Nous sommes à 0,7 %. Vous mesurez là la différence de puissance, puisque la puissance économique ne vient pas du montant de chiffre d'affaires, elle vient de la profitabilité des modèles. Vous les connaissez ces entreprises qu'on a beaucoup entendues ici, elles s'appellent Coca-Cola, Unilever, Nestlé, Procter & Gamble.
Avec le temps, le marché français est devenu de moins en moins essentiel. C'est le cas y compris pour les entreprises françaises avec lesquelles Carrefour a une relation historique. Prenons le cas de nos partenaires, de Danone, ils réalisent 10 % de leur chiffre d'affaires en France. Pour Carrefour, la France c'est 60 % de son chiffre d'affaires. En France, Carrefour dispose d'une part de marché qui est autour de 20 %. Cela vous donne une idée du très faible poids que représente aujourd'hui Carrefour pour un acteur comme Danone : 2 % de son chiffre d'affaires mondial. Un point distingue la France et la distribution française : la part des petites et moyennes entreprises (PME). Carrefour travaille avec 6 000 PME en France. Ces marques, des PME, des très petites entreprises (TPE), des entreprises de taille intermédiaire (ETI) représentent 22 % du chiffre d'affaires de notre enseigne, mais 50 % de notre croissance. Chez Carrefour, nous avons une relation ancienne et durable avec ces PME. Elles jouent un rôle stratégique d'équilibre par rapport aux grands industriels mondiaux. C'est l'importance des marques de distributeurs (MDD). Elles assurent la diversité de nos assortiments. Elles favorisent l'innovation.
La distribution, enfin, continue de contribuer à l'emploi alors même qu'elle souffre. Prenons encore le cas de Carrefour, c'est 10 000 personnes en France. Si nous avons eu un plan de départs en 2018, nous avons embauché au cours de cette même année 40 000 nouveaux collaborateurs, dont près de 10 000 en CDI. Je ne compte pas les emplois indirects qui sont liés aux activités de la distribution.
J'en viens, mesdames et messieurs les députés, à certains points qui ont été soulevés au cours des auditions publiques. Je n'ai pas eu accès aux propos qui ont été tenus en commission à huis clos, évidemment. D'abord, oui, je l'ai dit en introduction, je le répète, il peut y avoir des dysfonctionnements ou des excès dans les pratiques de la distribution. Pour autant, il ne me paraît pas acceptable de jeter régulièrement l'opprobre sur un secteur tout entier. S'il y a des dysfonctionnements, que représentent-ils par rapport aux milliers d'entreprises avec lesquelles nous travaillons de manière constructive et positive, aux accords réussis avec ces mêmes partenaires, aux millions de commandes que nous passons chaque année, aux millions de factures que nous réglons chaque année, aux tonnes de documents contractuels qui nous imposent une réglementation sourcilleuse ?
Venons-en à quelques-uns des points qui ont été évoqués devant vous. Je voudrais m'exprimer sur cinq d'entre eux. Premier point. J'ai lu que notre secteur ne serait pas concurrentiel. J'ai même entendu les mots « collusion », « cartel », « oligopole ». Je me suis interrogé, plongé dans des affres de perplexité. Je me suis demandé si c'était un coup de chaud des 15 derniers jours de juin, un trait d'humour devant votre commission, ou un mensonge éhonté, mais comme ceux qui ont tenu ces propos ont fait le même exercice que moi en ouvrant la séance, je me suis dit que cela devait plus probablement être un trait d'humour. C'est un trait d'humour, monsieur le président, parce que le marché français – c'est un acteur dans 40 pays qui vous parle – est le plus compétitif du monde. Quand je parle avec mes camarades de Tesco en Angleterre ou de Walmart aux États-Unis, ils me disent : « Mais comment faites-vous dans un marché aussi compétitif ? » Aucun marché dans le monde n'a, comme le marché français de la distribution, autant d'acteurs qui disposent d'une part de marché entre 7 et 20 %. Aucun marché ne connaît une telle intensité concurrentielle, aucun marché n'est aussi faiblement concentré.
Deuxième point : certaines personnes auditionnées soutiennent que les regroupements à l'achat français ou internationaux seraient des « monstres » conçus pour imposer la loi du plus fort ou facturer des prestations, même fictives. La domination des enseignes et des alliances à l'achat est proprement inexistante vis-à-vis des grands industriels mondiaux qui contrôlent leurs marques, qui sont, comme je le disais tout à l'heure, 20 fois plus rentables en moyenne que les acteurs de la distribution, et génèrent une part de notre chiffre d'affaires plus grande que la part que nous représentons dans leur chiffre d'affaires. Or ce sont eux qui constituent, vous le savez, le périmètre des alliances à l'achat. Un seul chiffre pour illustrer cette idée : nos achats pèsent 1 % du chiffre d'affaires mondial de nos 20 premiers fournisseurs. Si nous ajoutons Envergure, 1,5 %. Qui peut, avec un raisonnement économique vraiment très simple, croire que les fournisseurs qui sont compris dans le périmètre de ces regroupements, qui sont parmi les groupes les plus puissants au monde, se retrouvent en situation de dominé par ces alliances à l'achat ?
Troisième point, mesdames et messieurs les députés, les négociations. Mon Dieu, que de légendes cette activité emporte avec elle. Laissez-moi d'abord exprimer une conviction forte. Le commerce, c'est et cela doit rester le fruit d'une négociation entre un distributeur et un fournisseur. La négociation, c'est un acte fondateur, incontournable, nécessaire de notre métier ! Quel est l'arbitre final de cette négociation ? Une seule personne : le client. L'échec d'une négociation, c'est dans les magasins qu'il se constate. Depuis 60 ans, la négociation, cela ne sert pas à rien, contrairement à ce que j'ai pu lire. La négociation, c'est ce qui permet de redistribuer du pouvoir d'achat aux Français. C'est ce qui permet de lutter contre quelque chose dont on a oublié que c'est un problème macroéconomique : l'inflation. C'est ce qui permet de maintenir et d'améliorer le niveau de vie de la plupart de nos concitoyens. Ces négociations, bien sûr, elles peuvent être difficiles, parfois elles se terminent in extremis. Elles peuvent aussi, dans l'immense majorité des cas, très bien se passer, comme toutes les négociations dans tous les secteurs d'activité. Lorsqu'il y a des excès, croyez-moi, ils sont vite connus et réprimés.
Quatrième point : les déréférencements. Le principe est simple. Les déréférencements sont réprimés lorsqu'ils sont abusifs, comme tout contrat qui est violé abusivement. Le problème – parce qu'il y en a un s'agissant de la distribution –, c'est que même un déréférencement parfaitement légal, auquel il est procédé après un échange, un préavis, un délai raisonnable, est critiqué et remis en cause. Pardon, mais ce n'est pas acceptable. La liberté de choix du distributeur doit pouvoir pleinement s'exercer. C'est une autre forte conviction que je veux partager avec vous. Le commerce est une activité qui ne peut s'épanouir que dans la liberté.
Cette liberté est essentielle, en particulier pour procéder chaque année à de très nombreux arbitrages, arbitrer entre des produits, en ajouter, en supprimer, en créer. C'est une liberté qui touche à l'essence de notre métier, le commerce. Ne pensez pas, mesdames et messieurs les députés, que notre liberté n'est pas étroitement surveillée. Le droit de la concurrence français, les contrôles de l'administration, les enquêtes de l'autorité et de la concurrence, croyez-moi, ne sont pas défaillants. Un seul chiffre sur ce point : Carrefour a fait l'objet de 2 000 enquêtes de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) depuis 2015. Carrefour est présent dans 40 pays, je vous le disais, nulle part existe-t-il un tel encadrement.
Cinquième point : les marques de distributeur (MDD). Elles sont critiquées depuis leur naissance par les grands industriels. Pourtant, elles sont essentielles. Carrefour a inventé les produits libres en 1976. Depuis plus de 40 ans, les MDD y ont trouvé leur place. Les clients les apprécient. Sans doute à l'origine les produits des distributeurs avaient-ils un côté générique imitant la qualité et le packaging choisi par les industriels, mais les marques propres, vous le savez, ont beaucoup évolué. Elles ne sont pas des substituts médiocres ou low cost de marques emblématiques. Beaucoup de MDD, notamment de Carrefour, sont désormais des produits de qualité, parfois même des produits premium, qui sont développés pour répondre à de nouveaux besoins du consommateur. Il peut même s'agir de produits de niche, du prêt à manger, ou encore de produits responsables. Certains produits distributeurs viennent également combler des manques au sein de catégories qui ne sont pas totalement couvertes par les grandes marques. Ces produits apportent de l'innovation. Mettons-nous dans la position du client, dont je n'ai pas beaucoup entendu parler ici. Voici des produits qui sont compétitifs du point de vue du prix ou de la qualité, ou des deux, élargissent le choix qui lui est offert, apportent de l'innovation qui poussent les grands industriels à améliorer leur propre offre et conduisent à singulariser les distributeurs. Le rôle de ces MDD est donc particulièrement important.
Je voudrais terminer par trois points en conclusion. Premier point. Imputer à la distribution les difficultés du monde agricole est simpliste, fallacieux et, pardonnez-moi, irresponsable. Nous achetons chaque année en direct pour un milliard d'euros de produits agricoles. Nous avons d'ailleurs pris des engagements encore supérieurs cette année à l'égard de la production française. Depuis près de 30 ans, Carrefour travaille avec plus de 25 000 producteurs autour de ce que nous appelons les « Filières qualité Carrefour », des filières agricoles avec des milliers de producteurs et d'éleveurs, en leur donnant de la visibilité sur des contrats pluriannuels, sur des volumes, des prix, et des cahiers des charges extrêmement exigeants pour le consommateur. Le monde agricole, vous le savez, a des sujets de transformation, des sujets de transition, des sujets difficiles. Je sais qu'ils s'y engagent fermement, mais continuer, comme je l'entends parfois de la bouche des industriels, à entendre dire que c'est le comportement de la distribution qui explique les difficultés du monde agricole, encore une fois, c'est fallacieux, et peu responsable.
Deuxième point, l'équation demandée à la distribution est extrêmement difficile à résoudre. Il nous est demandé, monsieur le rapporteur, de faire trois choses : maîtriser les prix aux consommateurs, car nous sommes redevables de quelque chose d'assez important : le pouvoir d'achat des ménages, de bien rémunérer les producteurs, car sinon nous les fragilisons, et de garantir la qualité. C'est notre responsabilité à l'égard des clients. Vous avez, mesdames et messieurs les députés, l'habitude de travailler sur des textes qui doivent concilier des impératifs contradictoires. Nous devons aussi exercer cette contradiction. C'est la noblesse de ce métier, d'ailleurs. Je ne dis pas que nous y parvenons chaque jour, mais croyez-moi, si nous n'y parvenons pas, ce seront les clients qui nous sanctionneront les premiers.
Troisième et dernier point. Au fond, je dois vous dire que je trouve simpliste, et là aussi déplacé, de faire croire que les relations entre les distributeurs et les fournisseurs ne sont fondées que sur des rapports de force. Face aux grands groupes industriels mondiaux, il faut des distributeurs forts pour maintenir l'équilibre entre les PME. La concurrence n'est pas verticale, elle est horizontale. Chez Carrefour, nous considérons que la contractualisation des relations entre les acteurs du commerce est la seule voie du progrès. C'est la démarche que nous suivons avec nos partenaires, c'est la seule manière de mettre un terme à la chaîne de défiance qui s'est installée entre les producteurs et les industriels. Mettre un terme à cette défiance est aussi, me semble-t-il, un des rôles de votre commission. Cela impose une analyse du secteur loin des caricatures et des clichés. Une analyse du secteur objective, impartiale et des passionnés.