Intervention de Agnès Pannier-Runacher

Réunion du mercredi 24 juillet 2019 à 18h30
Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances :

Je vous remercie d'avoir organisé cette commission d'enquête sur un sujet d'actualité.

La régulation des relations commerciales et, partant, la lutte contre les abus auxquels peut conduire la puissance de marché ou d'achat sont fondamentales pour le bon fonctionnement et les performances de notre économie. À ce titre, le ministère de l'économie et des finances assure une mission d'ordre public économique analogue à celle qu'assure le ministère de l'intérieur entre les Français.

Il faut prendre la juste mesure des rapports de force à l'oeuvre sans bien évidemment succomber à la tentation de la caricature mais tout en prenant en compte les points forts et les points faibles de l'ensemble de la filière – on parle d'ailleurs beaucoup de la filière agricole mais il faut également parler des autres filières, dont la droguerie-parfumerie- hygiène (DPH), qui fait partie du même écosystème.

Il convient tout d'abord de brosser un tableau de la situation de la distribution française.

Force est de constater que nous traversons un moment de profonde transformation des modèles, des modes de consommation et de la concurrence sur le plan tant national qu'international. Il faut en tenir compte, en statique et en dynamique.

Vous le savez, la distribution française est confrontée à des difficultés financières : pertes importantes d'Auchan, licenciements chez Carrefour, endettement de la holding du groupe Casino – dont la communication financière nous renseigne sur ce qu'il en est.

Il faut également compter avec des concurrents « entrants » du numériques, qui ne sont d'ailleurs pas nécessairement sur le territoire français – ce qui soulève des questions d'application de la loi – et avec des concurrents étrangers comme Action, qui vont se positionner d'une manière extrêmement agressive, pas nécessairement d'ailleurs dans le domaine de l'alimentaire mais, plutôt, dans celui de la DPH.

L'industrie agroalimentaire est confrontée à un certain nombre de défis sur lesquels vous et les parties prenantes de la filière avez travaillé dans le cadre des États généraux de l'alimentation (EGA). Il s'agit notamment d'assurer un juste revenu aux agriculteurs, donc de réfléchir à la manière de créer de la valeur et de la répartir dans l'ensemble de la filière. Les taux de rentabilité de l'industrie de transformation de ces produits premiers semblent plutôt meilleurs que ceux de la distribution mais les pertes sont réelles à l'international – je pense à la perte de parts de marché à l'exportation. En fait, si l'on ne tient pas compte des boissons, nous sommes en déficit commercial Et ce déficit a tendance à se creuser. Là encore, nous sommes potentiellement confrontés à un déficit d'investissements, d'innovation et d'ambition. La question de la création de la « juste valeur », dont on peut faire profiter le consommateur et qui répond à ses attentes, est donc essentielle.

Je tiens à rappeler le cadre général de l'action qui est déployée pour réguler les relations commerciales et lutter contre les abus.

Le droit des pratiques restrictives de concurrence répond à la volonté de préserver des relations commerciales transparentes et loyales entre professionnels et à la nécessité d'éviter que le pouvoir de négociation d'un opérateur ne conduise à une compression excessive des marges en amont, préjudiciable à l'investissement et à l'innovation, pouvant conduire à l'évincement du marché des acteurs efficaces.

La signature, en 2014, de plusieurs accords de coopération à l'achat concernant six grands distributeurs et l'apparition récente de centrales de référencement internationales ont intensifié la concurrence par les prix entre ces enseignes et créé des tensions entre les différents maillons des filières agricoles et alimentaires. C'est sans doute là l'une des raisons pour lesquelles nous sommes réunis aujourd'hui.

Le déséquilibre des relations inter-commerciales entre les entreprises se manifeste également dans d'autres secteurs : l'hôtellerie, les télécommunications, le commerce électronique.

Vous savez que le ministère de l'économie et des finances a récemment assigné Amazon en raison de ses pratiques contractuelles déséquilibrées à l'encontre de ses partenaires commerciaux. Il est intéressant de noter que cet acteur a été assigné parce qu'il est en train d'étudier des entrées dans d'autres marchés, dont ceux qui intéressent la grande distribution, en particulier, la DPH. Je vous renvoie à l'offre en ligne sur les couches culottes qui, au regard des prix pratiqués, même parmi les plus compétitifs, est particulièrement agressive ; de surcroît, nul besoin de se déplacer ! Sur d'autres marchés, notamment le marché américain, une offre est également proposée dans le domaine alimentaire. Nous devons donc nous montrer particulièrement vigilants dans le secteur du commerce électronique.

Le législateur a conféré au ministre de l'économie et des finances le pouvoir d'agir en justice au titre de la défense de l'ordre public économique, je l'ai dit, cette action contentieuse pouvant donner lieu à des sanctions dont le plafond a été récemment renforcé : amende civile de 5 millions, de 5 % du chiffre d'affaires ou de trois fois l'indu. C'est ce qui nous a permis, la semaine dernière, d'assigner en justice le premier acteur de la distribution française en visant trois fois l'indu car, compte tenu des éléments dont nous disposions, de la séquence et de l'historique des assignations transmises au juge le concernant, l'amende maximale nous semblait justifiée. Il s'agit donc d'une appréciation du cas d'espèce, également fondée sur la façon dont cet acteur a pris en compte ou non les messages qui lui ont été adressés par la puissance publique.

Cette assignation, semble-t-il, fait réfléchir d'autres distributeurs. Depuis lundi, j'ai noué quelques contacts qui témoignent d'un vrai questionnement dans ce secteur sur la façon de se repositionner et de sortir d'une « guerre des prix » qui, finalement, détruit de la valeur pour l'ensemble de la filière. J'ajoute que chacun est particulièrement pénétré de l'idée que si la défense du pouvoir d'achat constitue d'évidence un enjeu majeur, il est aussi possible, à partir de la structure de coûts, de travailler sur la logistique, qui représente quasiment 70 % des coûts de distribution. Nous avons donc des leviers d'action.

Nous nous situons presque dans le contexte de la théorie des jeux : quand un acteur bouge, les autres bougent aussi, ce qui entraîne une escalade dont il nous semble qu'elle doit être aujourd'hui remise en cause à travers ce « tropisme » du prix bas à aller chercher dans la chaîne des fournisseurs.

Depuis trois à cinq ans, l'administration prend de plus en plus en compte les enjeux liés à cette situation à travers un certain nombre de lois – loi Hamon de 2014, loi Macron de 2015 –, le renforcement des sanctions, des assignations plus régulières assorties d'amendes plus élevées. La volonté de faire bouger les lignes est bien présente.

Dans le cadre de la loi ÉGAlim pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine, durable et accessible à tous, j'ai appuyé l'action de la DGCCRF afin que l'arsenal dont nous disposons soit intégralement utilisé. C'est ainsi, je crois, que la situation évoluera car je ne suis pas persuadée qu'une mesure législative seule puisse faire bouger les lignes. Nous pourrons par exemple revenir sur la question des promotions mais l'histoire a toujours montré que des trésors d'habileté sont déployés pour contourner la loi d'une manière ou d'une autre.

Une jurisprudence constante montre qu'aujourd'hui, le juge appuie l'action de l'État, ce qui facilite celle du ministre. Nous pouvons quant à nous nous y appuyer pour aller plus loin mais à travers des actions proportionnées car, encore une fois, il ne s'agit pas de désigner tel ou tel acteur à la vindicte populaire mais de faire en sorte qu'il n'y ait aucun intérêt à franchir les bornes du déséquilibre économique.

Au cours des dix dernières années, l'activité du ministère en matière de contentieux devant les juridictions civiles, tribunaux de première instance, cours d'appel, cour de cassation, a donné lieu à près de 270 décisions de justice sur le fond et de procédure confondues.

Elles ont contribué à dessiner le cadre procédural dont j'ai parlé mais, aussi, à définir très finement la notion de déséquilibre significatif. Nous pensons qu'il s'agit là d'un outil assez utile au regard d'une transcription européenne qui reviendrait à faire l'inventaire de toutes les modalités de ce déséquilibre mais qui présenterait l'inconvénient de ne pas intégrer tous les éléments auxquels nous pourrions être confrontés, ce qui interdirait certaines actions.

La définition française, qui a d'ailleurs été simplifiée dans l'ordonnance du 24 avril 2019, est donc précieuse même si l'on peut, bien sûr, transcrire dans le droit français la directive européenne en en reprenant les têtes de chapitre. Il convient toutefois de maintenir une ouverture d'appréciation de cette notion.

Je tiens également à dire que la DGCCRF a été la première, en 2017, à engager une action judiciaire contre une centrale d'achat, l'INCA-A, centrale commune à Intermarché et Casino, qui, depuis, a été dissoute.

L'action de l'administration se resserre donc et je suis intimement persuadée qu'il faut continuer d'agir en ce sens, avec détermination et dans la transparence, tant avec les parlementaires qu'avec les acteurs de la filière et en utilisant le levier de la communication. Le name and shame est ainsi utile pour assurer la transparence sur la réalité de ce que sont les relations commerciales auprès des consommateurs

S'agissant des perspectives, le Gouvernement est évidemment par principe très ouvert à des adaptations si elles peuvent améliorer la régulation des relations commerciales. Il examinera très attentivement les propositions de la commission d'enquête.

Les progrès sont d'ores et déjà patents, notamment grâce aux évolutions récentes – je pense à la loi ÉGAlim et à ses ordonnances. Je recommande principalement de répondre aux attentes de stabilité législative des entreprises, de jouer de tous les leviers dont nous disposons et de réaliser une évaluation – qui a d'ailleurs vocation à vous être confiée, d'une manière ou d'une autre. Nous verrons ainsi comment il conviendrait de faire évoluer le droit.

S'agissant des promotions, même si cette question ne relève pas tout à fait de cette audition, on commence à entendre que nous sommes peut-être allés trop loin dans certaines filières, avec certains acteurs, et que nous sommes en train de déséquilibrer des PME qui n'avaient rien demandé. Nous devons, là aussi, faire preuve de souplesse. Nous avons voulu réaliser une expérimentation dans un cadre adapté mais n'hésiterons pas à nous saisir à nouveau de la question.

Je tiens aussi à rappeler le travail effectué concernant les pénalités logistiques. A ainsi été remis à votre assemblée, en février 2019, un guide sur lequel nous nous appuyons pour effectuer les contrôles. Un travail doit être fait sur les autres secteurs d'activité – je pense à la DPH, secteur un peu ignoré alors qu'il subira les conséquences d'autres éléments de la loi.

Enfin, je vous suggère de vous rendre dans une Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte), plus particulièrement dans celle de l'Île-de-France, qui effectue en ce moment un certain nombre de contrôles. Vous connaîtrez ainsi les conditions pratiques d'exercice de son métier sans qu'il soit besoin, en tout cas pour le président et le rapporteur de la commission d'enquête, de quelques formalités administratives que ce soit. J'ignore si d'autres parlementaires peuvent s'y rendre mais cela contribuerait à alimenter vos réflexions : qu'est-ce qu'une procédure, combien d'enquêteurs y sont-ils impliqués ? Vous pourriez discuter avec eux de leur expérience.

Si, à un stade ou à un autre, il nous est possible de connaître certaines pratiques que des industriels auraient mentionnées et qui pourraient permettre de mieux cibler nos contrôles, sachez que nous sommes évidemment ouverts. Toutes les informations ne peuvent peut-être pas être partagées mais, sachant que les fournisseurs sont désormais protégés par un récent arrêt « General Electric » autorisant à dresser des procès-verbaux sous anonymat, nous pourrons protéger ceux d'entre eux qui craignent de perdre des référencements, dont nous savons combien ils sont importants.

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