Commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs

Réunion du mercredi 24 juillet 2019 à 18h30

Résumé de la réunion

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  • centrale
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La réunion

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La séance est ouverte à dix-huit heures trente.

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Nous accueillons Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances chargée, notamment, des questions liées au commerce. Elle est accompagnée par Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), M. Malo Carton, conseiller entreprises et participations de l'État, et Mme Aigline de Ginestous, cheffe de cabinet, conseillère territoires et Parlement.

Avec M. Grégory Besson-Moreau, rapporteur, et les membres de notre commission d'enquête, nous allons procéder à votre audition, madame la secrétaire d'État, puis à des échanges portant sur les négociations commerciales, leur équilibre, la part prise par les enseignes de la distribution et les centrales d'achat.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Les personnes auditionnées prêtent serment.

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Je précise que cette audition sera d'abord publique, puis, que nous passerons au huis clos car nous souhaitons évoquer avec vous des points plus stratégiques et confidentiels qui ont été abordés lors de certaines auditions, en particulier à huis clos.

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Je vous remercie d'avoir organisé cette commission d'enquête sur un sujet d'actualité.

La régulation des relations commerciales et, partant, la lutte contre les abus auxquels peut conduire la puissance de marché ou d'achat sont fondamentales pour le bon fonctionnement et les performances de notre économie. À ce titre, le ministère de l'économie et des finances assure une mission d'ordre public économique analogue à celle qu'assure le ministère de l'intérieur entre les Français.

Il faut prendre la juste mesure des rapports de force à l'oeuvre sans bien évidemment succomber à la tentation de la caricature mais tout en prenant en compte les points forts et les points faibles de l'ensemble de la filière – on parle d'ailleurs beaucoup de la filière agricole mais il faut également parler des autres filières, dont la droguerie-parfumerie- hygiène (DPH), qui fait partie du même écosystème.

Il convient tout d'abord de brosser un tableau de la situation de la distribution française.

Force est de constater que nous traversons un moment de profonde transformation des modèles, des modes de consommation et de la concurrence sur le plan tant national qu'international. Il faut en tenir compte, en statique et en dynamique.

Vous le savez, la distribution française est confrontée à des difficultés financières : pertes importantes d'Auchan, licenciements chez Carrefour, endettement de la holding du groupe Casino – dont la communication financière nous renseigne sur ce qu'il en est.

Il faut également compter avec des concurrents « entrants » du numériques, qui ne sont d'ailleurs pas nécessairement sur le territoire français – ce qui soulève des questions d'application de la loi – et avec des concurrents étrangers comme Action, qui vont se positionner d'une manière extrêmement agressive, pas nécessairement d'ailleurs dans le domaine de l'alimentaire mais, plutôt, dans celui de la DPH.

L'industrie agroalimentaire est confrontée à un certain nombre de défis sur lesquels vous et les parties prenantes de la filière avez travaillé dans le cadre des États généraux de l'alimentation (EGA). Il s'agit notamment d'assurer un juste revenu aux agriculteurs, donc de réfléchir à la manière de créer de la valeur et de la répartir dans l'ensemble de la filière. Les taux de rentabilité de l'industrie de transformation de ces produits premiers semblent plutôt meilleurs que ceux de la distribution mais les pertes sont réelles à l'international – je pense à la perte de parts de marché à l'exportation. En fait, si l'on ne tient pas compte des boissons, nous sommes en déficit commercial Et ce déficit a tendance à se creuser. Là encore, nous sommes potentiellement confrontés à un déficit d'investissements, d'innovation et d'ambition. La question de la création de la « juste valeur », dont on peut faire profiter le consommateur et qui répond à ses attentes, est donc essentielle.

Je tiens à rappeler le cadre général de l'action qui est déployée pour réguler les relations commerciales et lutter contre les abus.

Le droit des pratiques restrictives de concurrence répond à la volonté de préserver des relations commerciales transparentes et loyales entre professionnels et à la nécessité d'éviter que le pouvoir de négociation d'un opérateur ne conduise à une compression excessive des marges en amont, préjudiciable à l'investissement et à l'innovation, pouvant conduire à l'évincement du marché des acteurs efficaces.

La signature, en 2014, de plusieurs accords de coopération à l'achat concernant six grands distributeurs et l'apparition récente de centrales de référencement internationales ont intensifié la concurrence par les prix entre ces enseignes et créé des tensions entre les différents maillons des filières agricoles et alimentaires. C'est sans doute là l'une des raisons pour lesquelles nous sommes réunis aujourd'hui.

Le déséquilibre des relations inter-commerciales entre les entreprises se manifeste également dans d'autres secteurs : l'hôtellerie, les télécommunications, le commerce électronique.

Vous savez que le ministère de l'économie et des finances a récemment assigné Amazon en raison de ses pratiques contractuelles déséquilibrées à l'encontre de ses partenaires commerciaux. Il est intéressant de noter que cet acteur a été assigné parce qu'il est en train d'étudier des entrées dans d'autres marchés, dont ceux qui intéressent la grande distribution, en particulier, la DPH. Je vous renvoie à l'offre en ligne sur les couches culottes qui, au regard des prix pratiqués, même parmi les plus compétitifs, est particulièrement agressive ; de surcroît, nul besoin de se déplacer ! Sur d'autres marchés, notamment le marché américain, une offre est également proposée dans le domaine alimentaire. Nous devons donc nous montrer particulièrement vigilants dans le secteur du commerce électronique.

Le législateur a conféré au ministre de l'économie et des finances le pouvoir d'agir en justice au titre de la défense de l'ordre public économique, je l'ai dit, cette action contentieuse pouvant donner lieu à des sanctions dont le plafond a été récemment renforcé : amende civile de 5 millions, de 5 % du chiffre d'affaires ou de trois fois l'indu. C'est ce qui nous a permis, la semaine dernière, d'assigner en justice le premier acteur de la distribution française en visant trois fois l'indu car, compte tenu des éléments dont nous disposions, de la séquence et de l'historique des assignations transmises au juge le concernant, l'amende maximale nous semblait justifiée. Il s'agit donc d'une appréciation du cas d'espèce, également fondée sur la façon dont cet acteur a pris en compte ou non les messages qui lui ont été adressés par la puissance publique.

Cette assignation, semble-t-il, fait réfléchir d'autres distributeurs. Depuis lundi, j'ai noué quelques contacts qui témoignent d'un vrai questionnement dans ce secteur sur la façon de se repositionner et de sortir d'une « guerre des prix » qui, finalement, détruit de la valeur pour l'ensemble de la filière. J'ajoute que chacun est particulièrement pénétré de l'idée que si la défense du pouvoir d'achat constitue d'évidence un enjeu majeur, il est aussi possible, à partir de la structure de coûts, de travailler sur la logistique, qui représente quasiment 70 % des coûts de distribution. Nous avons donc des leviers d'action.

Nous nous situons presque dans le contexte de la théorie des jeux : quand un acteur bouge, les autres bougent aussi, ce qui entraîne une escalade dont il nous semble qu'elle doit être aujourd'hui remise en cause à travers ce « tropisme » du prix bas à aller chercher dans la chaîne des fournisseurs.

Depuis trois à cinq ans, l'administration prend de plus en plus en compte les enjeux liés à cette situation à travers un certain nombre de lois – loi Hamon de 2014, loi Macron de 2015 –, le renforcement des sanctions, des assignations plus régulières assorties d'amendes plus élevées. La volonté de faire bouger les lignes est bien présente.

Dans le cadre de la loi ÉGAlim pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine, durable et accessible à tous, j'ai appuyé l'action de la DGCCRF afin que l'arsenal dont nous disposons soit intégralement utilisé. C'est ainsi, je crois, que la situation évoluera car je ne suis pas persuadée qu'une mesure législative seule puisse faire bouger les lignes. Nous pourrons par exemple revenir sur la question des promotions mais l'histoire a toujours montré que des trésors d'habileté sont déployés pour contourner la loi d'une manière ou d'une autre.

Une jurisprudence constante montre qu'aujourd'hui, le juge appuie l'action de l'État, ce qui facilite celle du ministre. Nous pouvons quant à nous nous y appuyer pour aller plus loin mais à travers des actions proportionnées car, encore une fois, il ne s'agit pas de désigner tel ou tel acteur à la vindicte populaire mais de faire en sorte qu'il n'y ait aucun intérêt à franchir les bornes du déséquilibre économique.

Au cours des dix dernières années, l'activité du ministère en matière de contentieux devant les juridictions civiles, tribunaux de première instance, cours d'appel, cour de cassation, a donné lieu à près de 270 décisions de justice sur le fond et de procédure confondues.

Elles ont contribué à dessiner le cadre procédural dont j'ai parlé mais, aussi, à définir très finement la notion de déséquilibre significatif. Nous pensons qu'il s'agit là d'un outil assez utile au regard d'une transcription européenne qui reviendrait à faire l'inventaire de toutes les modalités de ce déséquilibre mais qui présenterait l'inconvénient de ne pas intégrer tous les éléments auxquels nous pourrions être confrontés, ce qui interdirait certaines actions.

La définition française, qui a d'ailleurs été simplifiée dans l'ordonnance du 24 avril 2019, est donc précieuse même si l'on peut, bien sûr, transcrire dans le droit français la directive européenne en en reprenant les têtes de chapitre. Il convient toutefois de maintenir une ouverture d'appréciation de cette notion.

Je tiens également à dire que la DGCCRF a été la première, en 2017, à engager une action judiciaire contre une centrale d'achat, l'INCA-A, centrale commune à Intermarché et Casino, qui, depuis, a été dissoute.

L'action de l'administration se resserre donc et je suis intimement persuadée qu'il faut continuer d'agir en ce sens, avec détermination et dans la transparence, tant avec les parlementaires qu'avec les acteurs de la filière et en utilisant le levier de la communication. Le name and shame est ainsi utile pour assurer la transparence sur la réalité de ce que sont les relations commerciales auprès des consommateurs

S'agissant des perspectives, le Gouvernement est évidemment par principe très ouvert à des adaptations si elles peuvent améliorer la régulation des relations commerciales. Il examinera très attentivement les propositions de la commission d'enquête.

Les progrès sont d'ores et déjà patents, notamment grâce aux évolutions récentes – je pense à la loi ÉGAlim et à ses ordonnances. Je recommande principalement de répondre aux attentes de stabilité législative des entreprises, de jouer de tous les leviers dont nous disposons et de réaliser une évaluation – qui a d'ailleurs vocation à vous être confiée, d'une manière ou d'une autre. Nous verrons ainsi comment il conviendrait de faire évoluer le droit.

S'agissant des promotions, même si cette question ne relève pas tout à fait de cette audition, on commence à entendre que nous sommes peut-être allés trop loin dans certaines filières, avec certains acteurs, et que nous sommes en train de déséquilibrer des PME qui n'avaient rien demandé. Nous devons, là aussi, faire preuve de souplesse. Nous avons voulu réaliser une expérimentation dans un cadre adapté mais n'hésiterons pas à nous saisir à nouveau de la question.

Je tiens aussi à rappeler le travail effectué concernant les pénalités logistiques. A ainsi été remis à votre assemblée, en février 2019, un guide sur lequel nous nous appuyons pour effectuer les contrôles. Un travail doit être fait sur les autres secteurs d'activité – je pense à la DPH, secteur un peu ignoré alors qu'il subira les conséquences d'autres éléments de la loi.

Enfin, je vous suggère de vous rendre dans une Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte), plus particulièrement dans celle de l'Île-de-France, qui effectue en ce moment un certain nombre de contrôles. Vous connaîtrez ainsi les conditions pratiques d'exercice de son métier sans qu'il soit besoin, en tout cas pour le président et le rapporteur de la commission d'enquête, de quelques formalités administratives que ce soit. J'ignore si d'autres parlementaires peuvent s'y rendre mais cela contribuerait à alimenter vos réflexions : qu'est-ce qu'une procédure, combien d'enquêteurs y sont-ils impliqués ? Vous pourriez discuter avec eux de leur expérience.

Si, à un stade ou à un autre, il nous est possible de connaître certaines pratiques que des industriels auraient mentionnées et qui pourraient permettre de mieux cibler nos contrôles, sachez que nous sommes évidemment ouverts. Toutes les informations ne peuvent peut-être pas être partagées mais, sachant que les fournisseurs sont désormais protégés par un récent arrêt « General Electric » autorisant à dresser des procès-verbaux sous anonymat, nous pourrons protéger ceux d'entre eux qui craignent de perdre des référencements, dont nous savons combien ils sont importants.

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J'ai écouté attentivement votre réponse à la question au Gouvernement posée, hier, par Grégory Besson-Moreau sur les négociations commerciales, notamment concernant un certain nombre de mauvaises pratiques identifiées. J'ai perçu votre volonté et votre détermination de les cerner et de les corriger, ce dont je me félicite. Je m'intéresse à ce sujet depuis des années. Je vous avoue que, parfois, je me suis interrogé sur la volonté réelle du pouvoir politique, en haut lieu, d'apporter les corrections nécessaires. En l'occurrence, l'envie d'avancer est là pour travailler à l'émergence de négociations plus collaboratives et faire reculer la confrontation. Je tenais à vous le dire.

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Je vous remercie pour le pragmatisme dont vous, votre cabinet et Mme la directrice générale de la DGCCRF faites preuve.

Nous vous avons entendu parler des centrales d'achat, des regroupements actuels, passés et, lors de certaines auditions, de ceux qui seraient à venir, mais vous ne nous avez pas parlé des centrales de services. Leclerc vend ainsi des services via Coopelec et Coopernic, Système U via Carrefour C.W.T., basé à Genève, et Intermarché via AgeCore, basé aussi en Suisse. Ces trois acteurs réalisent entre 95 % et 98 % de leur chiffre d'affaires en France. Peut-être devrait-on les remercier d'envisager d'emmener des acteurs importants de l'industrie agroalimentaire internationale à l'étranger mais les industriels de ce secteur ne critiquent pas moins assez souvent leurs taux de service ! D'aucuns ont parlé de fictions ou, même si le trait a peut-être été un peu forcé, de barrières de péage qui seraient à l'horizon dès que l'ouverture pointe…

Que pensez-vous de ces centrales de services ?

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Les acteurs de la grande distribution en parlent assez peu, à la différence des centrales de référencement et d'achat, les centrales internationales, qui n'ont aucune fonction de référencement ou d'achat mais vendent des services. Les termes sont un peu confondus mais il est certain que plusieurs assignations ont visé à contester la valeur des services rendus. Cela ressemble terriblement au management fees, où toute la question est de savoir si le pourcentage à verser correspond à un nombre de « jours-homme », à une prestation correspondant à la part de chiffre d'affaires ou au montant payé.

Nous avons donc procédé à des assignations pour contester la valeur des services rendus par les enseignes par rapport aux coûts que cela représente pour les fournisseurs. Ce fut le cas pour Carrefour et Système U, assignés sur la base d'un avantage sans contrepartie.

Carrefour vendait ainsi des plans d'implantation des produits par types de magasins – ce qui ne semblait pas avoir une utilité immédiate ou, en tout cas, les fournisseurs n'étaient pas demandeurs – ou des services statistiques pour la panélisation dont le coût était manifestement disproportionné par rapport à ceux d'entreprises spécialisées comme Nielsen ou Iri. Le groupe a été condamné à une amende de deux millions d'euros et à la restitution de 16 millions à ses fournisseurs. C'est donc un élément de contrôle que nous prenons en compte.

L'enseigne Système U, quant à elle, vendait des services de diffusion du tronc d'assortiment commun qui ne comportaient que des informations générales sur les produits des fournisseurs et ne correspondaient à aucun service commercial effectif. Nous l'avons condamnée à une amende de 100 000 euros – qui serait probablement plus élevée aujourd'hui – et elle a dû restituer 77 millions à ses fournisseurs.

Je partage donc votre préoccupation. De tels contrôles doivent être systématiquement effectués, de préférence à la suite de signalements de la part des fournisseurs ; l'analyse des risques nous permettant de chercher au bon endroit. Ces enquêtes sont un peu longues et assez complexes puisqu'il faut justifier la restitution de l'indu. Il faut également faire en sorte que l'amende ne soit pas trop faible. Soit les distributeurs restituent ce qui ne leur appartient pas, soit ils passeront entre les gouttes et ne rendront rien. L'espérance du gain étant nécessairement positive, ils ne sont pas incités à avoir une conduite proportionnée.

Je vous rejoins donc et vous confirme que nous avons quelques dossiers sur le feu concernant ces centrales.

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Nous avons quelques difficultés pour faire venir certains acteurs de la négociation internationale dans le domaine des services, du référencement et du développement : je le disais, ils sont souvent basés à Zürich, Genève ou Bruxelles. Si certains ont joué le jeu, d'autres sont en train de le jouer ou… ne le jouent pas.

Nous ressentons d'ailleurs une certaine pression au sein de cette commission d'enquête. Des avocats montent vite sur leurs grands chevaux et nous envoient des lettres dont nous ne comprenons pas forcément tous les termes.

De quels moyens l'État, c'est-à-dire le Gouvernement français, dispose-t-il face à ces centrales, principalement localisées en Suisse – nous pourrions d'ailleurs nous focaliser sur des pays qui ne sont pas membres de l'Union européenne ?

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Dès lors que nous sommes capables de mettre en évidence la matérialité de la construction et des relations contractuelles avec la France, nous considérons qu'il est possible d'enquêter – nous l'avons fait sur la centrale Eurelec – même si, en l'état, nous sommes limités au territoire français.

En l'occurrence, compte tenu de ce que sont les centres de décision de ces centrales, nous sommes parvenus à prélever 8 000 pages de documents et 5 000 messages d'une centrale basée en Belgique. Nous avons donc de la matière mais il n'en reste pas moins que les enquêteurs de la DGCCRF ne peuvent pas enquêter directement dans une centrale localisée, par exemple, en Suisse.

La récente directive européenne ENC+ vise à faciliter les enquêtes des différentes autorités de la concurrence. Il s'agit probablement d'une aide, mais plus concentrée sur les questions qui relèvent du droit de la concurrence que de l'équilibre des relations financières. Sur le plan européen, nous pouvons progresser, la Commission européenne s'étant saisie de ce sujet, notamment pour des raisons qui tiennent à la consommation, en particulier à la traçabilité alimentaire. La directive PCD peut également nous aider.

L'impossibilité de mener une perquisition dans une société basée en Suisse et la limitation au territoire national, en l'état, n'a pas constitué une restriction pour la conduite de nos investigations. Par ailleurs, dans d'autres enquêtes actuellement en cours, nous disposons d'un certain nombre d'éléments, plusieurs d'entre eux pouvant être saisis par voie électronique.

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Pendant quelques années, la France a été confrontée aux délocalisations industrielles. Ces centrales internationales et européennes, notamment, dites de services, relèvent-elles d'une délocalisation partielle ou totale des négociations commerciales, en l'occurrence en Belgique, au Luxembourg ou en Suisse ?

Monsieur le rapporteur a rappelé, hier, à l'occasion de la question qu'il vous a posée en séance publique que certaines prestations de service sont plus virtuelles que réelles – il a parlé de services fictifs. Certaines centrales internationales peuvent donc être assimilées à des centres de profit facile ; bon nombre de leurs représentants nous ayant expliqué que, finalement, elles permettent surtout de jauger le fournisseur, l'industriel – souvent, des multinationales –, sur sa capacité à faire du résultat et, en fonction de son état de santé financière, de lui proposer des services contre une contribution prétendument reversée localement.

Enfin, les représentants des centrales d'achat et des grandes signatures de la distribution française nous objectent que ces dernières ne sont que l'« effet miroir » de ce que les multinationales ont créé, des écosystèmes internationaux de commercialisation qui les amènent à se regrouper à l'achat, puis, à proposer des prestations de service à des prix dont nous avons pu constater qu'ils pouvaient être prohibitifs et disproportionnés. Qu'en pensez-vous ?

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Je ne ferai pas totalement le parallèle entre délocalisations industrielles et délocalisation de négociations : la matérialité n'est pas la même en termes de nombre d'emplois et de sites permanents. Ces centrales se font et se défont ; elles vivent au gré de partenariats qui peuvent évoluer. Il s'agit donc plutôt d'organisations reflétant des rapports de force dans les négociations commerciales entre acheteurs et fournisseurs. Mais le « déménagement de valeur » n'est pas aussi massif qu'avec une délocalisation industrielle.

Votre deuxième question concerne les centres de profit. Elle sous-entend la délocalisation du revenu, donc de la fiscalité – c'était d'ailleurs présent dans la question de M. Besson-Moreau, hier.

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C'est pourquoi j'ai parlé de centres de profit facile.

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Nous avons interrogé la direction générale des finances publiques (DGFiP). Bien sûr, elle est tenue au secret fiscal. Dans le cadre de sa politique de contrôle fiscal, qui cible plus particulièrement tous les dispositifs d'optimisation fiscale agressive, elle est très attentive aux schémas de transfert de valeurs et aux prix de transfert, mais n'a pas émis d'alertes spécifiques à ce stade.

Les centrales d'achat sont-elles le miroir d'entreprises multinationales ? Il s'agit peut-être d'une vision maximaliste. Les centrales référencent une centaine d'entreprises ; certaines ont de très beaux chiffres d'affaires et exportent, mais toutes ne sont pas de grandes multinationales, puissantes, sans frontières et sans identité. Pour certains fournisseurs – ainsi pour le lait –, la négociation a vocation à se situer en France : le marché est français et le fournisseur produit très majoritairement en France. En réalité, les équipes sont souvent localisées en France.

Mon seul bémol concerne les plateformes internationales d'e-commerce comme Amazon. D'un point de vue concurrentiel, nous devons nous interroger : à quel niveau est-il le plus pertinent de négocier pour créer un rapport de force efficace ? Mais cela concerne un nombre limité de groupes.

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Comment vous et vos services appréhendez la confidentialité – mariages, séparations, remariages alliances, etc. ?

Nous venons d'auditionner Michel-Édouard Leclerc. Eurelec, la Scabel, Copelec, toutes ces sociétés sont hébergées en Belgique, dans le même immeuble. On prétend qu'elles ne se parlent pas, mais on peut supposer que leurs salariés ont le même badge et la même machine à café ! Nous avons donc du mal à croire que ces structures sont totalement cloisonnées, même si elles le sont juridiquement. Comment le gérez-vous au regard du droit de la concurrence français, alors que les entreprises sont situées en Belgique ?

Le rapporteur y a fait allusion dans sa première question : nous avons échangé de nombreux courriers avec des femmes et des hommes de loi, initialement pour refuser les auditions – il a fallu insister – puis pour nous indiquer que, de toute façon, le droit belge s'appliquait…

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

En matière de droit de la concurrence, la bonne nouvelle est que le droit est communautaire. En conséquence, la lutte contre les ententes concurrentielles s'applique en France comme en Belgique.

L'Autorité de la concurrence française, comme la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, classent ces montages comme « à fort risque » et les surveillent. Vous avez souligné la détermination du Gouvernement français et de ses équipes administratives, mais cette détermination est aussi forte au niveau européen. Nous avons pu le constater récemment, à la suite de décisions courageuses, au terme d'enquêtes très fournies.

Il y a deux leviers pour faire évoluer ces rapports de force : la mise en lumière et la sanction des mauvaises pratiques, mais également la mise en valeur des bonnes pratiques, auprès des consommateurs et de l'industrie agroalimentaire. Il faut jouer sur les deux tableaux car cela fait évoluer le chiffre d'affaires des distributeurs et leur permet de gagner, ou pas, des parts de marché. In fine, seul cela les fera bouger. C'est d'ailleurs la limite de l'exercice administratif…

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Nous allons parler de la valeur du produit. Depuis 1996, nous avons adopté la loi du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales, dite « loi Galland », la loi du 28 janvier 2005 tendant à conforter la confiance et la protection du consommateur, dite « loi Chatel », la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie (LME) et la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « loi Macron ». Or on constate une forme de dégradation de la valeur depuis le vote de la LME. Elle permet la libre négociation du tarif dans les conditions générales de vente (CGV). Que penseriez-vous de revenir sur la « loi Chatel », qui a introduit la notion de « triple net », sans conséquences sur le prix tarif ? Ne pourrait-on imaginer une plus grande flexibilité et un meilleur encadrement ? On parle beaucoup de déflation et d'inflation. Certes, les industriels ne jouent peut-être pas le jeu en arrivant dans les box de négociations avec des + 1,7 ou + 1,8 % mais, à l'inverse, la grande distribution est à – 4 ou – 5 % ! Rien n'est caractérisé. C'est du poker menteur !

Ne pourrait-on fixer un plafond et un plancher au-delà desquels il faudrait se justifier et caractériser la déflation ou l'inflation ? En l'absence d'entente, les services de l'État ou un médiateur pourraient trancher.

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, à ce stade, je ne suis pas à l'aise avec l'idée de modifier les contours de la loi. Pourquoi ?

Un rapport de force s'installe toujours dans les box de négociations et, quelle que soit la loi, elle risque toujours d'être contournée… Ensuite, certaines dispositions de la « loi Galland » avaient produit des conséquences non favorables à l'économie. C'est pourquoi la LME était revenue dessus. Nous avons ensuite travaillé sur la question des marges arrières – qui n'ont pas disparu.

Que la négociation ait lieu sur le tarif ou sur les marges arrières, c'est toujours le rapport de force qui prévaut. Dans l'esprit de la loi ÉGAlim, je préfère que la réflexion se situe au sein des filières. Donnons leur chance aux produits – sans mauvais jeu de mots – et réfléchissons à la construction du prix. C'était l'objectif initial de la loi et cela a permis de sortir par le haut dans certains contrats de la filière lait. Ce travail, en amont des interprofessions, et des industriels, serait précieux. Il permettrait d'éviter le jeu de poker menteur que vous évoquez. Il faut également revenir aux plans d'affaires. On entend qu'ils disparaissent : on les regarde une minute, puis on passe aux négociations des prix à la hausse ou à la baisse. La construction aurait vocation à être un peu plus sophistiquée, mais dans un cadre contractuel, car les plafonds et planchers réglementaires seront toujours à côté des réalités de marché.

Lors des négociations annuelles, nous devons pousser chaque filière à faire un pas de plus dans l'organisation de la filière et à donner de la valeur aux contrats pluriannuels. Ainsi, dans la filière porc, certains contrats de passage au bio sont signés sur douze ans, ce qui est très intéressant car, si la filière a beaucoup à faire pour monter en gamme, l'engagement sur une telle durée est compatible avec les investissements nécessaires. Dans d'autres filières, il n'est pas nécessaire de passer des contrats de douze ans entre transformateurs et distributeurs, mais on doit aboutir à un minimum de vérité des prix, sinon la négociation se termine par un rapport de force…

Nous pourrions également faire des recommandations en faveur d'une plus grande transparence de la rémunération des acheteurs et de leurs incitations (ou incentives). J'ai travaillé dans la sous-traitance automobile et peux vous dire que certaines incitations vous amènent à adopter des comportements beaucoup plus agressifs que vous ne vous l'imaginiez pour atteindre vos objectifs.

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J'en viens aux questions de monopole. Dans son rapport de 2015, l'Autorité de la concurrence estime que le rapport de force commence à 15 % de parts de marché. Êtes-vous d'accord ? Si, demain, E. Leclerc fusionne avec Intermarché et récupère 50 % du marché, serait-on dans un rapport de force ? Ne devrait-on pas réduire la voilure ?

La France, forte de toutes ses petites spécificités, fixe la date de fin des négociations au 28 février. Est-ce utile ? Doit-on les limiter dans le temps ? Les acteurs continuent malgré tout à négocier. En outre, quand une nouveauté sort, c'est l'intégralité du contrat qu'il faut rouvrir… Ne faudrait-il pas tout simplement supprimer cette date ?

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Virginie Beaumeunier, directrice générale de la concurrence de la consommation et de la répression des fraudes, m'indique que cela avait été proposé aux acteurs qui, dans leur ensemble, ne l'avaient pas souhaité. Le ministère de l'économie et des finances n'a pas de religion sur le sujet. Mais j'y vois malgré tout un intérêt : cela nous donne des leviers pour déclencher des sanctions administratives quand les contrats ne sont pas conclus et cela nous permet aussi de calculer correctement les demandes reconventionnelles postérieures à l'entrée en vigueur du contrat. Les avantages ne sont donc pas économiques, mais liés aux contrôles.

Vous m'interrogez sur les rapports de force. La concurrence peut être effrayante, même quand vous êtes trois sur un marché, croyez-en mon expérience… Ce n'est pas la répartition des parts de marché qui compte, mais la puissance en face de vous. Les industriels ne se sont pas organisés au mieux pour faire face à ce rapport de force, alors que la distribution explique qu'elle s'est organisée face aux multinationales. Peut-être les industriels ont-ils peur qu'on leur reproche des ententes. Mais ils pourraient utiliser différents leviers pour être plus forts dans la négociation face aux distributeurs.

Le point de basculement – un peu théorique – qui doit alerter, c'est plutôt 25 % de parts de marché, mais il n'est pas gravé dans le marbre et tout dépend des conditions de marché.

Vous avez raison, le droit de la concurrence a toujours été orienté vers les consommateurs. Mais, même aux États-Unis, des universitaires s'interrogent sur l'impact des regroupements – notamment des centrales d'achat – sur toutes les parties prenantes, donc également sur l'amont des filières. C'est particulièrement vrai dans les industries numériques, mais cela peut aussi s'appliquer aux industries plus classiques : les monopsones et les oligopsones peuvent potentiellement faire autant de dégâts que des oligopoles ou des monopoles, et sortir des entreprises compétitives du marché.

J'accueillerai donc positivement une évolution du droit de la concurrence qui tirerait toutes les conséquences du regroupement d'acteurs sur le marché, en appréciant son impact à la fois en statique et en dynamique, et pas uniquement sur les consommateurs, mais aussi sur les sous-traitants, les fournisseurs et l'ensemble de la filière. La problématique est similaire à celle de l'exclusion des petits par achat.

Nous réfléchissons et souhaitons alimenter la Commission européenne – pas seulement dans le secteur commercial. Nous devons adapter notre droit aux nouvelles pratiques de prédation des acteurs qui détiennent une puissance de négociation.

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Beaucoup d'industriels ont souligné la durée très longue des enquêtes. En matière de name and shame, il est bon d'aller vite pour ne pas oublier. Les industriels nous l'ont dit, leurs livres sont ouverts : la DGCCRF vient quand elle veut, voit tout ce qu'elle veut et ils ne cachent rien. Comment pourrait-on améliorer l'efficacité de ces enquêtes ? Cela va de pair avec la proportionnalité des sanctions. Beaucoup l'ont regretté : du fait de la durée des procédures, avant même que la sanction ne soit prononcée, le contrevenant récupère souvent largement la mise – on nous a donné l'exemple d'un distributeur.

Disposez-vous d'une étude de l'incidence des différents modèles économiques de la distribution sur leurs pratiques ou leur robustesse ? Carrefour ou Auchan sont des modèles intégrés. Mais, ceux qui résistent le mieux – Système U, E. Leclerc – sont plutôt des coopératives. Avez-vous analysé les franchises, qui se développent dans les territoires ? Ce modèle, particulier, ne bénéficie par exemple pas toujours des mêmes prix d'achat auprès des centrales. Les conditions sont très différentes et peuvent les mettre en compétition directe avec des distributeurs intégrés.

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Vous avez raison, nous entendons nous aussi la frustration des industriels. Nos enquêtes sont organisées en deux temps : dans un premier temps, nous recueillons les signaux faibles, qui nous permettent ensuite d'alimenter les contrôles. Le second temps est celui de l'enquête, c'est-à-dire du recueil de pièces qui pourront former un dossier qui puisse être communiqué à un juge. L'enquête Eurelec a ainsi duré dix-sept mois, pour 8 000 pages de documentations saisies et analysées. L'assignation, transmise au juge, ne comporte qu'une petite centaine de pages, mais également des annexes.

Nous souhaitons bien entendu éviter tout vice de procédure – du fait d'une pièce manquante par exemple – et ne voulons pas que l'enquête réalisée puisse être contestée par le juge – nous n'avons pas eu trop de soucis jusqu'à présent. C'est la raison pour laquelle nous sommes très vigilants sur la qualité des enquêtes.

Quelles sont nos marges d'amélioration ? Nous avons développé une nouvelle stratégie cette année, en séparant clairement les sanctions administratives et les assignations. Les premières ont le mérite d'être rapidement prononcées et de constituer une petite piqûre de rappel – certaines peuvent tout de même peser plusieurs millions d'euros ! Il faut qu'elles soient proportionnées. Elles sont, par exemple, prononcées quand la contractualisation n'est pas intervenue dans les temps. Mais les sujets ne sont pas de même importance que pour les assignations : ainsi, selon nos calculs, dans le cas d'Eurelec et de l'assignation de E. Leclerc, le distributeur a indûment prélevé 39 millions d'euros l'an passé et 83 millions cette année.

Le feu roulant de l'enquête nous permet d'adresser des signaux plus réguliers au marché. Il est difficile de réaliser une enquête en moins de dix-huit mois. Peut-être pouvons-nous informer plus régulièrement les industriels de l'avancée de la procédure ? Mais c'est surtout la hausse des sanctions qui a crédibilisé l'action de contrôle de l'État. Bien sûr, les sanctions doivent être proportionnées et suffisamment élevées pour que le mis en cause n'ait pas intérêt à tricher. En l'espèce, la répétition de trois fois l'indu protège le distributeur deux ou trois ans. Vous aurez également noté que nous ne reprenons pas l'indu mais qu'il appartiendra aux industriels – dont certains sont de gros acteurs – de le réclamer. Ces 117 millions d'euros sont donc une pure sanction.

En résumé, les sanctions administratives sont rapides, les enquêtes plus longues, mais assorties de sanctions proportionnées à l'indu perçu et au caractère intentionnel ou non de la faute. Certaines enquêtes démontrent une volonté explicite de contourner la loi quand d'autres acteurs font preuve de remords – « J'ai suivi la concurrence pour faire comme les autres, mais j'ai bien compris le message et je suis en train de remettre les choses en ordre ». Enfin, le name and shame permet d'alimenter la chronique, en particulier dans des moments importants des relations entre industriels et distributeurs. Pour mémoire, la procédure lancée contre Google Shopping par la direction générale de la concurrence de la Commission européenne a duré dix ans !

Peut-être un des leviers consisterait-il à élargir les possibilités d'utilisation des sanctions administratives, mais il faut préserver la place du juge et les droits de la défense.

Vous m'avez interrogée sur les modèles économiques : les groupes intégrés sont souvent des entreprises cotées, dont les difficultés sont de ce fait plus rapidement visibles par les actionnaires et le grand public. Les résultats favorables des modèles coopératifs sont probablement liés à des choix opérés il y a trente ou quarante ans, en termes de limitation des frais de structure et immobiliers.

Mais les transformations et les défis sont les mêmes : concurrence du e-commerce sur les produits blancs, changement d'habitudes de consommation, baisse de fréquentation, augmentation de la concurrence. Aujourd'hui, un acheteur peut fréquenter jusqu'à huit enseignes, alors qu'il y a vingt ans, on faisait des infidélités au plus deux ou trois fois à son enseigne préférée ! L'e-commerce se développe, ce qui a des conséquences sur les hypermarchés, d'autant que les consommateurs se tournent de plus en plus vers des structures plus modestes – c'est tout le paradoxe des progrès du commerce de proximité. Le modèle des franchisés se développe, notamment dans des formats de proximité. Nous sommes particulièrement vigilants au risque de verrouillage de la concurrence entre enseignes par l'utilisation de contrats de franchise. La « loi Macron » a facilité les possibilités de changement d'enseigne pour les franchisés. C'est important pour éviter la surconcurrence.

Mais les différences de performances sont aussi liées aux cultures d'entreprise : on a le droit d'être meilleur que les autres, ce n'est pas interdit !

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Ma question est la même que celle de Cendra Motin sur la durée des procédures et le travail des agents de la DGCCRF. En outre, on nous a signalé un manque de contrôles. En avez-vous conscience ? Le ministère y réfléchit-il ? Les Français recherchent la transparence : mettre les moyens nécessaires afin d'effectuer ces contrôles serait donc intéressant.

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Je suis un ministère dépensier et je n'en connais pas qui s'opposerait farouchement à une augmentation de ses moyens ! Plus sérieusement, votre remarque doit nous conduire à nous interroger sur les missions de la DGCCRF. Depuis que je suis arrivée à Bercy il y a dix mois, je constate que cette direction est extrêmement proche des préoccupations des Français. C'est un outil formidable, qu'il faut savoir utiliser plus puissamment. Nous y travaillons, afin de faire en sorte que la DGCCRF se positionne sur des missions stratégiques et qu'elle ne soit pas mobilisée sur celles à faible valeur ajoutée – notamment les diverses commissions auxquelles elle doit participer. Nous avons fait des propositions. De même, le contrôle de premier niveau pourrait être soit délégué, soit repris par d'autres instances. Actuellement, dès qu'un sujet concerne la consommation, on estime que la DGCCRF est compétente. Or tous les contrôles n'ont pas la même valeur. Certaines thématiques prennent de l'importance : équilibre économique dans les négociations, e-plateformes, sécurité, traçabilité et fausses allégations sur les produits, ventes et fraudes – ainsi, en matière de transition énergétique, les enquêtes contre les vendeurs de rêve, de panneaux photovoltaïques qui ne fonctionnent pas ou de fenêtres et d'isolation. Il s'agit d'importants sujets d'enquête. Nous devons donc améliorer notre efficacité et, pour cela, nous délester de certaines missions.

Il nous faut orienter la DGCCRF sur les justes missions, utiliser les moyens numériques pour analyser les signaux faibles, faciliter les signalements – la plateforme SignalConso est testée dans tout le territoire – et alléger le travail des enquêteurs en les équipant de tablettes, qui leur permettent de réaliser leurs contrôles et d'imprimer les procès-verbaux plus rapidement. Tout cela n'a l'air de rien, mais améliore l'efficacité et permet de mobiliser les enquêteurs sur les justes missions.

La réflexion s'étend à l'ensemble des services de Bercy compétents en matière d'ordre public économique. Nous devons développer des continuums. Ainsi, nous disposons de laboratoires communs avec les Douanes et d'experts des deux côtés. Ces deux administrations gagneraient à mieux travailler ensemble. Il nous faut apprendre à mener des enquêtes communes, dresser des procès-verbaux et traiter ensemble les sujets complexes.

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À la suite de l'adoption de la loi ÉGAlim, on a assisté à des « promotions folles » sur les DPH, engendrant une perte totale de valeurs et de références quant à la valeur intrinsèque des produits, sur lesquels on propose des réductions allant jusqu'à 80 % ! Du fait des cartes de fidélité et autres, ces promotions échappent à notre contrôle.

Y a-t-il, finalement, des moyens pour un industriel de protéger la valeur de son produit ? Ou est-il aujourd'hui complètement pieds et poings liés ?

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

On a constaté qu'en 2019, le secteur de la DPH a connu une très forte augmentation des budgets promotionnels demandés par les enseignes, ainsi qu'une multiplication de mécaniques promotionnelles très avantageuses pour les consommateurs, menant effectivement à des remises d'au moins 70 %. Certains fournisseurs ont indiqué avoir parfois connu des augmentations des budgets promotionnels de l'ordre de 50 % par rapport aux années précédentes. Ce développement des promotions sur les DPH peut être analysé comme l'une des conséquences des dispositions de l'encadrement des promotions par la loi ÉGAlim, les produits d'appel se déplaçant vers des produits d'hygiène et d'entretien, telles les couches et les lessives.

Mais je veux également mettre en rapport ce phénomène avec ce qu'on a mentionné au début de l'audition, à savoir que de nouveaux acteurs de la distribution, tel Amazon, sont aussi en train de déplacer les enjeux. Quelle est la part du seuil de revente à perte (SRP) et quelle est la part d'acteurs comme Amazon dans la situation, voilà qui est difficile à dire. En tout état de cause, le résultat est que la DPH est sous pression, avec des phénomènes de promotion extrêmement forts.

Une partie des consommateurs met systématiquement en concurrence les produits sur le critère du prix, chaque fois qu'ils remplissent leurs caddies. En s'appuyant sur les catalogues et sur les informations dont ils peuvent disposer par ailleurs, ils vont chercher la bonne affaire. Les distributeurs répondent donc à un comportement du consommateur, même si d'autres consommateurs deviennent de plus en plus responsables et vont chercher des produits qu'ils jugent bons d'un point de vue environnemental, de la santé ou de l'équilibre économique des petits producteurs.

Pour les autres, le signal prix est en train de prendre une importance majeure, sans qu'ils soient d'ailleurs nécessairement ceux qui sont le plus en difficulté financière. Ils sont en effet entrés dans le jeu du basculement d'une enseigne à l'autre sur la base des prix. Nous avons donc raison de faire preuve de vigilance.

Quant aux moyens d'action, c'est un point qu'on doit intégrer dans le comité d'évaluation de la loi ÉGAlim, pour examiner quels sont les secteurs qui, par répercussion ou par effet de domino, sont touchés. Cette évaluation n'aura lieu que d'ici octobre 2020 – il est vrai que les choses ne vont jamais assez vite à mon goût, mais nous n'avons pas encore beaucoup de recul sur ce qui est vendu.

Si des produits sont vendus sous le SRP, on a quand même théoriquement des sanctions. Il est donc légitime de soulever ce point, comme il est légitime de soulever celui des sanctions.

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Les industriels ont vraiment envie de faire avancer les choses, cela ressort des nombreuses auditions que nous avons menées. Ils seraient même prêts à accepter que soient sanctionnés ceux qui ne dénoncent pas les dérives dans l'application des contrats de la part de la grande distribution.

Au début, ils y étaient plutôt opposés, puis ils sont rendu compte que cela leur fournirait peut-être une petite excuse pour aller porter plainte auprès de la DGCCRF – faute de quoi ils encourraient une sanction. Une sanction qui serait appliquée aux industriels s'ils ne dénoncent pas une mauvaise pratique serait-elle envisageable ? À mes yeux, il s'agit surtout de défendre ceux qui travaillent au sein même de leurs usines, dans les territoires, c'est-à-dire ceux qui subissent au final la pression de la grande distribution, alors qu'ils n'ont rien demandé !

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Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances

Après l'amende de 117 millions que nous avons prononcée, il est clair que pouvoir nous appuyer sur de telles interventions d'industriels nous aiderait auprès du juge.

Même si je comprends complètement votre propos, je me pose cependant la question de savoir comment cela fonctionne. Car, pour qu'une pratique soit sanctionnée, il faut qu'on l'ait vérifiée. Or, comment arriver à la mesurer pour appliquer la sanction ? Que faire de la demande d'un industriel qui se voit imposer un service dont il n'a pas besoin, parce qu'il dispose déjà de métadonnées Nielsen ? De leur côté, les distributeurs ne seront pas dupes. Quant aux services de l'État, ils ne vont pas commencer à faire la chasse aux industriels pour leur reprocher de ne pas avoir indiqué qu'ils ont été maltraités… Le point que vous soulevez est donc pour moi nouveau dans la discussion.

Notre sentiment c'est que le PV anonyme est une bonne protection. Encore faut-il effectivement le faire connaître. S'ils sont suffisamment vagues et suffisamment concentrés sur une même enseigne, comme dans le cas où vous auriez 25 PV anonymes pour un même cas, ils finissent par établir une vérité et il devient un peu plus difficile de savoir qui a dénoncé l'enseigne. C'est pourquoi nous irions plutôt dans le sens du PV anonyme que dans celui des sanctions prises à l'encontre de l'enfant maltraité parce qu'il n'a pas dit qu'il était maltraité !

Peut-être un guide des bonnes pratiques et des bonnes relations serait-il également utile. Sans doute les fédérations peuvent-elles aussi plus facilement dénoncer. Cela est plus facile pour une organisation comme l'ANIA, par exemple, que pour un simple industriel. Il faut s'interroger sur la manière dont les fédérations jouent leur rôle et dont elles peuvent, sans qu'il y ait toutefois entente, organiser un rééquilibrage du rapport de force.

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Nous arrivons presqu'au terme de cette audition. Nous souhaiterions, avant de vous libérer, Madame la ministre, évoquer avec vous le contenu du rapport et un certain nombre de propositions stratégiques qui pourraient être faites. Je vous propose pour cela de passer à la partie à huis-clos de l'audition.

L'audition se poursuit à huis-clos et la délégation qui accompagne la ministre se retire. L'audition prend fin à vingt heures dix.

Membres présents ou excusés

Réunion du mercredi 24 juillet 2019 à 18 h 30

Présents. – M. Thierry Benoit, M. Grégory Besson-Moreau, M. Jean-Claude Leclabart, Mme Cendra Motin, M. Hervé Pellois

Excusé. – M. Arnaud Viala