Deux lectures de ce budget pour 2020 sont possibles. Il y a la vôtre, qui fait valoir une dette stabilisée, un déficit au plus bas depuis dix ou vingt ans, une dépense publique sous contrôle, la baisse des impôts et une fiscalité « verdie », mais permettez-moi de développer une autre vision, une autre lecture de ce budget, qui correspond mieux, me semble-t-il, à la réalité. En fait, comme je vous l'ai déjà dit en commission, ce budget est exactement celui que vous n'auriez pas voulu présenter si la crise des gilets jaunes n'avait pas fait bouger les choses.
Un budget n'est pas un exercice comptable, mais l'expression d'une politique, et force est de constater que, dans le domaine des finances publiques, vous avez assez nettement abaissé votre niveau d'ambition par rapport au début du quinquennat. La violence de la crise sociale a certes pris tout le monde de court, mais je ne pense pas que la bonne réponse était de reléguer au second plan de vos objectifs l'assainissement des finances publiques, ni d'opérer une mutation de votre politique de l'offre – un peu timide, mais positive – vers une politique de la demande un peu « à l'ancienne ». Tout cela produit un budget de court terme, construit sur les sables mouvants de la croissance et des taux d'intérêt bas.
Vous nous dites que ce budget vise à baisser les impôts et à préparer l'avenir. Baisser les impôts est assurément un objectif auquel je souscris, comme tous les contribuables – c'est en effet assez populaire – , mais vous le faites à crédit, et à rebours.
À crédit, parce que ce sont les déficits, la dette et les bonnes nouvelles de la conjoncture qui financent cette baisse. Baisser les impôts d'aujourd'hui pour augmenter ceux des générations futures n'est ni responsable ni durable : ce sont donc des baisses d'impôts non financées.
À rebours, parce que vous avez fait le choix de la consommation des ménages contre un effort supplémentaire en faveur des entreprises – qu'il fallait faire en ces temps de croissance compliquée. Vous oubliez un peu vite que les ménages sont constitués par les travailleurs des entreprises, et que les uns et les autres ne s'opposent pas. La croissance du pouvoir d'achat n'est pas la multiplication des transferts sociaux ou la baisse non financée de certains impôts mais, bien évidemment, la croissance des salaires et des revenus.
Préparer l'avenir est notre responsabilité à tous et j'imagine que le Gouvernement veut le faire. Aujourd'hui, les impôts baissent. En fait, ils augmentent ! Vous avez essayé de détailler tout à l'heure les modalités de cette baisse pour l'impôt sur le revenu. D'une loi de finances à l'autre, les recettes d'impôts nettes ont augmenté de 18,5 milliards d'euros. Depuis 2017, en effet, la France bénéficie d'un vent de croissance et de recettes fiscales exceptionnellement dynamiques – je ne détaillerai pas une fois de plus ce qu'on pourrait dire du prélèvement à la source et de l'impôt sur le revenu.
Vous nous dites parfois que vous réalisez les exploits que nous aurions dû réaliser nous-mêmes plus tôt. Sans doute devons-nous être humbles, mais je rappelle qu'entre 2008 et 2009, au moment de la crise, les recettes fiscales s'étaient effondrées de 53 milliards d'euros d'un projet de loi de finances à l'autre : il y a 70 milliards d'euros de recettes d'écart entre le budget que vous présentez et celui que nous présentions à l'époque. Les réformes que vous faites aujourd'hui devraient donc s'inscrire dans ces perspectives, qui n'ont rien à voir avec celles de 2008 et 2009, et le budget que nous examinons devrait être celui des réformes de fond, ce qui n'est pas le cas.
C'est un budget en 3D : en déficit, en dette et en dépenses publiques.
La prévision de déficit pour 2020 est passée de 0,9 % à 2,2 % du PIB en un an et demi. Une baisse de 0,1 point par rapport à 2019 est le plus faible effort en la matière depuis dix ans – un moindre effort politique et financier. Et quand on se compare, on s'inquiète davantage : la différence de résultat budgétaire est de 400 milliards d'euros entre les excédents allemands et les déficits français sur l'équivalent d'un quinquennat. Je ne suis pas sûr que nous puissions continuer longtemps ainsi.
La dette stagne à un niveau élevé, qui frôle les 100 % du PIB à l'heure où la zone euro a réussi à la réduire de 10 points en dix ans.
Quant à la dépense publique, nous ne faisons pas d'efforts structurels pour la réduire. Vous en « refroidissez » certes l'augmentation, pour reprendre votre mot, mais cette augmentation représentera encore pas moins de 0,4 % en volume en 2020, soit une vingtaine de milliards d'euros, hors crédits d'impôts, sur l'ensemble de la sphère publique.
Il faudrait donc réduire les dépenses, monsieur le ministre. C'est un vaste sujet, car vous nous renvoyez toujours à nos propres propositions. Nous en avons fait un certain nombre, mais vous ne voulez pas les lire. Nous vous renvoyons, quant à nous, à vos responsabilités : c'est au Gouvernement qu'il revient de dire au Parlement en quoi consisterait un projet sérieux, solide et responsable sur plusieurs années, susceptible d'être accepté par l'opinion publique et qui ne changerait pas la France, mais modifierait considérablement le niveau de la dépense publique.
Permettez-moi de donner, à ce propos, quelques exemples et quelques références. Le FMI calcule que nous dépensons entre 1 et 4 points de PIB de plus que nos grands voisins européens dans quelques domaines qui sont notamment ceux de la santé, des prestations sociales et de l'éducation. Réduire cet écart de moitié nous ferait faire 80 milliards d'euros d'économies. Cela supposerait de changer, de transformer et de faire évoluer notre modèle social, qui n'est pas soutenable, afin de le rendre plus durable et probablement plus sain : c'est un chemin parallèle à celui sur lequel nous nous sommes collectivement engagés en matière écologique pour transformer notre économie. Il nous faudra bien un jour résoudre ce paradoxe français qui conjugue un modèle très généreux et une grande insatisfaction sociale.
Pour terminer ce panorama, je dirai un mot de la fiscalité locale et du budget de la sécurité sociale. À la place de la grande loi de réforme complète et totale de la fiscalité locale que vous nous annonciez, l'article 5 de votre projet de loi de finances, très compliqué, ne fait qu'instaurer un système de compensation de la taxe d'habitation. C'est un système alambiqué et recentralisateur, qui brouille la lisibilité de la fiscalité locale, réduit l'autonomie financière des collectivités et creuse encore le fossé entre leurs déficits et celui de l'État, conduisant le contribuable national à financer de plus en plus les investissements locaux.
En ce qui concerne le budget de la sécurité sociale, l'hygiène budgétaire que vous évoquiez, monsieur le ministre de l'action et des comptes publics, voudrait que vous compensiez les dépenses ou les non-recettes que vous avez imposées et qui atteignent un niveau de près de 4 milliards d'euros.
Un budget, ce sont aussi mille points de détail, avec des points de satisfaction et des irritants. J'évoquerai à cet égard trois enjeux clés pour préparer l'avenir, sur lesquels nous pourrions aisément nous retrouver.
Le premier est l'adaptation au nouveau monde numérique pour créer une fiscalité à armes égales. La fiscalité du commerce, essentiellement assise sur le foncier, crée en effet des situations fortement inéquitables entre les acteurs traditionnels et ceux de la vente en ligne. Nombreux sont ceux qui soutiennent l'idée – et, de fait, un grand nombre d'amendements ont été déposés en ce sens – d'une TASCOM, ou taxe sur les surfaces commerciales, déductible sur les entrepôts commerciaux. C'est une bonne idée, qu'il faudrait réaliser.
Monsieur le ministre de l'économie et des finances, une partie des réponses aux défis du numérique devront être multilatérales. L'OCDE, l'Organisation de coopération et de développement économiques, vient de publier une proposition en ce sens et sans doute participerez-vous prochainement à Washington à des réunions sur ce thème. Vous connaissez cependant notre inquiétude à ce propos, notamment pour ce qui concerne l'impact que cela pourrait avoir sur le système fiscal de la France. Il faut négocier les yeux grands ouverts sur la fiscalité du numérique et sur les intérêts de notre pays.
Vous deviez, du reste, rendre le 30 septembre un rapport sur ce sujet au Parlement, et nous serions heureux de le recevoir.
Le deuxième enjeu, c'est la compétitivité de nos entreprises. Vous connaissez notre position sur l'impôt sur les sociétés, mais il ne faut pas qu'il y ait en la matière un chantier à deux vitesses : nous le dirons.
Le chantier prioritaire reste toutefois celui des impôts de production, qui représentent 0,5 % de la valeur ajoutée des entreprises en Allemagne, contre 3,6 % en France. Tout le monde est à peu près d'accord sur ce constat, que le Président de la République vient encore de rappeler. Réduisez donc ces impôts, même si vous ne le faites pas cette année. Nous vous proposerons des amendements en ce sens : inscrivez au moins un calendrier et une trajectoire de réduction.
Le dernier enjeu de ce budget sur lequel je tiens à insister est celui de la fiscalité verte. Là encore, la route est longue. Multiplier par quatre, voire par six, le niveau des malus sur les véhicules d'entrée de gamme, qui représentent 60 % des ventes de véhicules neufs, c'est beaucoup ! De même, imposer aux compagnies aériennes des hausses de taxes qui n'ont rien à voir avec l'écologie fragilise le secteur aérien. J'ai proposé, par un amendement, de réfléchir autrement à la fiscalité verte, afin de faire en sorte que les mécanismes de justice intégrés à nos grands impôts puissent valoir également dans ce domaine. J'espère que vous pourrez ouvrir une discussion solide et sérieuse sur cette question. En tout cas, nous y sommes prêts.
Pour conclure, monsieur le ministre, alors que la croissance s'érode et que les nuages commencent à assombrir le ciel de notre économie, vous avez utilisé une grande partie de vos marges de manoeuvre et du temps dont vous disposez. Dans ce projet de budget, vous avez brouillé nombre de pistes et de messages. J'espère que la longue discussion budgétaire qui nous attend nous permettra d'y apporter plus de clarté.