Ce sont des gens qui ont une formation incendie, capables d'intervenir en cas d'alerte interviennent. Ce ne sont pas des pompiers en poste, comme il en existe dans certaines entreprises privées. Leur réaction immédiate a été l'évacuation du stock de pentasulfure de phosphore. Ce fut une action vraiment positive, majeure, menée par Lubrizol.
Parallèlement, sur le réseau externe, celui du boulevard maritime, quai de France, nous avions quelques poteaux d'incendie qui nous ont permis d'alimenter les engins et de mettre en protection les installations de production qui jouxtent le stockage.
Au début, nous ne sommes pas sur une phase d'extinction. Nous sommes sur une phase défensive. Il faut protéger les installations de production. Si le feu avait pris là, nous aurions pu avoir des explosions très graves. De même, nous avons pu protéger le bâtiment administratif, protéger Triadis qui était à côté et qui n'a pas été touchée par le feu. Je rappelle que Triadis est aussi une entreprise Seveso, qui traite l'incinération de matières dangereuses. Nous étions dans un environnement assez compliqué, qui aurait pu générer des effets dominos majeurs. Au début, nous étions assez démunis.
Qu'est-ce que nous savons sur le stock ? Nous savons qu'il est déposé dans le bâtiment A5. Il s'agit de l'un des scénarios prévus au plan d'opération interne. Ce sont des barils, des fûts de produits finis, essentiellement des additifs pour les carburants, pour nous, des hydrocarbures.
Le scénario du POI établi par l'exploitant, qui date de 2018, prévoit simplement des risques de flux thermiques. Nous retrouvons dans le PPI, qui date, lui, de 2016, un scénario toxique. Imaginez ce feu comme un immense chaudron rempli de pétrole. Cela brûle. Cela fume. Les fumées noires montent. Ce soir-là, elles sont montées à 400 mètres. Que dit le PPI ? Il dit que la zone dangereuse de toxicité forte se situe à une altitude de 100 mètres et qu'elle peut s'étendre jusqu'à 1 340 mètres en longueur. Pourquoi 100 mètres ? Parce qu'avec le phénomène de convection, les fumées montent, c'est-à-dire qu'au sol, vous n'avez rien. Il faut monter dans le panache de fumée pour trouver des fortes concentrations toxiques. La nuit, à partir 340 mètres de hauteur, le phénomène de dilution fait retombez ces concentrations dans des proportions normales – je ne dis pas agréables à respirer – mais qui permettent de dire aux gens : « Vous n'êtes pas en situation de danger immédiat ».
Pour vous donner un ordre d'idée du plafond à 400 mètres, la flèche de la cathédrale de Rouen est à 151 mètres. Le lendemain matin vers 8 heures, quand le plafond est redescendu à 200 mètres, la flèche de la cathédrale de Rouen était toujours visible. Du point de vue du risque, cela veut dire que la lame d'air est acceptable, même si cela ne sent pas bon et qu'il y a des fumées.
Imaginez que cette usine de Lubrizol ait été installée au pied de la colline qui monte à Mont-Saint-Aignan, là, nous aurions eu un vrai problème. Dans notre malheur, nous avons eu la chance que cette usine soit de l'autre côté, que le vent soit un vent de Sud, Sud-Est, ce qui fait que la distance entre Lubrizol et les communes les plus hautes de Rouen était d'environ cinq kilomètres. Le périmètre de 1 340 mètres à la hauteur de 200 mètres était l'élément déterminant de notre raisonnement.
Vous allez certainement me poser la question : « Comment vous, les pompiers, faites-vous pour savoir s'il y a un risque, alors que vous ne connaissez pas les molécules au gramme près ? Il est vrai que nous n'avons pas ces éléments Mais il faut remettre les choses dans le contexte. Nous nous replions deux ou trois fois pendant que les fumées, qui étaient bien là avant que nous arrivions, couvrent l'agglomération. La météo nous annonce un plafond à 400 mètres de 2 heures du matin jusqu'à 8 heures, qui devait descendre à 200 mètres à partir de 8 heures. Dans la journée, des pluies ont malheureusement dilué ce nuage et déposé des suies au sol. Voilà, les éléments que j'avais en ma possession lorsque j'interroge les gens du service d'aide médicale urgente (SAMU) : combien avez-vous d'appels ? Combien de gens sont arrivés aux hôpitaux ? Est-ce que vous avez des gens qui font des malaises dans les rues ? Est-ce que vous avez des hospitalisations graves ? Leurs réponses sont plutôt rassurantes pour le pompier que je suis.
En tant que commandant des opérations de secours auprès de M. le préfet, j'aurais très bien pu me contenter de cela en disant : « Le PPI prévoit un périmètre dangereux de 1 340 mètres, je suis bien au-delà, tout va bien ». La confiance n'excluant pas le contrôle, j'ai décidé, avec mes équipes, de scinder l'opération et de mettre en place un second PC, chargé d'effectuer des mesures.
L'un s'occuperait de l'analyse systémique – ce fameux chaudron dont je vous parlais – ce que l'on appelle dans le jargon « le terme source » qui génère l'incendie, et l'autre des flux, des fumées, de leurs cibles potentielles, à savoir les personnes et l'environnement. J'ai confié le premier à Marc Vitalbo, mon adjoint. Il n'est pas venu tout de suite, parce qu'il n'était pas d'astreinte. J'ai pris la décision de le faire venir quand le COS sur place, qui est quelqu'un d'extrêmement compétent, a vécu trois explosions successives, trois replis successifs. Il faut prendre en compte la dimension humaine de cette affaire. Marc avait un regard neuf et il arrivait à partir de 8 heures pour pouvoir reprendre les choses avec son expérience.
Le second PC, chargé de mesurer sur le terrain ces fameuses fumées, était rattaché directement au COD. Il a mis en place 26 points de mesures dans tout le panache, même en limite de frontière, avec nos appareils de sapeurs-pompiers. Ces appareils ne font pas d'analyse, mais des mesures sur les toxiques habituels que l'on rencontre dans les fumées, comme les dioxydes d'azote ou les oxydes d'azote, qui ont une réponse binaire : cela sonne ou ne sonne pas. Il n'y avait rien. Tout cela confirmait notre analyse. Il y a eu deux reconnaissances du nuage par un hélicoptère, à 6 heures et à 8 heures. Cela nous a permis de confirmer son axe par rapport aux conditions météo et sa largeur maximum. Le front de fumée se déplaçait sur l'agglomération. Il fallait s'assurer de la hauteur de l'espace libre sous la fumée noire.
En tant que directeur, ma mission est de garantir à M. le préfet, qu'il n'y aura pas de morts dans les rues, dans les quelques minutes qui viennent. M. le préfet m'a fixé trois grands objectifs stratégiques :
– éteindre le feu le plus rapidement possible ;
– éviter les destructions secondaires et les morts : j'avais pratiquement 200 pompiers sur place, en plus des gens de Lubrizol. Je pensais en permanence à leur sécurité ;
– éviter la panique : Rouen est un centre urbain. Il y a les gens qui y résident, mais il y a aussi ceux qui travaillent et qui viennent de l'extérieur, c'est-à-dire des flux à gérer.
Dès lors que nous avions recueilli tous ces éléments-là, nous avons déterminé un cône qui impactait 12 communes. Nous avons proposé à M. le préfet, de prendre, sous ce cône, des mesures de mise à l'abri, avec un oeil attentif sur les personnes les plus faibles : les écoles, les élèves, les personnes âgées, les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Les services compétents ont été alertés en conséquence. Nous avons surtout proposé de mettre en place un plan de circulation pour faire en sorte qu'il soit difficile de rentrer depuis l'extérieur et de faciliter les sorties de gens qui voulaient partir, mais surtout de fluidifier le trafic. Des plans de circulation, des fermetures de routes ont été mis en oeuvre. Je vous rappelle mon chaudron. A partir de 8 heures, le plafond de 400 mètres est descendu à 200 mètres. Les taxis et les bus roulant au sol, il était important, pour la continuité de la vie, de fluidifier le trafic pour éviter tout mouvement de panique. Il fallait assurer l'arrivée des secours extérieurs et éviter tout encombrement. Il ne fallait pas que les gens restent statiques dans les fumées. Toute la problématique est la concentration de fumée et le temps d'exposition. Plus vous êtes loin du feu et moins vous restez longtemps, moins vous avez de risques.
Le secteur le plus à risque sur l'agglomération rouennaise à ce moment-là, à 8 heures du matin, était à 100 mètres d'altitude, dans la bande des 1 340 mètres de long au-dessus de l'usine. C'est aussi pour cela d'ailleurs, que nous avons demandé à la préfecture d'informer immédiatement l'aéroport.
Tout cela, imaginez-le en quelques minutes, sans avoir tous les éléments. Il y a souvent eu confusion entre ce que font les pompiers, c'est-à-dire des mesures, et des analyses chimiques qui demandent du temps, qui ont pris parfois plusieurs jours.
Dans le cadre des renforts nationaux, nous avons bénéficié de l'apport d'un véhicule chimique, qui est venu de l'unité militaire de Nogent-le-Rotrou, qui permet de faire de la spectrographie de masse, c'est-à-dire de l'identification, pas de la quantification. À un moment donné, nous avons pris un échantillon, nous l'avons donné à mesurer au spectrographe et l'unité militaire nous a dit : « Voilà la liste des produits ». Lubrizol nous a confirmé qu'elle correspondait à la sienne.
Sur les polémiques, s'agissant de la sécurité des agents et de la prise de masques, dans ce département, nous avons une grande expérience des feux industriels, même s'il faut rester humble par rapport à cela. Récemment, nous avons eu une problématique d'amiante à Dieppe. Il faut savoir que quand vous avez 200 pompiers sur place, on engage toujours un soutien sanitaire opérationnel, un médecin, un infirmier, qui est là, en arrière, pour surveiller et garantir la présence médicale auprès des sapeurs-pompiers, si besoin. Le SAMU aussi a engagé une équipe médicale sur place.
Contrairement à l'idée que l'on peut s'en faire, les fumées toxiques n'étaient pas au pied du feu, elles étaient en hauteur. Néanmoins, les sapeurs-pompiers sont équipés de protections respiratoires, ce que l'on appelle « l'appareil respiratoire isolant ». Dans tous les fourgons, nous avons six dossards, avec une bouteille chacun et quatre bouteilles de réserve. Quand nous passons en phase d'extinction puis de surveillance, nous avons d'autres types de protection. Ce sont des masques que l'on appelle « FFP2 » ou « FFP3 », en papier, qui permettent de se protéger de l'émission des poussières toxiques et nocives, notamment les poussières d'amiante.
Dès le 26 – le feu n'était pas encore éteint – j'ai fait appeler le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions (CHSCT), pour demander, en relation avec notre président, M. Tasserie, qui est un élu du Havre, de réunir dans les délais les plus courts un CHSCT extraordinaire sur cette opération. Il a eu lieu le lundi suivant, avec l'aide de notre médecin-chef, le médecin de Lubrizol et un professeur de médecine, le professeur Gehanno de Rouen. Il a décidé la mise en place d'un protocole de suivi par prises de sang. C‘est assez unique en France. Cela a permis de tracer l'ensemble des pompiers qui sont intervenus, que ce soient ceux du 76 ou ceux des autres départements.
Pour répondre clairement à votre question, nous avons de quoi protéger nos personnels sur le plan respiratoire. Néanmoins, un feu est quelque chose de dynamique, qui évolue dans l'espace et dans le temps. La situation à un moment donné n'est plus la même quelques instants plus tard. Même si nous avons des moyens de protection, je ne peux pas affirmer que pendant toute la durée, tous ces moyens de protection ont été utilisés de façon optimale.
C'est pour cela que j'ai souhaité très rapidement réunir le centre hospitalier spécialisé (CHS), lancer cette procédure médicale, pour rassurer nos sapeurs-pompiers, qui je le rappelle, sont des pompiers aguerris, formés aux risques industriels et acteurs de leur sécurité. Vous ne verrez jamais un sapeur-pompier, quand un plafond s'effondre, rester dessous. Ils savent ce qu'ils ont à faire. Nous leur apprenons à détecter les signes précurseurs des effets thermiques. Ils savent très bien qu'il ne faut pas rester dans les fumées. Il s'agit d'un échange permanent entre le terrain et les hommes qui commandent. C'est extrêmement complexe, puisque tout cela est très dynamique et évolue.
Nous avons des éléments de protection. Nous pourrions toujours en avoir plus, parce que la chaîne de l'air est quelque chose d'important. Je rappelle que c'était un feu hors norme. Il a fallu regonfler nos bouteilles d'air comprimé sur place, gérer les stocks, adapter notre logistique à ces circonstances exceptionnelles.
Nos agents ont reçu chacun une lettre individuelle leur précisant la procédure. Ils devaient aller dans le laboratoire de leur choix. Le laboratoire devait renvoyer les analyses sous pli scellé, parce que nous sommes dans le secret médical. La polémique a commencé à cause de la mention « pli scellé ». Les personnes se sont imaginé que nous leur cachions des choses et que nous ne leur disions rien. Non, c'est la procédure. Le médecin a reçu les analyses, nous en recevons d'ailleurs encore. Nous sommes dans la phase T0. Je rappelle que les analyses sont faites en trois temps pour avoir des éléments de comparaison :
1) à T0 ;
2) à un mois ;
3) à six mois.
Effectivement, dans les analyses qui ont été faites, il y a eu quelques relevés anormaux, mais qui correspondent peut-être à des pathologies qui étaient déjà existantes chez certains sapeurs-pompiers. Je me fie à ce que dit mon médecin. Nous y verrons plus clair lors des deuxièmes analyses qui vont arriver d'ici quelques jours. Dans les sapeurs-pompiers qui avaient des relevés anormaux – il n'y en avait pas tant que cela – il nous en reste un qui fait l'objet d'un suivi particulier. Chaque sapeur-pompier a été appelé par le médecin pour avoir une explication en direct.
Je vois beaucoup de choses dans la presse. Je me permets, par votre intermédiaire, aujourd'hui, de m'adresser à eux et de leur dire qu'il est temps de positiver les choses, de présenter les choses de façon correcte. Ce feu a été éteint en moins de 12 heures. Il n'y a pas un mort, pas une destruction d'immeuble, alors que nous aurions pu tomber dans un drame énorme. Merci, Mesdames et Messieurs de la presse, de nous aider à positiver les choses. Je crois que la population rouennaise en a besoin et nous aussi, pompiers, dans tout ce flot de choses dites ou écrites sur les réseaux sociaux.