Intervention de Jean-Yves Lagalle

Réunion du mercredi 23 octobre 2019 à 15h20
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du service départemental d'incendie et de secours de la Seine-Maritime (SDIS76) :

Ai-je déjà vécu des événements de cette ampleur ? Non. Mais j'ai été sur le feu d'Onduline étant jeune. J'ai combattu également le feu d'Orchies. J'étais sur celui de la Saipol. Il n'y a pas longtemps, j'étais sur celui de Norval. Dans le Puy-de-Dôme, pendant ma période de direction, j'ai connu l'incendie d'une importante usine de produits plastiques sans commander directement la lutte. En tant que pompier, j'ai vécu quelques grands événements industriels. Mais celui-ci dépassait tout ce que je pouvais imaginer. C'est pour cela que j'ai parlé d'un incendie hors normes.

Ai-je le sentiment que cela puisse être intentionnel ? Je n'ai aucune idée de la nature de cet incendie.

Comment vont les hommes ? Mes hommes vont bien. Il y a eu beaucoup d'inquiétudes au départ, mais le sentiment général, partagé, à part peut-être pour un anonyme qui s'est exprimé dans la presse sous le titre « j'ai honte », est la fierté. Je peux vous garantir que la plupart de mes pompiers professionnels, volontaires, je vais même rajouter les personnels administratifs techniques et les personnels de soutien, sont fiers. Je voudrais dire à la presse d'interroger aussi les sapeurs-pompiers qui sont fiers de ce qu'ils ont fait pour la population.

Il est encore un peu trop tôt pour un retour d'expérience. Nous sommes en train de rassembler les éléments. Il y aura beaucoup de choses à dire. Pour moi, le chapeau de tout cela, c'est la sécurité des personnels. Cela se décline en équipements, en formations, en suivis médicaux, en effectifs. Sur les questions de budget de fonctionnement des SDIS, je pense que nous aurons l'occasion d'en reparler, mais il faut aussi évoquer ces questions-là, notamment la question du financement du SDIS dans le département 76, qui est celui qui a le plus d'usines Seveso. Nous disons que les usines sont « génératrices de risques », mais je les vois d'abord comme génératrices de richesse pour la population. Il s'agit d'une richesse qu'il faut défendre.

Ne pourrait-il pas y avoir des gardes postés sur ces sites, comme sur les centres nucléaires de production d'électricité (CNPE) ? Dans notre département nous avons deux centrales nucléaires, Paluel et Penly. Nous n'avons pas de gardes postés sur place aujourd'hui, mais c'est un vrai sujet. Il faudra que nous en débattions de concert, avec les responsables concernés, notamment au niveau national. Ces centrales ont leurs équipes d'intervention. Ce sont des gens formés à l'incendie, qui ont d'autres activités et qui, le moment venu, interviennent, revêtent l'habit de pompiers. Bien évidemment, nous en sommes informés. L'incident de Lubrizol, le retour d'expérience que nous ferons, va dépasser largement le cadre des Seveso, mais intéresser aussi les centrales nucléaires.

Les moyens étaient-ils suffisants ? Clairement, sur cet incendie avec trois hectares de feu d'hydrocarbures, non. Le SDIS, à lui seul, n'aurait pas pu faire face. D'ailleurs, je remercie les collègues de la zone de défense et les collègues de Paris, qui ont été réactifs pour initier les renforts nationaux. La réponse sur ce type de feu n'est pas départementale, elle est régionale, zonale, voire même nationale. La brigade des sapeurs-pompiers de Paris est venue nous renforcer. Nous étions allés les aider pour le feu de Notre-Dame. Nous étions bien contents de les avoir, comme les sapeurs-pompiers privés, les hélicoptères, tous les services de l'État, les employés municipaux des communes, etc. C'était vraiment un travail collectif. Cette montée en puissance des moyens a été nécessaire. Je vous en donne quelques chiffres : plus de 200 pompiers sur le site, plus de 46 engins lourds, et puis surtout – je n'ai jamais vu cela dans ma carrière – plus de 15 kilomètres de tuyaux. Dérouler plus de 15 kilomètres de tuyaux la nuit, à la force des bras, c'est épuisant.

C'est aussi pour cela que je ne suis pas sûr que les moyens de protection individuels aient été utilisés de façon efficace dans la durée. Pourquoi ? Parce qu'il y a l'épuisement, il y a la fatigue, il y a le stress. Nous intervenons dans l'urgence, mais nous faisons un métier à risque et il faut limiter au maximum ce risque. L'un des axes importants de retour d'expérience est que nos sapeurs-pompiers soient encore plus acteurs de leur propre sécurité. À nous de leur donner les moyens. En intervention, l'officier ne peut pas être derrière chaque sapeur-pompier et dire : « Arrêtez, reculez ». Les pompiers savent ce qu'ils ont à faire. Charge à nous de leur donner les moyens d'assurer leur mission. Là, il y a des choses sur lesquelles il faudra vraiment travailler.

Avons-nous demandé au préfet d'informer les maires des 12 communes qui se trouvaient sous le cône dont nous avions modélisé le tracé ? Bien évidemment. Nous avons proposé d'informer ces communes, pour qu'elles prennent des mesures immédiates de restriction de circulation, de mise à l'abri, mais pas de confinement. Le confinement signifie qu'il faut rester chez soi, scotcher les fenêtres, etc. Il s'agissait simplement d'une mise à l'abri, de rester chez soi, d'éviter de circuler en ville, de fluidifier le trafic pour ne pas rester statique dans les résidus de fumée. Des contacts se sont établis mais nous touchons aux limites des missions des sapeurs-pompiers. L'information des populations ou des élus ne relève pas de notre autorité. J'en donne l'idée à M. le préfet qui, lui, la valide.

L'information des maires a été faite par le dispositif de Gestion d'alertes locales automatisées (GALA). Je pense que M. le préfet pourra exprimer un retour d'expérience. GALA est peut-être un peu dépassé aujourd'hui, au regard des moyens modernes de communication. L'alerte des maires est fondamentale. Celles des élus et des populations sont deux choses liées, mais qui sont quand même différentes. Aujourd'hui, avec l'avènement des réseaux sociaux tout va très vite et nos moyens sont en décalage par rapport à cela. Il y a vraiment des choses à travailler sur ces questions d'information des élus, mais également d'information des populations de façon massive. Cela est nécessaire et important. Aujourd'hui, les sirènes sont parfaitement inadaptées.

Si nous donnons un avis sur le PPRT, il n'a pas vraiment de valeur, puisque le PPRT concerne les dispositions d'urbanisme. Pour nous, ce qui est important, c'est le PPI. Sur le bâtiment A5, le PPI prévoyait un feu en masse d'hydrocarbures avec ce fameux nuage. Le scénario du POI d'entreprise, qui lui date de 2018, ne prévoit qu'un feu d'hydrocarbures sans vraiment d'aspect de toxicité. Le jour J, je me réfère au PPI qui lui prévoit une partie toxique à cet événement. Je vous rappelle mon chaudron, ma fumée qui monte à 100 mètres sur une distance longitudinale de 1 340 mètres, là, j'ai de la toxicité.

Je me rends compte qu'à 200 mètres, il va y avoir, du côté de Mont-Saint-Aignan et de Bihorel, des immeubles qui vont être touchés par la fumée. Fort heureusement, nous sommes à 5,8 kilomètres. La fumée s'est suffisamment diluée pour dire aux gens : « Restez à l'abri, n'inhalez pas les fumées ». Si Lubrizol avait été au pied de la côte de Mont-Saint-Aignan, nous aurions eu un vrai problème. J'aurais proposé à M. le préfet de prendre des mesures différentes. Là, nous sommes de l'autre côté de la Seine, Mont-Saint-Aignan est sur le point haut, entre les deux il y a la cathédrale à 151 mètres – c'était mon repère toute la nuit – et je n'ai personne qui habite au-dessus de la cathédrale. C'est comme cela que nous raisonnons de façon pratique.

Sur la question de l'évacuation du pentasulfure, je n'ai pas vraiment de détails. Il faudrait demander à Lubrizol. Je ne me permettrai pas de répondre à leur place, sur leurs propres installations. La seule chose que je sais, c'est que les ouvriers ont fait un travail formidable et important à ce moment-là.

Sur l'alarme, quand il y a un problème dans une usine Seveso, le dispositif est de nous appeler sur le 18. Là, c'est l'usine d'à côté qui nous a appelés. Nous avons fait le lien et c'est comme cela que nous avons déclenché les secours. Normalement, au niveau des sites Seveso, ce sont leurs propres sirènes d'alerte qui se déclenchent en cas de problème. Viennent en complément, sur l'agglomération rouennaise, 31 sirènes qui couvrent 32 communes. Rien n'oblige le préfet, lors du déclenchement de PPI, de les déclencher. Nous en reparlerons peut-être tout à l'heure, parce que c'est un élément important.

Quand vous sonnez une sirène, c'est pour dire aux gens : « Restez chez vous, écoutez la radio ». Le feu s'est déclaré en pleine nuit. Les gens étaient généralement chez eux. Qu'est-ce qui se passe quand vous sonnez une sirène, alors qu'il n'y a pas vraiment de culture du risque dans notre population ? Que font les gens quand vous sonnez la sirène ? Il y en a qui ont les bons réflexes ; il y en a qui vont dehors ; pire encore pour nous, il y en a beaucoup qui appellent le 15 ou le 18 et saturent nos réseaux. Si, d'aventure, il y a un autre feu ou un malaise cardiaque, tout le système est bloqué. Nous nous sommes dits : la population va se réveiller. Nous allons passer un message d'information juste avant que les gens ne se lèvent. Ensuite nous sonnerons la sirène. À la préfecture, je crois qu'ils ont fait le choix de sonner deux sirènes.

La problématique de la sirène est que quand vous la sonnez, ceux qui sont concernés qui dorment à poings fermés et ne vont pas l'entendre ; ceux du secteur d'à côté, qui ne sont pas concernés, vont l'entendre et vont se poser des questions. Pire encore, il y a énormément de gens qui travaillent tôt, qui convergent vers l'agglomération et qui n'entendront pas, de toute façon, les sirènes.

Il faudra réfléchir collectivement à un dispositif moderne et adapté, pour vraiment toucher de près les élus et surtout les populations. Le choix tactique retenu devait éviter l'encombrement et fluidifier la circulation, d'autant plus que j'avais des renforts qui arrivaient et qui ne devaient pas être coincés dans les embouteillages. Nous voulions éviter que ceux qui partaient de Rouen rencontrent ceux qui arrivaient, créant ainsi des risques d'accidents, qui auraient entraîné des interventions statiques sous les fumées. C'est tout cela qui a guidé notre réflexion. Je le concède, il est difficile aujourd'hui pour nous d'agir, d'expliquer et de justifier de tout en même temps. Cela a été d'une grande complexité. Il y a peut-être des pistes de réflexion à mener.

Depuis 2013, il y a eu sept exercices dans l'entreprise. Il s'agit d'une entreprise que nous connaissons particulièrement bien, puisqu'au-delà de ces cinq exercices, dont deux inopinés faits à la demande de la DREAL. Nous travaillons régulièrement avec nos équipes sur les risques chimiques. C'est un établissement qui est bien connu des services d'incendie. Nous y allons à peu près deux fois par an pour entraîner nos équipes. Nous avons quatre sapeurs-pompiers volontaires du SDIS de Seine-Maritime qui travaillent à Lubrizol et un sapeur-pompier volontaire qui a un statut d'expert volontaire au sein du SDIS 27. Pour nous, ce sont des pistes de développement du volontariat. Comme pour les centrales nucléaires, il faut développer cela. Plus les entreprises ont des pompiers, plus ils ont des gens formés, aguerris, qui sont prêts à prendre les premières mesures, et parfois cela peut suffire.

Sur les gens du voyage, dès lors que nous avons étendu le périmètre de 300 mètres à 500 mètres, nous avons prévenu la mairie. Les gens du voyage étaient de l'autre côté. Ils n'étaient pas soumis aux risques thermiques et ils n'étaient pas soumis aux risques toxiques, puisque le vent portait de l'autre côté. Nous avions cette garantie. Quand nous activons une cellule de risques chimiques, nous sommes en permanence reliés aux éléments météo, de direction du vent, d'hygrométrie, etc.

Sur la toxicité, je pense avoir répondu. L'évacuation du pentasulfure s'est faite à 3 heures 10.

Sur les moyens, de mémoire, l'arrêté prévoit une réserve de 2 000 mètres cubes d'eau, avec un réseau incendie de 39 poteaux qui délivrent 360 mètres cubes par heure. Pour éteindre ce feu, il a fallu 29 000 litres par minute pendant quatre heures. C'était hors norme. Tout ce qui avait été prévu sur le papier, en pratique, il a fallu le multiplier par trois ou par quatre. Si on m'avait dit un jour que mes équipes devraient déboyauter 15 kilomètres de tuyaux sur Lubrizol, je ne l'aurais pas cru. Les émulseurs de 96 mètres cubes venaient de Seine-Maritime, de Rubis Terminal, de la compagnie industrielle maritime (CIM), du Havre, de Gonfreville L'Orcher, d'Exxon, de Total. Il y a des mesures d'entraide entre industriels. Nous avons mobilisé les cellules émulseurs (CEM) des trois SDIS de l'Oise, des Yvelines et de la Seine-et-Marne en plus de celui de notre brigade. Il faut avoir à l'esprit que ce sont des émulseurs venus de différents SDIS ne sont pas forcément les mêmes. Leurs mousses sont compatibles et peuvent se mélanger, mais pas les produits entre eux. Ils n'ont pas forcément les mêmes résistances au feu. Certains sont plus efficaces que d'autres. Vous imaginez la complexité.

L'artisan de cela est le colonel Vitalbo. Il a mis en place le dispositif, pour que l'on coiffe le feu en quatre heures. En Angleterre, il a fallu trois jours pour éteindre un feu équivalent. À un moment, il y a eu de la fumée. Nous avons laissé brûler, car il fallait du temps pour protéger les installations. Nous avons installé notre dispositif. Il faut tout démarrer en même temps. Il n'y a pas le choix. Si vous ratez, il y a une nouvelle inflammation et tous les émulseurs que vous avez consommés ne servent à rien. Il ne faut pas épuiser les munitions trop vite. C'est un feu très technique.

La stratégie de prévention des risques sur l'appui du DICRIM passe par l'acculturation de la population. En France, nous voyons bien que nous sommes clairement en retard sur le sujet. Il y a un vrai sujet à prendre en compte.

Sur les questions de sprinklage, je ne me permettrais pas de répondre à la place de Lubrizol. Il faut savoir que les sprinklers étaient une installation fixe au plafond. Ils sont faits pour intervenir rapidement sur un feu naissant et pour l'éteindre. Si jamais cela s'embrase d'un coup, le sprinkler n'est plus efficace, d'autant que si le feu est parti de l'extérieur, comme l'appel le laisse supposer, le sprinkler n'a pas pu jouer sur l'extérieur. Il est fait pour éteindre immédiatement un feu qui se déclare dans le bâtiment. Cela s'est embrasé de façon tellement rapide que le sprinkler n'a pas pu faire son office. Pour savoir comment cela était agencé, il faut demander à Lubrizol, puisque tout était tombé quand nous sommes arrivés. Je n'ai pas le détail de la configuration, mais imaginez un feu pour lequel les sprinklers ne sont pas adaptés. Ils doivent éteindre un feu naissant dans un hangar. Quand c'est l'embrasement général, le sprinkler ne peut pas jouer correctement son office. Par rapport à un départ de feu potentiellement à l'extérieur, reste à savoir comment il a pu générer un embrasement aussi rapide, par rapport à ce que nous avons trouvé. L'enquête le déterminera.

Fort heureusement, il y avait des poteaux sur le site périphérique. Nous en avons utilisé, mais ils ne débitent que 60 mètres cubes par heure. C'est le même débit qui permet de défendre un immeuble d'habitation. Heureusement, il y avait la Seine. Sa proximité de la Seine a été notre atout majeur pour la défense de cet établissement. Toute notre stratégie hydraulique reposait sur les remorqueurs. Nous en avions deux remorqueurs : un en alimentation et un en réserve. Ils ont une puissance de feu énorme qui nous permettait de devenir autonomes, d'éviter tout risque d'avoir une rupture d'eau. Un remorqueur peut fournir 1 300 mètres cubes d'eau par heure. Il fallait du temps pour les acheminer, mais finalement ce temps correspondait à celui nécessaire pour mettre en place le dispositif nécessaire pour circonscrire le feu, dérouler les tuyaux. Il fallait être sûr de pouvoir démarrer un Top Mousse au bon moment. Cela a été fait dans les règles de l'art.

Comment pouvions-nous éviter l'avancée du liquide ? Lorsque nous avons une nappe libre, la seule solution – je ne sais pas si cela est adapté à Lubrizol – ce sont les cuvettes de rétention. Quand un liquide s'étend, si on le met dans une cuvette, il est circonscrit. Cela est plus facile pour nous. Quand vous avez ce que j'appelle une coulée de lave face à vous, vous reculez, et nous avons reculé trois fois. Sur ce feu, l'expression « soldat du feu » a repris tout son sens. C'était une guerre. Nous avons perdu trois batailles successives, mais nous avons fini par la gagner, parce que tous les pompiers, tous les intervenants, y ont mis un engagement total, personnel et collectif. À chaque instant, les gens ont risqué leur vie. Je tenais à le dire.

C'est pour cette raison que je remercie la presse de bien vouloir positiver, car des gens ont risqué leur vie pour sauver la vôtre. Indépendamment de toutes les politiques, je lis beaucoup la presse, parce que je pense qu'elle a un rôle important, notamment dans l'information des populations. Très vite M. le préfet a réuni la presse. Elle a eu un rôle important à jouer auprès de nos centres opérationnels, pour l'information, pour nous aider sur les techniques de communication à mettre en oeuvre. Il s'agit d'un rôle important.

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