Je suis médecin-psychiatre. Je précise que la cellule d'urgence médico-psychologique dont parlait Mme Gardel a été mise en place dès le premier jour, puisqu'elle est censée intervenir dans les catastrophes avec un grand nombre de victimes. Heureusement, il n'y a pas eu de victimes physiques graves. Nous nous attendions à avoir des survivants, des endeuillés, des blessés, ce qui n'a pas été le cas. Elle a donc été désactivée. J'insiste sur le fait que ce sont des infirmiers, des psychologues et des médecins volontaires, qui sont sortis des obligations hospitalières de l'hôpital local de psychiatrie du Rouvray. C'est au bout de quelques jours, à la demande des élus, et en particulier de la maire de Petit-Quevilly, que les autorités, l'ARS et la préfecture, nous ont demandé de mettre quelque chose en place. Ce sont les mêmes personnels que la Cellule régionale d'urgence médico-psychologique (CUMP qui se sont adaptés à une situation qui n'est pas forcément de leur ressort. J'ai appelé cela l'accueil psychologique citoyen, parce que nous n'avons pas constaté de pathologie mentale de stress dépassé comme on pourrait le voir lors d'un attentat. Pour répondre à madame, effectivement, nous avions des gens qui avaient été apeurés par l'explosion, des gens qui étaient autour de l'usine plutôt isolés, c'est-à-dire sans avoir pu discuter avec leur famille ou des voisins. Ce sont des gens qui sont venus parce qu'ils avaient l'impression d'avoir été abandonnés. Surtout, il y avait une colère très importante au regard de la désinformation, un stress important par rapport à l'avenir, un sentiment d'abandon et de complotisme, l'impression qu'on leur cache quelque chose puisqu'on ne leur dit rien. Je tiens à dire que tous les volontaires de la cellule d'urgence, y compris moi-même, sommes impliqués. J'ai aussi des suies dans mon jardin. Nous prenions sur nous, mais du fait de ce sentiment d'abandon, les familles qui vivaient ailleurs ont appelé car elles s'inquiétaient de ne plus avoir aucune information visible.
Je tiens à signaler – avec beaucoup de neutralité – que ce qui a cassé la communication sur cette affaire Lubrizol est le décès du Président Chirac. En effet, d'un instant à l'autre, toutes les chaînes et les réseaux sociaux que regardent les gens, plutôt que les sites de l'ARS ou de la préfecture, et qui étaient en info continue et se sont portés sur le décès du Président Chirac. Rouen a disparu. Le seul média qui s'en préoccupait encore était France bleu Normandie, qui a passé des petits reportages. Pendant ces quelques jours, il y a eu un vide, et c'est vrai que cela a entraîné une angoisse de séparation, car nous savons que ce qui est important dans la gestion de crise, c'est la collectivité, la solidarité nationale, l'impression que les gens sont dans une communion, s'identifient et partagent la difficulté. Tout d'un coup, nous nous sommes retrouvés face à des plateaux forts intéressants sur les débats des années qui ont précédé. Rouen avait totalement disparu des écrans. Je tiens à dire que cela a participé aux plaintes et à ce sentiment que les choses étaient manipulées. On nous a même reproché d'être complices de cette affaire, puisque nous étions là pour soutenir la population. Je souligne que nous avons dit d'emblée que nous n'avions pas de réponse, que nous étions comme eux.
Pour ceux qui se demandent ce que nous faisons dans une cellule psychologique, c'est tout simple. Grâce à la Croix-Rouge, il y avait du café chaud, des collations. Les gens rentraient, échangeaient, constituaient des groupes de paroles. C'est de cela que les gens avaient besoin : se rencontrer et en parler. Il n'y a pas de magie. Cela a été fait dans des locaux de la mairie de Rouen et avec cette ambiance conviviale où nous savions que nous étions tous dans la même situation. Nous parlons de résilience : affronter le stress, affronter l'évènement, s'en sortir par ses propres moyens. Par contre, s'il y avait des toux, des nausées, nous renvoyions sur le médecin traitant. S'il y avait des demandes juridiques, nous renvoyions sur les associations ou les avocats qui manifestaient, quelques mètres plus loin, devant la préfecture.
La colère est un symptôme de stress. Dans les moments de crise, on court-circuite notre cerveau préfrontal – c'est-à-dire le raisonnement et la logique – et on passe à une distorsion cognitive. Cela concerne tout le monde, décideurs comme citoyens. On a un moment de confusion collective. C'est pour cela qu'il est important de donner des informations.
Voilà ce que nous avons tenté de mettre en place de façon assez originale. Je pense que c'est aussi une leçon que nous aurons pour le futur. Nous sommes une société où les gens sont de plus en plus individualistes, mais aussi de plus en plus isolés. Ils ont besoin de cette espèce de cordon ombilical d'information. Sommes-nous toujours conscients de ce côté humain ? Les chaînes d'information continue ont fait défaut. Cela a manqué aux gens et c'est aussi pour cela qu'ils étaient un peu perdus. À ce moment-là, ce média est très thérapeutique. C'est un hasard, mais il se trouve qu'effectivement, il y a eu un black-out sur Rouen pendant quelques jours. C'est essentiellement de cela que les gens se plaignaient, outre les conséquences futures. Ils avaient besoin de repartir chez eux, non pas apaisés sur le fond, mais apaisés sur la forme, c'est-à-dire moins stressés, moins angoissés, sachant qu'il fallait affronter le futur.
Par rapport à la population, il s'agissait globalement d'enfants de dix ans qui avaient eu peur de l'explosion, de personnes âgées isolées, de certains patients qui étaient déjà suivis pour dépression. Cependant, on ne peut pas dire que cela a entraîné des pathologies psychiatriques aiguës. C'est plutôt un vécu dans les rues de Rouen, avec une odeur nauséabonde assez insupportable. Je précise aussi pour l'anecdote que j'ai été élevé dans le Sud-Ouest. À l'époque, il y avait le gaz de Lacq. Il y avait des grandes montagnes de soufre, et quand l'air venait de la mer, toute la région sentait le soufre.