Permettez-moi, tout d'abord, de saluer la démarche de l'Assemblée nationale visant à améliorer l'application des lois dans nos territoires et pour nos concitoyens. Cette préoccupation est partagée par le Sénat et également par le Gouvernement. Il semble inacceptable aux yeux des parlementaires et de nos concitoyens que la loi votée ne soit pas appliquée dès que promulguée ou, à tout le moins, dans un délai raisonnable.
Depuis 1971, le Sénat procède au contrôle de l'application des lois au travers d'un bilan annuel. Qu'analysons-nous sous ce terme ? Ce bilan s'intéresse à la notion de mesures réglementaires d'application attendues par une loi, soit chaque fois que le législateur – nous – inscrit dans la loi « les modalités d'application du présent article sont définies par un décret en Conseil d'État » ou encore « dans des conditions fixées par arrêté, tel article de loi s'applique ». Nous tirons deux résultats principaux de cette notion. D'abord, le taux d'application des lois, qui est le ratio du nombre de mesures d'application attendues prises sur le nombre de mesures d'application attendues totales. Lors du dernier bilan, 589 mesures réglementaires étaient prévues par les lois votées lors de la session 2017-2018 ; 453 ont été prises ; le taux d'application est donc de 78 %. Le délai moyen de prise des textes réglementaires d'application, qui est le deuxième aspect que nous constatons, était de quatre mois et dix-sept jours, un délai particulièrement court au regard de toutes les étapes du processus d'élaboration d'un texte réglementaire.
Ce mode de calcul présente, à mon sens, deux avantages majeurs. Le premier est celui de la cohérence de la statistique dans le temps. La seule modification qu'ont connue les statistiques du Sénat depuis 1971 est la date butoir pour calculer ce taux. Jusqu'en 2011, le rapport était publié au début de l'année n + 1. Depuis les lois de la session 2011-2012, le bilan se fait au 31 mars de l'année n + 1. Ce délai prend en compte l'objectif de six mois que s'est fixé le Gouvernement afin de prendre les textes d'application des lois, dans la circulaire du Premier ministre de 2008. Le deuxième avantage est celui de la comparaison possible avec le travail réalisé par le secrétariat général du Gouvernement (SGG). Afin de pouvoir contrôler le Gouvernement, il est nécessaire que nous parlions de la même chose.
Nous sommes conscients, néanmoins, des inconvénients que présente ce mode de calcul. Il y en a quatre. Premièrement, comme il s'agit d'un ratio mathématique, il ne prend pas en considération l'importance relative des textes réglementaires pris ou non pris. Ma collègue Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, observait, lors de la dernière communication devant la commission : « un seul décret manque et c'est parfois tout un pan de la loi qui n'est pas applicable », et quelquefois pas des moindres.
Deuxièmement, notre taux d'application des lois peut augmenter, non parce que le nombre de mesures prises a augmenté mais parce que le nombre de mesures attendues a diminué. Ainsi, la loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové, dite ALUR, a vu son taux d'application augmenter significativement à la suite de la promulgation de la loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite ELAN, non pas grâce à l'accélération de sa mise en oeuvre, mais en raison de l'abrogation de certaines dispositions rendant dix-sept mesures d'application de la garantie universelle des loyers sans objet. L'article 154 de la loi ELAN a tout simplement abrogé cette garantie qui, de fait, n'a jamais été appliquée.
Troisièmement, ce taux d'application ne prend pas non plus en compte les articles ne nécessitant pas de mesure d'application. Dans notre classification, une loi est dite non mise en application si aucune des mesures réglementaires attendues n'a été prise. Toutefois, pour ces lois, les articles d'application directe sont applicables. En ce qui concerne les délais, par définition, un délai moyen cache des disparités importantes. Ainsi, onze mesures d'application de lois votées lors des sessions 2017-2018 ont été prises dans un délai supérieur à un an. De manière symptomatique, deux décrets ont été pris en décembre 2018 pour une loi votée en 2010, et ce sous la pression d'une décision du Conseil d'État. En outre, par définition, le délai moyen ne prend pas en compte les mesures qui n'ont pas été prises.
Quatrièmement, sa nature mathématique fait que ce taux permet seulement un contrôle quantitatif, et non qualitatif, de la prise des textes d'application. Nous procédons à des rectifications à la marge, par exemple en ne comptabilisant pas une mesure dont nous estimerions qu'elle ne respecte pas la volonté du législateur. Au-delà de ce décompte, un examen qualitatif de chacune des mesures est donc nécessaire. Chacune des commissions s'y emploie à l'occasion de ce bilan, mais aussi au quotidien, à travers les groupes de travail, les rapports d'information et les travaux législatifs. Pour chaque disposition modifiée, nous revenons sur l'état du droit en vigueur. En outre, le Sénat vient de modifier son règlement afin de prévoir que le rapporteur d'un texte se voie confier la tâche de suivre l'application de la loi qu'il a rapportée. Par exemple, Mme Estrosi Sassone vient d'annoncer, en réunion de bureau de la commission des affaires économiques, qu'elle allait approfondir très rapidement un volet de la loi ELAN dont elle a été la rapporteure, concernant la vente de logements sociaux. Voilà comment est approfondi, par un travail qualitatif complémentaire des commissions, le rapport global quantitatif.
Pour ce qui est de la méthode, depuis le départ, ce travail repose sur les commissions permanentes, mieux à même de suivre les lois qui relèvent de leur secteur et qu'elles ont eu à examiner. De manière très concrète, lorsqu'une loi est votée, toutes les occurrences de textes réglementaires d'application, ainsi que les demandes de rapports et d'ordonnances sont recensées. Chaque jour, les secrétariats des commissions examinent le Journal officiel pour voir si les textes attendus ont été pris. C'est un travail fastidieux mais essentiel si l'on veut vraiment être au fait et pouvoir ensuite travailler avec le secrétariat général du Gouvernement pour préparer ce contrôle.
Au début du mois d'avril, nous procédons à un recoupage des statistiques avec le SGG. Il s'agit de voir où se situent les différences entre les décrets pris selon le Gouvernement et ceux pris selon le Sénat, puis d'expliquer ces divergences. Il peut s'agir d'une erreur matérielle – un décret qui n'a pas été vu ou un même décret qui répond à plusieurs mesures d'application d'une loi sans que cela soit indiqué dans les visas ; elle est alors rectifiée. Il peut s'agir aussi de divergences plus politiques, soit que le Sénat estime que le décret pris ne respecte pas totalement la volonté du législateur, soit que le Gouvernement considère la mesure comme déjà satisfaite par une mesure antérieure à la loi mais que le Sénat ne partage pas cet avis. On essaie alors, dans les échanges avec le SGG, de trouver une cohérence dans l'analyse.
Entre la mi-avril et la mi-mai, chaque président de commission présente devant sa commission un bilan d'application des lois relevant de sa compétence. Depuis quelques années maintenant, nous procédons à une audition du secrétaire général du Gouvernement. Ce rendez-vous, désormais traditionnel, est important puisqu'il permet de faire le point, dans des conditions un peu plus informelles qu'en séance, sur tel ou tel décret ou rapport manquant. Il s'agit d'une audition de qualité, technique et parfois vive. Elle se tient en présence de tous les présidents de commission qui en profitent pour interpeller le SGG sur les questions qualitatives les plus saillantes de leur contrôle. Comme nous l'indiquait celui-ci lors de la dernière audition, elle est également l'occasion pour l'administration de faire le point sur des décrets ou rapports en attente sur lesquels leur attention a été appelée. Je souligne, au passage, la qualité du dialogue que nous entretenons sur ce sujet avec le secrétariat général du Gouvernement, et le travail très important effectué par les administrations pour que les textes réglementaires soient pris, et rapidement.
La dernière étape du bilan annuel d'application des lois est le débat en séance, avec le ministre chargé des relations avec le Parlement. Depuis deux ans, il se déroule sous la forme de questions-réponses, propice à un débat plus interactif et peut-être plus technique. Ce travail de suivi de l'application des lois me paraît essentiel. Nous constatons, ces dernières années, des efforts importants consentis par les gouvernements, de tout bord politique, pour améliorer le taux d'application et les délais de prise des textes réglementaires. J'aime à penser que le travail effectué par le Sénat est une utile stimulation, que l'on pourrait comparer, dans l'univers des entreprises privées, avec la pratique du name and shame. À l'approche de la publication du bilan de l'application des lois, on sent une émulation dans le travail en amont. Pour le coup, ce compte rendu public est un aiguillon positif, et le Sénat, et plus globalement le Parlement, font oeuvre utile en réalisant ce travail.
J'ajoute que plusieurs décrets ou rapports en attente nous parviennent régulièrement à chaque exercice ou sont publiés après l'audition du secrétaire général du Gouvernement, ou juste avant le débat en séance. D'ailleurs, on nous apporte des compléments par rapport à l'audition précédente.
J'en viens à mon rôle dans l'élaboration de ce bilan. J'ai demandé aux commissions de se pencher de manière plus approfondie et de me faire remonter des éléments relatifs à une thématique que j'ai choisie. Pour les bilans 2018 et 2019, la thématique était celle des ordonnances. Nous nous sommes rendu compte que le recours aux ordonnances n'entraînait pas une effectivité plus rapide de la norme. De fait, le temps constaté entre la demande d'habilitation et la prise de l'ordonnance est trois fois plus élevé que le délai moyen de vote d'une loi pendant la session 2016-2017 ! On peut bien nous dire que légiférer par ordonnance permet d'aller plus vite et de faire changer plus rapidement les choses au bénéfice de nos concitoyens, une ordonnance nécessite aussi des décrets et des arrêtés, donc un même cheminement qui demande, en l'occurrence, trois fois plus de temps.
Je conclurai mon intervention par trois regrets, qui sont autant de moyens de renforcer le travail de contrôle de l'application des lois.
Tout d'abord, le Gouvernement ne suit pas la prise des arrêtés d'application prévus par les textes. Or ce nombre est significatif : ils étaient plus de soixante lors de la session 2017-2018, c'est-à-dire 10 % des mesures attendues. En fait, le SGG suit les décrets pris par le Premier ministre, mais pas les arrêtés, qui sont pris par les ministères. Pour ces 10 %, les commissions du Sénat doivent solliciter directement les ministères afin d'avoir les éléments.
Ensuite, je regrette le taux désespérément faible des rapports dits de l'article 67 de la loi de 2004 de simplification du droit. Cet article impose au Gouvernement de remettre au Parlement un rapport sur l'application de la loi six mois après son entrée en vigueur. Ce document mentionne les textes réglementaires publiés, les circulaires édictées pour la mise en oeuvre de ladite loi ainsi que, le cas échéant, les dispositions de celle-ci qui n'ont pas fait l'objet de textes d'application nécessaires, et en indique les motifs. Ce travail, s'il est fait dans les délais, doit nous permettre de comprendre pourquoi telle ou telle mesure n'a pas été prise. Or le taux de remise de ce document administratif est à peine de 35 %. Il est parfois remis avec un retard excessif. Le rapport relatif à la mise en application de la loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles, dite loi MAPTAM, qui reconnaissons-le, n'est pas une petite loi, a ainsi été remis quarante-huit mois après sa promulgation, perdant ainsi une grande partie de son intérêt, les choses étant déjà mises en musique.
Enfin, sur le site Légifrance, l'échéancier des décrets d'application gagnerait à être mis à jour plus régulièrement, par souci de transparence vis-à-vis de nos concitoyens. Je prendrai un seul exemple : l'échéancier des décrets d'application de la loi ELAN indique toujours, à la date du 4 novembre, pour la mesure réglementaire relative au 2° du I de l'article 68 : « Publication envisagée en mars 2019 ».