Le sujet que vous avez choisi de traiter fait partie de notre quotidien. Je dois vous avouer que je me suis particulièrement intéressé au vocable que vous avez choisi, celui de « concrétisation » – alors que bien d'autres vocables sont liés à la simplicité du droit, à son applicabilité – qui renvoie précisément à la manière dont le droit s'appliquera sur le terrain. Le CNEN est extrêmement préoccupé de voir l'écart se creuser entre l'intention du législateur et la manière dont le droit produit est interprété, perçu par ses destinataires. Il faut essayer d'identifier les causes de ce hiatus. Dans votre présentation, vous parlez de repérer des points forts et des points faibles. Il est vrai qu'il faut repérer les difficultés et éventuellement la simplicité d'application. La simplicité se gère assez facilement. Par contre, les difficultés sont nombreuses et il faut essayer de faire en sorte que la volonté du législateur soit respectée.
Votre préoccupation est d'observer toutes les étapes de la mise en oeuvre du droit à partir de sa promulgation, afin que les parties prenantes puissent se l'approprier. Or pour ce faire, il faudrait qu'elles puissent être consultées et que les effets du droit puissent être anticipés.
Par ailleurs, je voudrais insister sur le fait que si nous considérons qu'une loi est un être vivant, il faut tenir compte de son ADN pour comprendre comment elle s'appliquera. S'il s'agit d'une proposition de loi, il est probable qu'elle soit inspirée d'élus qui ont une expérience locale et qui essaient de résoudre un problème qui leur a été signalé dans l'exercice de leur mandat. S'il s'agit d'un projet de loi, il n'est pas impossible qu'il réponde à une préoccupation émanant d'une autorité centrale qui défend sa conception de la bonne organisation de la société.
Le CNEN est un poste d'observation idéal du droit qui nous est proposé. En effet, nous voyons les textes législatifs avant le conseil des ministres et avant le Conseil d'État. Nous les voyons de nouveau à l'étape de l'application par les décrets et nous les revoyons éventuellement lorsque ceux-ci sont modifiés, puisque nous retrouvons les « vices de construction » que nous avons déjà identifiés au moment de l'élaboration initiale dans des modifications qui s'avèrent nécessaires par la suite.
Je crois que le Parlement tient la clé de la solution. Il ne faut pas se jeter réciproquement la pierre. Les textes que le Parlement produit ne sont pas de bonne qualité, pour une raison qui nous semble aveuglante : ils vont à un niveau de détail qui rend ce droit absolument incompatible avec l'unité constitutionnelle à laquelle il est toujours fait référence. Notre sentiment est que la loi devrait être plus générale, qu'elle devrait fixer de grandes orientations et qu'il devrait revenir au pouvoir réglementaire d'en définir les modalités d'application.
J'ai été parlementaire pendant 20 ans et je connais les inquiétudes des parlementaires sur le respect, par le pouvoir réglementaire, de l'intention du législateur. Je voudrais également que le législateur se dote des outils pour que son intention soit lisible. Il arrive qu'un texte réglementaire s'éloigne de la volonté des parlementaires, à la suite de l'adoption d'un amendement censé s'expliquer par son texte même. Dans un tel cas de figure, je vous assure qu'il est difficile de déceler l'intention du législateur et que nous regrettons l'absence d'un exposé des motifs expliquant le dispositif. Il me semble que le Parlement lui-même, lors de la fabrication de la loi, doit veiller à ne pas livrer au pouvoir réglementaire un texte dont le niveau de détail serait tel que celui-ci, voulant tout de même montrer qu'il est utile, en rajouterait encore et rendrait les dispositifs parfaitement inapplicables.
S'agissant du pouvoir réglementaire, il a une approche qui est d'autant moins concrète et pratique que, depuis la décentralisation, ceux qui l'exercent n'ont plus d'expérience de terrain. Nos hauts fonctionnaires sont sans doute parmi les mieux formés du monde et constituent l'élite de la nation. Cependant, cette élite vit dans une sorte d'idéalisation du droit, qui ne tient pas compte de la réalité et de la diversité du terrain. Vous avez un pouvoir réglementaire qui a une science absolument admirable, mais qui ne se préoccupe pas vraiment de l'applicabilité ou de la concrétisation du droit produit.
S'y ajoute la pusillanimité de ceux qui appliquent le droit, qui rend celui-ci presque anxiogène. Dans les services du contrôle de légalité, plus la taille du département est réduite, plus le niveau de compétence diminue. Cela étant, vous avez une sorte de surenchère entre les services juridiques des collectivités territoriales et les services du contrôle de légalité, si bien que ce qui devrait s'interpréter d'une manière simple devient compliqué. Il y a une responsabilité collective que nous devons assumer.
Mon propos introductif vise précisément à affirmer qu'il est possible de trouver des solutions. Pour cela, le pouvoir politique qui propose les lois doit s'habituer à ce que le Parlement, qui obéit certes au fait majoritaire pour ce qui relève des orientations politiques, garde le soin de choisir ce qui lui semble le plus raisonnable, au regard de l'expérience de terrain qui est la sienne, pour la mise en oeuvre de ces orientations. Il faut que le Parlement cesse de bavarder et que le pouvoir réglementaire cesse de vouloir régir la vie des Français par le menu détail.
Enfin, il faut faire une différence entre le droit qui régit les relations entre l'État central et les collectivités territoriales, qui, à ma connaissance, sont des administrations publiques, et le droit qui régit les relations entre les administrations centrales et les citoyens, qui ne sont pas des administrations publiques. Il y a donc une très grande différence entre les deux. Il me semble qu'il faudrait élaborer un droit de confiance mutuelle entre l'État central et les administrations locales.