La séance est ouverte à 18 heures 10.
Présidence de Mme Cécile Untermaier, présidente
La mission d'information sur la concrétisation des lois entend M. Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes.
Nous recevons ce soir M. Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), ancien ministre, qui est accompagné par deux de ses collaborateurs. L'intitulé complet du CNEN est : « Conseil national d'évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics ». Il n'est donc pas compétent pour l'ensemble de la législation.
Dans le cadre de notre cycle d'auditions générales, nous avons entendu le 5 novembre dernier M. Stanislas Bourron, directeur général des collectivités locales, qui a insisté sur le rôle très constructif joué, depuis son installation en 2014, par le conseil que vous présidez, afin notamment de faire en sorte que les dispositions réglementaires d'application des lois soient adaptées aux moyens dont disposent les collectivités territoriales et permettent leur mise en oeuvre dans les meilleures conditions.
Nous souhaitons mieux comprendre le type de difficultés auxquelles les collectivités peuvent être confrontées dans l'application des lois sur le terrain et réfléchir ensemble aux moyens qui pourraient être donnés aux parlementaires pour veiller au respect de la volonté du législateur, y compris, bien sûr, par les collectivités.
Le sujet que vous avez choisi de traiter fait partie de notre quotidien. Je dois vous avouer que je me suis particulièrement intéressé au vocable que vous avez choisi, celui de « concrétisation » – alors que bien d'autres vocables sont liés à la simplicité du droit, à son applicabilité – qui renvoie précisément à la manière dont le droit s'appliquera sur le terrain. Le CNEN est extrêmement préoccupé de voir l'écart se creuser entre l'intention du législateur et la manière dont le droit produit est interprété, perçu par ses destinataires. Il faut essayer d'identifier les causes de ce hiatus. Dans votre présentation, vous parlez de repérer des points forts et des points faibles. Il est vrai qu'il faut repérer les difficultés et éventuellement la simplicité d'application. La simplicité se gère assez facilement. Par contre, les difficultés sont nombreuses et il faut essayer de faire en sorte que la volonté du législateur soit respectée.
Votre préoccupation est d'observer toutes les étapes de la mise en oeuvre du droit à partir de sa promulgation, afin que les parties prenantes puissent se l'approprier. Or pour ce faire, il faudrait qu'elles puissent être consultées et que les effets du droit puissent être anticipés.
Par ailleurs, je voudrais insister sur le fait que si nous considérons qu'une loi est un être vivant, il faut tenir compte de son ADN pour comprendre comment elle s'appliquera. S'il s'agit d'une proposition de loi, il est probable qu'elle soit inspirée d'élus qui ont une expérience locale et qui essaient de résoudre un problème qui leur a été signalé dans l'exercice de leur mandat. S'il s'agit d'un projet de loi, il n'est pas impossible qu'il réponde à une préoccupation émanant d'une autorité centrale qui défend sa conception de la bonne organisation de la société.
Le CNEN est un poste d'observation idéal du droit qui nous est proposé. En effet, nous voyons les textes législatifs avant le conseil des ministres et avant le Conseil d'État. Nous les voyons de nouveau à l'étape de l'application par les décrets et nous les revoyons éventuellement lorsque ceux-ci sont modifiés, puisque nous retrouvons les « vices de construction » que nous avons déjà identifiés au moment de l'élaboration initiale dans des modifications qui s'avèrent nécessaires par la suite.
Je crois que le Parlement tient la clé de la solution. Il ne faut pas se jeter réciproquement la pierre. Les textes que le Parlement produit ne sont pas de bonne qualité, pour une raison qui nous semble aveuglante : ils vont à un niveau de détail qui rend ce droit absolument incompatible avec l'unité constitutionnelle à laquelle il est toujours fait référence. Notre sentiment est que la loi devrait être plus générale, qu'elle devrait fixer de grandes orientations et qu'il devrait revenir au pouvoir réglementaire d'en définir les modalités d'application.
J'ai été parlementaire pendant 20 ans et je connais les inquiétudes des parlementaires sur le respect, par le pouvoir réglementaire, de l'intention du législateur. Je voudrais également que le législateur se dote des outils pour que son intention soit lisible. Il arrive qu'un texte réglementaire s'éloigne de la volonté des parlementaires, à la suite de l'adoption d'un amendement censé s'expliquer par son texte même. Dans un tel cas de figure, je vous assure qu'il est difficile de déceler l'intention du législateur et que nous regrettons l'absence d'un exposé des motifs expliquant le dispositif. Il me semble que le Parlement lui-même, lors de la fabrication de la loi, doit veiller à ne pas livrer au pouvoir réglementaire un texte dont le niveau de détail serait tel que celui-ci, voulant tout de même montrer qu'il est utile, en rajouterait encore et rendrait les dispositifs parfaitement inapplicables.
S'agissant du pouvoir réglementaire, il a une approche qui est d'autant moins concrète et pratique que, depuis la décentralisation, ceux qui l'exercent n'ont plus d'expérience de terrain. Nos hauts fonctionnaires sont sans doute parmi les mieux formés du monde et constituent l'élite de la nation. Cependant, cette élite vit dans une sorte d'idéalisation du droit, qui ne tient pas compte de la réalité et de la diversité du terrain. Vous avez un pouvoir réglementaire qui a une science absolument admirable, mais qui ne se préoccupe pas vraiment de l'applicabilité ou de la concrétisation du droit produit.
S'y ajoute la pusillanimité de ceux qui appliquent le droit, qui rend celui-ci presque anxiogène. Dans les services du contrôle de légalité, plus la taille du département est réduite, plus le niveau de compétence diminue. Cela étant, vous avez une sorte de surenchère entre les services juridiques des collectivités territoriales et les services du contrôle de légalité, si bien que ce qui devrait s'interpréter d'une manière simple devient compliqué. Il y a une responsabilité collective que nous devons assumer.
Mon propos introductif vise précisément à affirmer qu'il est possible de trouver des solutions. Pour cela, le pouvoir politique qui propose les lois doit s'habituer à ce que le Parlement, qui obéit certes au fait majoritaire pour ce qui relève des orientations politiques, garde le soin de choisir ce qui lui semble le plus raisonnable, au regard de l'expérience de terrain qui est la sienne, pour la mise en oeuvre de ces orientations. Il faut que le Parlement cesse de bavarder et que le pouvoir réglementaire cesse de vouloir régir la vie des Français par le menu détail.
Enfin, il faut faire une différence entre le droit qui régit les relations entre l'État central et les collectivités territoriales, qui, à ma connaissance, sont des administrations publiques, et le droit qui régit les relations entre les administrations centrales et les citoyens, qui ne sont pas des administrations publiques. Il y a donc une très grande différence entre les deux. Il me semble qu'il faudrait élaborer un droit de confiance mutuelle entre l'État central et les administrations locales.
Nos échanges, relatifs à la pratique de la loi, posent au fond la question de la façon dont elle est construite. Nous ignorons comment un projet de loi d'un gouvernement, quel qu'il soit, a été construit et quels sont les objectifs qu'il sert vraiment. Il serait extrêmement instructif de savoir comment le projet a été élaboré. Cela répondrait en partie aux interrogations sur les équilibres entre ce que fait le Parlement et ce que fait l'administration.
Je centrerai mon propos et ma question sur le rôle du parlementaire. Sur le vocable et sur la terminologie de cette mission, je crois qu'il est important d'insister sur le terme de « concrétisation ». Cela aurait pu être « application des lois », qui est aussi un terme juste, mais « concrétisation » sous-entend davantage la difficulté qu'il y a à rendre la loi concrète dans le quotidien de ses bénéficiaires. Nous tenions à cette terminologie.
L'objet de cette mission n'est pas uniquement de faire des auditions, d'écrire un rapport sur l'état du droit et sur la manière dont nous appliquons les lois aujourd'hui. Il est vraiment d'outiller le parlementaire du futur – pour paraphraser le titre d'un livre de madame la présidente. Si nous voulons en faire un acteur majeur et central du suivi de l'application des lois dans les territoires, l'idée est vraiment de mieux outiller le parlementaire. Il doit ressortir de ce travail un vade-mecum, un outil qui permettra, une fois la loi votée, d'aller sur le territoire et de voir à quel moment cela coince, si l'effet de la loi n'est pas perceptible dans le quotidien des Français. Cela doit être notre travail. Pour y parvenir, nous devons faire un inventaire précis, exhaustif de ce qui se passe aujourd'hui à partir du moment où un texte est définitivement adopté, que la loi est promulguée, et que les décrets d'application sont publiés. C'est bien dans les territoires que cela se passe in fine et c'est bien grâce aux parlementaires que cela peut s'améliorer. Nous en sommes les premiers convaincus. Vous dites que le Parlement tient la clé de la solution, nous sommes d'accord.
Nous avons besoin de vos lumières, à la fois en tant que président du Conseil national d'évaluation des normes, ancien ministre et ancien parlementaire, pour essayer d'imaginer un nouveau fonctionnement du parlementaire sur son territoire, dans ce rôle qui serait presque institutionnalisé. Je dis « presque institutionnalisé » parce que cela est encore un peu flou. Il s'agit de quelque chose que nous testons à chaque audition. Autour du préfet, autour de tous les acteurs qui s'occupent de mettre en place une loi dans un territoire, comment le parlementaire, qu'il soit de la majorité ou de l'opposition, peut-il trouver sa place ? Il faudrait que le député ait une responsabilité dans la bonne application des lois : le nouveau cumul de mandats reviendrait à être député-applicateur de lois et non plus député-maire.
Nous avons conscience que c'est une nouvelle dynamique, une nouvelle culture à développer. Les rapporteurs spéciaux de la commission des Finances ont déjà des pouvoirs qui leur permettent de remplir ce rôle. Nous devons généraliser cette façon de faire dans les territoires, pour aller vérifier que ce que nous votons est concret et fonctionne bien. Comment pouvons-nous insérer le parlementaire dans ce qui existe aujourd'hui, dans les territoires, au niveau de l'État comme des collectivités ?
La proposition du rapporteur est très innovante. Elle vient à un moment où l'interdiction du cumul des mandats doit nous réinterroger sur la manière dont le droit s'applique dans les territoires. Dans le passé, il était élaboré par des gens qui avaient la responsabilité de voter la loi et qui savaient qu'ils auraient à l'appliquer. Ils ne concevaient donc peut-être pas leur rôle de la même manière que les parlementaires peuvent le voir aujourd'hui, même s'ils sont restés probablement assez engagés dans les collectivités locales.
Un outil possible consisterait, en s'inspirant un peu de ce que l'on appelle généralement en matière fiscale « le rescrit », à documenter les difficultés d'application. Lorsque le député est informé d'une difficulté d'application d'un texte, qu'il ait été adopté récemment ou pas, il peut saisir le préfet du schéma de solution qui a été envisagé par la collectivité territoriale. Il est ainsi le garant qu'une réponse documentée sera apportée en appui du refus ou de l'acceptation, par le préfet, du schéma proposé.
Ensuite, je pense qu'un médiateur pourrait très utilement rapprocher les points de vue, s'il y avait le maintien de deux positions antagonistes. Il me semble que l'interposition du parlementaire est la meilleure garantie durable qu'il ne soit pas « hors-sol ». En effet, il verra à travers des exemples pratiques pourquoi, par exemple, le préfet fait une application à la lettre d'un texte dans une situation qui ne permet pas de l'appliquer intégralement, alors que le schéma qui est envisagé par les collectivités territoriales est parfaitement compatible avec l'esprit du législateur.
Pour le moment, tout cela se passe souvent oralement, sans que les difficultés ne soient ni vraiment documentées ni listées de manière à ce que l'on puisse faire le point sur la mise en oeuvre d'ensemble d'une loi. Monsieur le rapporteur, l'outil que vous proposez mériterait d'être fabriqué et expérimenté, pour voir de quelle manière nous pouvons donner un rôle au parlementaire dans le suivi de la mise en oeuvre des lois.
Nous sentons que vous avez une expérience de terrain plus grande que les personnes que nous avons auditionnées jusque-là. D'une certaine manière, vous partagez notre souci. Bien évidemment, il n'y a pas de camp dans cette affaire, mais je tiens à souligner que vous vous êtes posé les mêmes questions que nous.
Vous avez dit que la précision de la loi pouvait elle-même provoquer une « surprécision » du pouvoir réglementaire et un alourdissement du dispositif normatif : c'est un point important. Vous avez évoqué aussi le fait que l'élite de la nation, la haute fonction publique, travaille sans grand souci de l'application et vit un peu dans le monde idéalisé du droit tel qu'il pourrait être appliqué.
Nous sommes constamment en contact avec des acteurs de la société civile qui savent très bien ce qui « coince ». Tout à l'heure, j'ai rencontré le président de la Chambre des notaires, ces derniers étant des pédagogues de la loi et des officiers d'état-civil. Il est navrant de se dire qu'un notaire peut se trouver en présence d'un citoyen et lui dire en haussant les épaules, que « la loi est moche et mal bâtie » et que c'est ainsi. Cela ne donne pas une bonne impression du travail du législateur et de l'État. Cela est vrai aussi de fédérations professionnelles d'entreprise, de syndicats, de chambres consulaires. Lorsque nous leur demandons si, quand ils font remonter le fait que telle disposition est complexe et qu'elle pourrait être simplifiée de telle ou telle manière, ils ont un écho et si, en dehors de leur ministère de tutelle, ils ont des interlocuteurs dans l'administration soucieux de prendre en compte leur avis, la réponse est « non ».
Je l'ai constaté depuis deux ans et demi, un député lambda peut prendre des rendez-vous, il peut écrire des courriers mais il faut qu'il soit président de ceci ou rapporteur de cela pour que les portes s'ouvrent. Dans la Constitution ou peut-être dans le Règlement de l'Assemblée nationale, ne faudrait-il pas prévoir de donner une autorité au député, qu'il n'a pas aujourd'hui, dans le contrôle de l'application de la loi ? Nous sommes comme cela en France : il faut tout mettre par écrit ! Cela graverait dans le marbre le fait que le député est légitime pour regarder de quelle manière le droit est appliqué et lui conférerait une autorité.
Il faudrait que tous les acteurs de la société, qui sont confrontés à des incohérences, à des absurdités et à des choses qui ont été mal pensées au moment de l'écriture de la loi par un Parlement qui parfois, en votant un amendement, manifeste un défaut de connaissance de ce que cela va impliquer pour des acteurs économiques, soient capables de dire sans remettre en cause la volonté du législateur : « voilà concrètement ce que telle disposition représente en termes coût, de complexité, d'incohérence, de difficultés, voilà ce que nous vous suggérons d'écrire pour atteindre autrement le même objectif ». Il faudrait instaurer une culture de ce type, faire vivre la loi, quitte éventuellement à modifier le règlement sans toucher à la loi, pour que le droit soit un peu plus malléable et qu'il « colle » mieux à la réalité de terrain.
Vous nous avez parlé de la complexité de la loi, de la manière dont elle est votée, de la manière dont elle est écrite qui va parfois jusqu'à un niveau de détail qui laisse peu de marge de manoeuvre pour les décrets d'application. Vous avez dit que cela était source de problèmes. Je suis plutôt de votre avis, mais, quand tel n'est pas le cas, il faut que les élus qui ont voté la loi contrôlent ce que les décrets mettent en application. Nous l'avons vu lors d'autres auditions : parfois des interprétations sont contraires aux souhaits du législateur. Il faudra un contrôle a posteriori et cela est compliqué. Nous avons reçu Mme Valérie Létard qui fait au Sénat un travail systématique sur l'application des lois et qui nous a montré la difficulté de juger a posteriori comment ont été concrétisées les lois, à la fois du point de vue quantitatif, mais aussi du point de vue qualitatif. Ne devrions-nous pas avoir systématiquement un contrôle très poussé des décrets d'application et de tout ce qui en découle ?
Je suis dans le camp des praticiens et plutôt jacobin, mais convaincu qu'un État ne peut pas à la fois défendre le rang de la France dans le monde et s'occuper de la manière dont nous posons les petits pois dans une assiette de cantine scolaire. C'est aujourd'hui ce que la France essaie de faire et c'est un grand écart qui n'est pas raisonnable. L'État est irremplaçable. Je voudrais qu'il soit raisonnable sur la manière dont nous appliquons le droit qu'il produit. Cela ne me dérange pas que le Gouvernement et le Parlement conçoivent le droit, mais cela me dérangerait qu'ils aillent dans le menu détail sans tenir compte de la diversité des territoires.
S'agissant de cet écart qui se creuse, la Constitution avait délimité deux périmètres très clairs : à l'article 34, le domaine de la loi ; à l'article 37, le domaine du règlement. Aucun des deux acteurs ne devait envahir le champ de l'autre. Nous avons surveillé que le pouvoir réglementaire n'envahisse pas le champ de la loi, mais pas l'inverse. Le Conseil constitutionnel a dit que ce n'était pas vraiment son rôle. Sentant qu'il pouvait en quelque sorte s'assurer que son esprit serait respecté, le législateur a introduit dans les dispositifs législatifs des choses qui devaient relever du domaine réglementaire.
Je vous assure, pour bien les connaître, les respecter, en avoir dirigé, les voir tous les mois – le CNEN examine une trentaine de textes par mois –, que les détenteurs du pouvoir réglementaire qui reçoivent un texte du Parlement se disent qu'il n'est pas possible qu'ils n'accomplissent pas leur devoir. Ils vont inévitablement en rajouter, y compris parfois pour dire les mêmes choses. Nous sommes sidérés de retrouver des paragraphes entiers de la loi dans le règlement. Parfois, ils ajoutent un adjectif, un adverbe, une virgule, qui peuvent rendre l'interprétation encore plus délicate. Il faut être extrêmement attentif.
Nous sommes à la préhistoire de ce sujet. Je suis un vieux juriste, puisque je fais du droit depuis 50 ans. Il faut faire participer ses destinataires finaux à l'élaboration de la loi. Honnêtement, il y a 50 ans, quand j'ai commencé mon droit, je vous aurais dit le contraire. J'aurais considéré que finalement l'influence des lobbys nous faisait faire n'importe quoi. En réalité, aujourd'hui, si nous voulons véritablement faire du bon droit, il faut que ceux qui auront à vivre avec puissent dire avant comment ils voient son application. Nous ne sommes qu'au début de ce processus. Il faut absolument trouver le moyen de les consulter, de faire en sorte qu'ils s'expriment, et pas seulement ceux qui ont les moyens de s'exprimer et de se faire entendre. Tout à l'heure, je souriais en vous écoutant évoquer la différence entre le député de base et un rapporteur ou un président. Je ne sais pas si vous êtes passés un jour du côté du Palais du Luxembourg, mais cela est encore pire !
Sur la deuxième question que vous avez posée, il existe des moyens de vérifier. À mes yeux, les pouvoirs du Parlement en matière de contrôle ne sont pas suffisamment utilisés. Vous passez votre vie dans l'hémicycle, mais je suis désolé de vous dire que si le Gouvernement est un peu malin, il finira bien par faire adopter son propre texte et pas le vôtre. Il saura bien vous rappeler, si vous êtes de la majorité, que pour les investitures prochaines, il est dans votre intérêt d'être discipliné. Je l'ai vécu. Je ne vais pas vous dire que je l'ai organisé, mais je n'étais pas mécontent que cela se fasse. En conséquence, vous avez une très faible influence sur ce droit qui est produit.
En revanche, au niveau des contrôles, vous pouvez tout faire, notamment des contrôles sur pièces et sur place. Par exemple, en matière de documentation de refus des préfets, aujourd'hui, souvent, vous ne disposez pas des éléments qui vous permettent de dire : « Écoutez, madame ou monsieur le Préfet, je suis vraiment désolé, mais si je relis les travaux, je trouve que le législateur a clairement voulu cela. Or dans le cas pratique que j'ai soulevé, vous me dites le contraire. Pourquoi ? » Probablement, le préfet vous répondra que le pouvoir réglementaire a écrit des choses différemment. Nous souhaitons vraiment pouvoir, comme nous avons commencé à le faire avec le Sénat et notamment sa délégation aux collectivités territoriales, travailler avec vous sur le « service après-vente » de la loi, c'est-à-dire sur sa déclinaison au niveau réglementaire. Je vous garantis que si nous avons le soutien du Parlement pour empêcher le pouvoir réglementaire de dire le contraire ou d'introduire une nuance par rapport à la volonté du législateur, le pouvoir réglementaire ne pourra pas le faire.
C'est l'occasion de vous dire que le CNEN a très mal pris que votre commission des Lois revienne sur un amendement présenté par un parlementaire de la majorité et voté par le Sénat visant à obliger l'administration centrale à s'expliquer par écrit sur le refus de modifier un projet de décret conformément à une proposition du CNEN. Il est quand même extraordinaire que le Gouvernement ait réussi à tordre le bras de la commission des Lois pour éviter d'avoir à s'expliquer. Cela est invraisemblable. Comment voulez-vous que nous ayons les armes pour vous défendre, défendre votre volonté, si vous laissez faire le Gouvernement ? Je n'ai rien contre celui-là plus que les autres, et j'ai été à la fois chasseur et braconnier donc je connais les deux situations. Honnêtement, permettre au CNEN de connaître les motifs pour lesquels il n'a pas été fait droit à la proposition qu'il a formulée serait extrêmement utile quand les difficultés d'application surviennent.
Je vais même vous dire mon sentiment. Je suis absolument certain que même les ministres n'ont pas vu le coup, mais vous, vous pouvez encore changer les choses en séance publique ; vous en êtes, à ma connaissance, à la discussion générale. Allez-y ! Vous avez l'occasion de vous doter de pouvoirs pour vous assurer que votre volonté est respectée par le pouvoir réglementaire.
Monsieur le président, je me permets de vous interrompre ou plutôt de vous interroger, parce que vous nous interpellez. Sur la loi relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique, soyons concrets : de quoi s'agit-il exactement ?
Nous avons été entendus dans le cadre des travaux d'une mission d'information de la commission des Lois sur l'évaluation de la loi portant nouvelle organisation de la République (NOTRe) et nous disions au président de cette mission à quel point nous tenions à cette mesure. Un amendement visant à obliger l'administration centrale à expliquer son refus, déposé par M. Alain Richard, sénateur et membre du parti présidentiel, a été adopté par le Sénat au cours de l'examen du projet de loi relatif à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique. Le rapporteur de la commission des Lois de l'Assemblée nationale a par la suite déposé un amendement, qui a été adopté, visant à supprimer ce que le Sénat avait introduit. Les administrations centrales se frottent les mains en constatant qu'elles n'auront pas à s'expliquer sur les refus qu'elles opposent aux propositions du CNEN.
Nous avions anticipé la difficulté et essayé d'obtenir l'introduction de cette disposition dans le projet initial. En réunion interministérielle, cela a été refusé. Nous voyons bien que les administrations centrales sont à l'origine de ce refus. Madame la présidente, je ne veux pas vous forcer la main. Je respecte le Parlement, mais il ne s'agit pas d'un sujet de politique politicienne. Nous voulons nous doter des moyens de faire respecter la volonté du législateur !
Je suis membre de la commission des Lois depuis plusieurs années et il est vrai que je n'ai pas le souvenir d'une audition du président du Conseil national d'évaluation des normes. Il serait tout à fait essentiel que vous puissiez intervenir dans nos réflexions. Comme le disait très bien le député Descrozaille, c'est un système où nous devons faire feu de tout bois. Les observations que vous faites sur la loi auprès des administrations centrales nous intéressent. Actuellement, nous sommes dans cette logique qui revient à vouloir être alertés à tout moment et par tout le monde des problèmes que les citoyens rencontrent dans l'application de la loi. Je vous remercie beaucoup de votre éclairage. Considérez-vous, dans le respect de nos institutions, que nous puissions travailler, le cas échéant, avec votre institution ?
Il existe un partenariat entre votre institution et les sénateurs : pouvez-vous nous donner un peu plus de détails ? À vous entendre, je me demande si la clé n'est pas de travailler de façon beaucoup plus concertée entre le CNEN et le Parlement. Un « véhicule » existe, pour utiliser des termes de la maison, c'est le travail que vous faites. Je pense que si nous pouvons monter dans ce véhicule avec vous, cela pourrait être assez fructueux et permettrait aussi d'éviter le genre de situation que vous venez de mentionner s'agissant de la commission des Lois.
Tout à l'heure, vous avez dit que la loi va trop loin dans le détail. Nous avons encore pu le voir notamment avec la loi du 22 juillet 2019 portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Au départ, nous voulions faire une agence flexible, souple, adaptable à n'importe quel environnement, à n'importe quelle activité, mais à un moment donné, nous nous sommes retrouvés à parler de tout : du littoral, de la montagne, du petit ruisseau derrière la maison, de la fleur bleue qui pousse devant chez moi. Nous allons trop loin dans le détail, je suis entièrement d'accord avec vous. Je pars du principe que la loi doit donner un cadre. Ensuite, c'est au règlement ou aux administrations de s'adapter.
Cela étant, un autre problème se pose. Il s'agit de l'état d'esprit de nos administrations, notamment des personnes qui sont sur le terrain et préfèrent ne pas prendre de décision du fait de l'insécurité juridique. Je pars du principe que si la loi n'entre pas trop dans les détails, elle laisse une certaine liberté d'adaptation et d'action sur le terrain, notamment pour tenir compte des spécificités que l'on peut rencontrer au moment de l'application.
Or pas plus tard que cette semaine, en échangeant avec le membre d'un syndicat des eaux de mon département, j'ai appris qu'il y avait des décisions qui n'étaient pas prises, parce que justement le cas n'était pas prévu dans la loi. Quand un cas n'est pas prévu, quelqu'un doit prendre la responsabilité de décider. Certaines administrations, dans le silence de la loi, préfèrent ne rien faire. Nous voyons cela comme une marge de liberté, mais du point de vue administratif, cela est plutôt vu comme une source d'insécurité juridique et une obligation de prendre une décision, qui entraîne une peur de prendre cette responsabilité. Il y a un véritable sujet de culture et d'approche de nos administrations. Nous, parlementaires, avons peut-être entretenu cela, en voulant aller trop loin et en étant trop directifs.
Il en est de même pour les élus. Aujourd'hui, ils se plaignent qu'il y a trop de schémas à respecter et trop d'études à faire, mais quand ce n'est pas le cas, ils ont du mal à prendre une décision, parce qu'ils sont face à cette prise de responsabilité. J'aurais aimé avoir votre sentiment.
Merci, monsieur le président, pour les explications que vous avez données. C'est un peu comme quand on va chez le médecin et qu'il explique parfaitement les maux que l'on ressent : on comprend les symptômes, on les partage, on se dit qu'il existe des remèdes et on en ressort avec un peu d'espoir.
Ma question porte sur les destinataires de l'application des lois, sur leur implication dans le processus d'évaluation et sur les différentes formes de démocratie participative. Vous nous signalez qu'il s'agit d'un outil à mobiliser. Faut-il le faire en amont ou en aval ? De mon point de vue, les deux sont nécessaires, mais j'aimerais vous entendre. Pour ce faire, il va falloir revoir notre calendrier. En effet, l'écoute des destinataires finaux des lois prend du temps. De manière indirecte, n'est-ce pas aussi l'occasion de s'extraire d'un schéma centré sur l'efficacité et l'efficience pour regarder les moyens et les objectifs ? L'écoute des destinataires n'est-elle pas l'occasion de s'intéresser aux impacts, directs ou indirects, attendus ou inattendus, positifs ou négatifs ?
Pour répondre au rapporteur, ce serait un honneur et il serait très utile pour le CNEN que nous puissions avoir cette coopération, parce que nous voyons les textes à des moments différents. Nous, au CNEN, les voyons avant vous et après vous. Vous ne savez pas ce que nous en pensons au moment où vous intervenez, et vous ne savez pas ce que nous en pensons au moment où nous intervenons, sauf rares exceptions. Nous ne nous croisons pas. L'occasion est vraiment bonne pour essayer de nous habituer à mieux communiquer entre nous.
Monsieur le député, vous allez croire que je suis un spéculateur, puisque je vais encore vous donner un exemple de la manière – cela se passe au Sénat – dont les administrations centrales savent « émasculer » la volonté du Parlement. Nous nous étions amusés à construire un amendement qui visait à expliquer ce qu'est la libre administration des collectivités territoriales, en partant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État. Nous avions confié le travail à des universitaires de qualité pour ne pas commettre d'erreurs. Nous avions écrit le droit existant pour qu'il soit considéré comme incontestable par le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État. Nous avions fait déposer un amendement au Sénat, dans lequel nous avions introduit un dispositif issu du droit privé, précisant que ce qui n'est pas interdit est autorisé, sur le fondement de l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Que pensez-vous qu'il est arrivé ? L'amendement n'a pas été adopté, parce que les ministres n'en veulent pas. Ils sont souvent issus de l'exécutif. Ils savent très bien ce qu'ils ont à faire.
Je ne veux pas vivre et je ne voudrais pas que mes enfants vivent dans un pays où la liberté doit être autorisée dans chaque loi. Il n'est pas non plus possible que la liberté ne soit pas naturelle entre administrations publiques. Dans quelle démocratie serions-nous ? La pusillanimité est le fait de celui qui se demande pourquoi il se risquerait à prendre une décision alors qu'elle n'est pas autorisée par la loi. Cela veut-il dire que la libre administration des collectivités territoriales consisterait à lire tous les matins le code général des collectivités territoriales pour gouverner sa collectivité ? Est-ce que, quand vous prenez votre voiture, vous avez le code de la route sur vos genoux ? L'amendement est toujours disponible, pour votre information !
Je vais vous donner le « truc » d'un ancien rapporteur général du budget et président de la commission des Finances que j'ai été : il faut faire parler le Gouvernement sur des sujets comme ceux-là. Croyez-moi, vous n'avez pas obligatoirement besoin d'un amendement. En effet, vous demandez la parole sur un article, puis vous posez votre question au Gouvernement et vous verrez bien la réponse qu'il vous donnera. Dans ce cas, vous le prévenez d'abord, vous dites au Gouvernement : « Voilà la question que je vais poser dans ma prise de parole sur l'article ». Le Gouvernement va se tourner vers l'administration qui va lui préparer une réponse alambiquée, mais qui fera avancer les choses.
Je crois qu'il faut confronter l'étude d'impact qui est associée à chaque texte à son application. Pourquoi, alors que les études d'impact ont été introduites dans la révision constitutionnelle de 2008, n'en a-t-il jamais été fait d'évaluation ex post ?
Je vais encore vous raconter une histoire. Avec Didier Migaud, nous sommes à l'origine de la loi organique relative aux lois de finances. Il y avait tout le sujet de l'évaluation, et notamment des prévisions. Nous avons fait le tour du monde, nous sommes allés dans les pays scandinaves et nous leur avons demandé leur sentiment, notamment, sur la manière de faire des prévisions. Ils nous ont répondu avec beaucoup d'humour qu'ils étaient très surpris que nous posions la question, puisque nous sommes champions du monde en matière de prévision. Nous leur avons demandé pourquoi et ils nous ont répondu que nous avions un appareil statistique en matière de prévision que le monde entier vous enviait. Nous étions heureux du compliment, mais il était tellement beau que nous nous sommes dit que cela allait mal finir. Cela n'a pas manqué, puisque le technocrate en question a ajouté : « Vous avez une précaution qui est excellente : vous ne vérifiez jamais les hypothèses desquelles vous partez, ce qui rend vos prévisions extrêmement bonnes ». Je vous demande de bien vouloir méditer cette phrase. Quand on vous présente une étude d'impact, commencez à prévenir le Gouvernement que dans deux ou trois ans, vous ferez une étude ex post !
Je ne suis pas juriste, je viens de la société civile. Vous imaginez bien que la société civile n'a pas forcément un bac + 22 et n'a pas fait l'École nationale d'administration. Nous sommes des gens de terrain. Lorsque les gens comme moi arrivent au Parlement, qu'on leur parle d'amendements, qu'ils les lisent, tous n'ont pas l'honnêteté de dire qu'ils ne comprennent pas du tout le sens de l'amendement, ni celui des acronymes qui sont cités.
Très concrètement, comment aller dans les régions ? Comment aller dans les départements ? Comment obtenir de vraies réponses auprès des administrations, des directeurs de caisse d'allocations familiales (CAF), d'unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), etc., sans que ces personnes aient peur qu'on les surveille, qu'on les sanctionne, qu'on les vilipende sur ce qu'elles pourraient nous dire ou pas ? Faut-il venir avec un tableau Excel, leur poser des questions et leur mettre une lampe sur le visage en leur disant : « Répondez-nous à tout prix » ? Quelle est, selon vous, la meilleure façon de connaître la réalité du terrain s'agissant de la concrétisation de la loi ?
Lorsque je vais trois jours à la CAF, trois jours à l'URSSAF, trois jours au régime social des indépendants (RSI), je dis aux responsables : « Je suis sûre que la loi est mal faite et que vous vous en rendez compte tous les jours ». Ils me confirment que cela est le cas, mais ils ne diront jamais ce qui ne va pas. Comment les pousser à dire cette vérité que nous attendons et qui pourrait nous aider à mieux faire notre travail ?
Nous avons eu l'occasion d'échanger abondamment avec le sénateur Alain Lambert à l'occasion de nos travaux sur la fabrique de la loi, avec Laure de La Raudière et Cécile Untermaier, en 2015. Déjà, à l'époque, nous nous étions penchés sur la question de l'enrichissement de la qualité des études d'impact et de l'évaluation ex ante. Nous avions aussi fait un certain nombre de propositions concernant les évaluations ex post, qui sont d'ailleurs maintenant intégrées dans le Règlement de l'Assemblée nationale et qui sont utilisées par les commissions permanentes. En effet, trois ans après la promulgation d'une loi, il est reconnu aux rapporteur et co-rapporteur désignés dès l'examen du projet, le pouvoir de faire son évaluation ex post. Désormais, l'Assemblée nationale a pris cette habitude, ce qui est très bien.
Déjà, à l'époque, nous avions beaucoup échangé sur la question de l'inflation législative et normative. Aujourd'hui, il y a en vigueur à peu près 80 000 articles législatifs et environ 250 000 articles réglementaires. Des circulaires du Premier ministre nous rappellent depuis maintenant un certain nombre d'années que chaque fois que nous créons une norme supplémentaire, nous sommes tenus d'en supprimer au moins une. Dans d'autres pays, le rapport doit être d'une à deux. En Grande-Bretagne, par exemple, cela va beaucoup plus loin. Au niveau du Conseil national d'évaluation des normes, qu'avez-vous pu observer très concrètement quant à l'application de cette circulaire ?
Madame la députée, nous avions cet après-midi une conversation pour savoir si le droit devait être écrit en langage courant, parce qu'il concerne tous les Français, tous les citoyens dans tous les pays du monde. Effectivement, le vocabulaire et le langage du droit sont très spécialisés. Chaque mot a déjà tellement été précisé par la jurisprudence, qu'il est totalement impossible de traduire le droit en langage commun. C'est assez triste de le constater, mais quand nous allons chez le médecin, nous ne comprenons pas toujours ce qu'il nous explique. Il faut s'accommoder de la spécialisation du vocabulaire, mais il ne faut pas renoncer à ce que la Représentation nationale exerce ses pouvoirs de contrôle. J'insiste, car pour moi un parlementaire est d'abord un contrôleur.
Je reviens à la nécessité de travailler par écrit pour que la question posée à une administration soit précisément détaillée et que la réponse soit également exigeante. Il ne faut pas « lâcher le morceau », si je peux m'exprimer ainsi, si la réponse est évasive. Il faut continuer à demander un certain nombre de précisions. Vous pouvez vous appuyer sur la commission à laquelle vous appartenez et il y a des rapporteurs spéciaux qui peuvent vous aider. Si vous n'obtenez pas de réponses, vous avez la possibilité de dire à vos interlocuteurs que vous allez demander au rapporteur spécial de faire un contrôle sur pièces et sur place. Vous verrez, ils comprennent très vite ce que cela veut dire.
Vous avez pris l'exemple des administrations sociales : je n'ai rien contre le social, mais j'ai des doutes sur le droit social, car il est incompréhensible. S'agissant des caisses d'allocations familiales, en tant que président de conseil départemental pendant dix ans, je n'ai jamais pu avoir avec le directeur général de mon département une conversation autre qu'aimable, puisque tout remontait à la direction générale centrale. Ne vous sentez pas diminuée dans votre département : dans ce domaine, tout se joue à Paris. Encore une fois, appuyez-vous sur votre commission et sur votre rapporteur spécial. N'ayez pas de complexe parce que vous n'êtes pas juriste. En effet, si le Parlement était composé uniquement de juristes, il faudrait confier à l'université le soin de faire le droit.
Sur les sujets de simplification, il nous reste beaucoup de travail. Régis Juanico m'a posé une question qui est redoutable, parce que je ne voudrais pas me fâcher avec Marc Guillaume, le secrétaire général du Gouvernement. Lui trouve que le « un sur deux » ou le « deux sur un » a produit beaucoup d'effets ; comme je l'apprécie et que j'ai une grande confiance en lui, je le crois. Au CNEN, il est vrai que nous sommes un peu myopes, mais nous n'avons pas vraiment vu de changement ! Évidemment, nous ne pouvons pas voir ce qui ne nous parvient pas. Au titre du « un sur deux » ou du « deux sur un », il a probablement obtenu des simplifications, mais cela n'est pas à la hauteur de l'enjeu.
J'ai dit beaucoup de bien des administrations centrales, mais il faut reconnaître qu'elles sont extrêmement conservatrices, c'est-à-dire qu'elles ne croient qu'aux textes dont elles sont à l'origine. Nous avons mené avec Jean-Claude Boulard des combats pendant très longtemps. Il a été conseiller d'État et savait de quoi il parlait. Lorsque nous voulions faire évoluer une rédaction, nous nous heurtions à des réponses du type : « Ce que vous nous dites est intéressant et probablement assez près de la réalité, mais ce n'est pas notre rédaction ». Nous étions devant une situation absurde : est-ce que la rédaction telle qu'académiquement conçue est plus importante que la manière dont les Français vivent ?
Je crois que c'est un combat légitime du Parlement. Sinon, ce sont les peuples qui deviendront populistes. Il faut que le Parlement dise : « Nous ne comprenons pas ce que vous nous demandez. Si cela est votre vision des choses, écrivez-la dans le règlement, nous vérifierons et nous contrôlerons ce que vous dites. En effet, nous ne l'introduirons pas dans la loi, parce que nous ne comprenons pas et nous ne pouvons pas l'expliquer ».
J'ai la conviction que nous ne sauverons notre démocratie qu'en faisant jouer ses acteurs. J'ai été dans les deux situations, j'ai été longtemps parlementaire et j'ai été membre du gouvernement, je crois que le fait majoritaire de la Vème République est largement préférable à l'instabilité de la IVème République. Cependant, cela doit s'appliquer pour les choses importantes, telles que les orientations budgétaires, les grandes lois, mais pas quand nous sommes dans le détail de la vie. Nous sommes dans un pays où les Présidents de la République, quels qu'ils soient, sont menacés parce qu'ils ne peuvent même plus dire que la loi est le fruit du travail du Parlement. Nous laissons penser que la loi n'est que la transcription de ce qui a été décidé au plus haut niveau. Ce combat est légitime. Je pense que vous participez hautement à la démocratie en disant : « Nous ne comprenons pas, nous ne pensons pas que cela produira un droit qui permettra à notre société de mieux fonctionner ».
La tâche du parlementaire est difficile, parce que nous avons une administration extrêmement solide, sûre d'elle-même, et qui a besoin de temps et de préparation pour admettre une modification, même à la marge. Nous le constatons régulièrement. Nous avons une nouvelle culture à promouvoir, celle de la co-construction entre le sachant et les citoyens. Ce que je trouve très intéressant dans la mission et dans l'objectif poursuivi, c'est de mettre le député à « portée d'engueulades » du citoyen. Nous voulons savoir ce que nous votons, comment cela est ressenti, et l'assumer en pleine responsabilité. Comment pensez-vous que nous devrions agir pour nous replacer dans ce rôle local, qui nous revient aussi, pour faire vivre la loi et lui ôter son côté abstrait de l'hémicycle et des sphères supérieures pour revenir sur le territoire ?
J'aimerais que l'on se revoie dans le cadre de cette mission pour que vous puissiez nous éclairer concrètement. Une des issues possibles que nous avons déjà entrevue est de toucher au Règlement de l'Assemblée nationale. De ce point de vue, le Sénat a beaucoup d'avance. L'audition de Valérie Létard était très intéressante, notamment pour travailler sur le principe, prévu dans le règlement, d'un suivi systématique de l'application des lois, assuré par les commissions permanentes.
En vous entendant, je pensais à George Stigler, prix Nobel d'économie. Maurice Allais avait démontré que les travaux de Stigler reposaient sur des hypothèses qui non seulement n'étaient jamais vérifiées dans la réalité, mais ne pouvaient pas l'être. Stigler lui aurait répondu : « Ce n'est pas la science économique qui se trompe, c'est la réalité ». C'est bien ce que vous avez décrit, cette espèce d'impudence de l'élite, que je considère que nous devons combattre.
Quand vous dites : « Faites savoir que vous ne comprenez pas », je pense que nous l'avons tous vécu sur des sujets que nous connaissons techniquement. Il y a un schéma récurrent dans les discussions avec les hauts fonctionnaires : ils font semblant de ne pas comprendre, reformulent pour tester la solidité des compétences de leur interlocuteur et, à la fin, font en sorte que celui-ci ait oublié sa propre question. Pour finir, si vraiment il insiste, ils lui indiquent qu'ils reviendront vers lui et font jouer l'usure. Même l'accès à l'information est difficile. Il ne s'agit pas de pointer du doigt, de sanctionner, mais il y a un vrai sujet sur l'autorité du Parlement pour établir un contact de confrontation féconde et en confiance. Tout le monde veut l'intérêt général, je n'en doute pas. Cela étant, il existe un vrai problème de relation. Je pense que vous pouvez nous aider à donner de l'autorité au Parlement, pour que nous reprenions la main sur une partie de l'appareil d'État qui échappe à tout le monde.
S'agissant des administrations centrales, je vais préciser les choses en prenant un exemple. Un ingénieur des Ponts – nous avons probablement les meilleurs du monde – qui ne fait plus jamais de ponts va décrire le pont idéal, mais il n'est pas sûr qu'il s'agira du meilleur pont du monde. Un professeur de médecine qui ne rencontrerait jamais de patients serait peut-être extrêmement savant pour enseigner, mais perdrait ce que seule la pratique enseigne. Nous constatons que les lois de décentralisation ont été votées. Le retour en arrière n'aurait aucun sens. Les administrations centrales n'ont plus la pratique du terrain. Il leur manque cet aspect, et nous devons le leur apporter.
Madame la présidente, vous avez posé la question présidentielle : comment pouvons-nous faire ? Nous devons travailler davantage ensemble. Vous dites que vous manquez d'autorité, monsieur le député, mais nous, au CNEN, vous envions la vôtre, parce que vous êtes la représentation du peuple français. Or on nous laisse supposer gentiment que nous ne sommes rien, ce qui est vrai. Nous tenons notre modeste légitimité des associations nationales d'élus. Nous serions très contents d'avoir un peu de la légitimité de la représentation du peuple français en travaillant avec vous. Nous parlerions d'une même voix sur les difficultés d'application des textes qui sont produits. Il me semble que nous avons un chemin vertueux à engager, et il est vertueux dans tous les sens. Le divorce des Français avec le droit produit est au-delà des sensibilités politiques. Cela veut dire que les Français ne pensent même pas que des instances politiques résoudront leurs problèmes. Rien n'est pire que ces situations.
En conséquence, je crois qu'il faut absolument entrer dans la pratique, c'est-à-dire que lorsque nous constatons une difficulté de mise en oeuvre, nous ne la stigmatisions pas, mais disions simplement que soit il faut assouplir la vision de celui qui interprète, soit il faut modifier le texte qui a été trop précis. De pragmatisme en pragmatisme, je crois que chaque acteur s'ajustera et que la confiance renaîtra. Il faut absolument que l'on mette en oeuvre un principe de confiance mutuelle entre les administrations publiques. Il n'est pas possible que le principe soit la défiance.
Puisque nous sommes dans la concrétisation, je conclus avec le voeu que nous puissions être reçus au Conseil national à la suite d'une réunion sur un projet de loi qui viendrait à l'Assemblée, comme la loi « 3D » – Décentralisation, Différenciation, Déconcentration. Si nous voulons vraiment agir, il faut que nous nous en donnions les moyens. Là, il s'agit simplement de la traduction concrète d'un chemin que nous considérons potentiellement utile à notre mission.
Je voulais simplement donner une anecdote. Il se trouve que notre partenariat avec le Sénat est ancien. Nous invitons régulièrement la délégation aux collectivités territoriales à nos séances et nous siégeons dans sa salle. Vous verriez le visage des sénateurs absolument ébahis de voir ce que l'on a fait, au plan réglementaire, des textes qu'ils ont adoptés. Nos séances sont publiques. Nous venons de temps en temps à l'Assemblée nationale : vous pourriez assister à une séance pour voir ce qui est fait, au plan réglementaire, des textes législatifs que vous avez adoptés ou même en amont d'un texte législatif. Vous verriez ainsi si nous sommes excessifs ou si nous ne sommes que pragmatiques.
La séance est levée à 19 heures 25
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Philippe Bolo, M. Frédéric Descrozaille, M. Régis Juanico, M. Michel Lauzzana, Mme Cendra Motin, M. Laurent Saint-Martin, M. Vincent Thiébaut, Mme Cécile Untermaier, Mme Alexandra Valetta Ardisson, Mme Corinne Vignon