Je tiens tout d'abord à vous avouer que je parle très mal français. J'ai étudié cette langue pendant deux ans au lycée, il y a 55 ans, et n'oserai m'exprimer en français devant cette auguste assemblée. Je vous promets toutefois que d'ici la fin de l'année prochaine je serai en mesure de faire un discours dans cette belle langue. Ma femme et moi étudions en effet le français et nous nous y exerçons autant que possible.
Comme l'a indiqué Cédric, j'ai été pendant neuf ans premier conseiller scientifique en chef auprès du Premier ministre de Nouvelle-Zélande, et ce auprès de deux Premiers ministres successifs. Je précise que j'ai joué ce rôle sans prise de position politique.
Il faut savoir que les pays ont des systèmes de conseil scientifique différents en fonction de leur culture parlementaire, de leur constitution, de leur histoire. Ces systèmes peuvent ainsi être fondés sur l'individu ou sur le collectif. En Nouvelle Zélande, nous sommes partis de rien et avons à présent un conseiller scientifique en chef directement placé auprès du Premier ministre et des conseillers scientifiques dans chaque ministère. Ce dispositif est d'une importance primordiale. Toute proposition budgétaire, du moins dans le secteur de l'environnement et des affaires sociales, est examinée dans le cadre du système de conseil scientifique ainsi que par le Trésor, afin de s'assurer qu'elle est en correspondance avec les données scientifiques. Dans le cas contraire, il faut en expliquer les raisons. Force est de constater que les scientifiques ne créent pas les politiques. Ces dernières sont le fruit de la combinaison de plusieurs facteurs. La science devrait être le point de départ, pour conseiller le gouvernement et lui présenter les preuves. Si l'on y réfléchit, chaque défi que doit relever un gouvernement a une dimension scientifique ; mais bien souvent, on ne le reconnaît pas. Le monde post-vérité d'aujourd'hui suscite de nombreux questionnements : qu'est-ce qu'un fait ? Qu'est-ce qu'une donnée ? Les données scientifiques sont-elles robustes, fiables ? Qui décide de cette robustesse ? Que faire des données massives ? Nous sommes à une époque où les changements sont nombreux, qu'ils soient d'ordre social, démographique, technologique, scientifique, économique. Tous créent de nouvelles perspectives en même temps que des risques dont certains menacent notre existence-même. Nous sommes ainsi parvenus à un point où il est impératif de disposer de connaissances scientifiques robustes et de les présenter de manière sereine et objective, afin que les décideurs politiques puissent les exploiter pour définir la meilleure manière de procéder.
Les preuves scientifiques peuvent aider à l'élaboration des politiques de plusieurs manières. Il importe tout d'abord de comprendre ce que nous savons et ce que nous ignorons. Il faut être conscient du fait que la science ne peut produire toutes les réponses. Je crois que dans ce monde de post-vérité, l'un des aspects les plus importants du conseil scientifique est d'être une source d'informations et de connaissances respectée et fiable. Ceci implique une intégration transdisciplinaire et que ces données soient transmises par un système d'intermédiation (« broker »). Il ne s'agit pas d'effectuer un travail de plaidoyer, mais de diffuser l'information par le biais d'intermédiaires. Le passage doit se faire vers les responsables politiques, puis vers la communauté des politiques, les autorités réglementaires et le public. En situation d'urgence, mon rôle de conseiller scientifique s'exerçait souvent au sein d'une cellule de crise, que ce soit face à des menaces terroristes ou à des catastrophes naturelles, environnementales. Je pense par exemple au séisme de 2017, qui s'est produit à 100 km au sud de notre capitale. De nombreux bâtiments avaient été endommagés et nous redoutions que ce séisme en annonce un second, beaucoup plus important. Une réunion de l'équipe ministérielle avait alors été convoquée, à laquelle j'avais assisté. L'une des décisions à prendre portait sur la question d'évacuer ou de ne pas évacuer Wellington, la capitale du pays. On ne peut guère imaginer discussion plus tendue entre politiques et experts en géologie. Il s'agissait d'une question de risque relatif et de risque absolu, en lien avec la notion d'anticipation. L'explication de ce concept de risque absolu et de risque relatif au Premier ministre a nécessité beaucoup de temps.
Je crois que le rôle principal du conseiller scientifique est de s'assurer que les décideurs politiques comprennent les systèmes complexes, puissent envisager les différentes options possibles, en vue d'obtenir les résultats escomptés. Il lui faut également expliciter les implications de chacune de ces options. Il est nécessaire de disposer pour cela des compétences de personnes (universitaires, chercheurs) qui produisent le savoir et les connaissances, de professionnels capables de synthétiser et d'intégrer ces connaissances (au sein d'académies, de groupes de réflexion des universités, des organes consultatifs), puis de spécialistes susceptibles de traduire ces données pour les rendre accessibles à la communauté des responsables politiques. C'est là qu'interviennent les conseillers scientifiques auprès du législateur et de l'exécutif.
Aujourd'hui, il y a trop de science. On compte ainsi actuellement trois millions de publications scientifiques par an. Comment les intégrer pour créer des connaissances et du savoir ? La nature même de la science a évolué. On peut désormais étudier des questions très complexes, auxquelles on ne trouvera jamais toutes les réponses. Il peut alors exister des différences de points de vue. On parle ainsi de la nature « post normale » de beaucoup de sciences, avec les dangers que représentent Wikipédia et Google. Trop de décideurs politiques pensent tout trouver grâce à ces deux outils, qui donnent souvent des informations erronées. Il existe aussi des perceptions du risque différentes et il est important de trouver des personnes comme Cédric Villani, Rolf Heuer ou Johannes Klumpers qui comprennent à la fois la communauté scientifique et le monde des décideurs politiques. Il est nécessaire, dans ce contexte, de bénéficier de traducteurs pour ainsi dire. La façon de procéder dépend enfin largement de la dimension culturelle.