Intervention de Franck Prouhet

Réunion du jeudi 21 novembre 2019 à 10h10
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Franck Prouhet, médecin à Canteleu :

Je n'ai pas le niveau d'expertise de certains de mes collègues sur la nature du nuage, mais j'ai une certaine expérience de la manière dont le nuage passe de ce qu'il y a dans l'air, à ce qu'il y a dans les bronches, à ce qu'il y a dans les sols et à ce qu'il y a dans l'eau puisque je suis médecin à Canteleu, juste en face de Lubrizol du côté de la Seine.

Concernant l'attitude du préfet, je dois dire que j'ai été frappé de voir dans ma patientèle que les deux populations qui ont été les plus touchées étaient les pompiers. On peut comprendre, ils sont allés au feu avec des masques FFP2, donc non filtrants. Ils avaient des appareils respiratoires isolants (ARI), mais pas suffisamment. À la limite, c'est leur travail d'aller au feu et nous les remercions. Par contre, si le préfet avait déclenché les sirènes et qu'il avait souhaité faire un cantonnement, les salariés de la TCAR – les transports urbains de l'agglomération – n'auraient pas roulé pendant toute la journée, à l'intérieur d'une ville envahie par les fumées. Je ne sais pas quel est le responsable des symptômes des salariés de la TCAR. Il semblerait qu'il n'y ait quasiment rien dans ce nuage. En tout cas, dans la seule journée de l'incendie sur le registre d'infirmerie de la TCAR, 440 personnes ont été notées. Un mois plus tard, il y avait encore 45 personnes qui étaient en arrêt de travail. J'ai pu voir un syndrome de Brooks débutant. Les nuages vous détruisent l'épithélium bronchique. 20 à 25 % des personnes vont développer une sorte d'asthme induit par cette pollution chronique, et environ 50 % vont heureusement régresser. Cela dure plus de trois mois. C'est notamment parmi les salariés de la TCAR que j'ai rencontré les premières personnes qui au bout d'un mois, un mois et demi, continuaient à « siffler », alors qu'elles n'avaient pas d'antécédents, qu'elles étaient jeunes et non tabagiques. Elles sifflaient d'autant plus qu'elles refusaient de se mettre en arrêt de travail, souvent sous la pression de leur entreprise. Cela était surtout le cas avec les contrats précaires. Les médiateurs avaient du mal, avec des contrats qui se renouvelaient, et ils demandaient qu'on ne les arrête pas.

Il s'agit clairement de la part de la préfecture d'un refus de mettre en alerte la population rouennaise et de la confiner. Il s'agit d'une surmise en danger, d'un suraccident. Il est clair que pour les salariés de la TCAR, il y a là quelque chose qui est très important et qui est de l'ordre d'une mise en danger, pour eux comme pour les gens du voyage qui étaient à côté, pour ceux qui étaient dans la prison, les SDF ou encore les entreprises et les sociétés. Je parle du 106 et de la métropole qui ont des systèmes d'intraction de l'air. Il y a un pourcentage extrêmement important de gens qui sont malades. Je prends par exemple les documents de l'ARS qui ne peut se baser que sur le centre antipoison, SOS médecins et les urgences, qui donnaient des éléments très rassurants à court terme. L'expérience des médecins généralistes et celle des salariés de la TCAR, qui ont essayé de respirer et qui y ont été obligés, montrent qu'il en est totalement autrement. Là, c'est l'aigu, mais j'ai tendance à dire que le risque n'est pas pour aujourd'hui. Le sulfate de phosphore qui a été extrait du site et qui aurait pu avoir un effet incendiaire et un effet blast beaucoup plus important aurait pu entraîner un suraccident. Le problème m'apparaît essentiellement à moyen et long terme, avec toute une série de risques. Je suis surpris que l'on puisse minimiser le risque dioxine. Avec Seveso, nous avons malheureusement eu une vision grandeur nature de ce qu'est une pollution à la dioxine. Sur la fiche centre antipoison de la dioxine, il est noté, notamment à partir de la cohorte Seveso : augmentation des cancers broncho-pulmonaires, lymphomes, cancers des lignées sanguines, atteintes hépatiques, atteintes cutanées, chloracné, hypercholestérolémie et hypertriglycéridémies, augmentation des décès cardiovasculaires, neurotoxicité, perturbateurs endocriniens, atteinte de la thyroïde, augmentation du diabète, des troubles de la fertilité – par exemple, pour Seveso, à la deuxième génération, il y avait une modification du ratio du sexe hommes-femmes – et tératogénèse discutée. Au-delà des débats des experts, il y a une expérience grandeur nature qui a fondé une série de préconisations et qui nous dit que les dioxines sont bien des produits dangereux.

Sur les normes amiante, le préfet nous a dit avant même d'avoir les résultats qu'il n'y avait pas de problème avec l'amiante. Il l'a dit pour l'extérieur mais le pire, c'est qu'il en est peut-être persuadé. Dans la saisine des ministères et du préfet de l'ANSES, il n'a pas été fait mention du fait qu'il y avait une partie du toit amianté – les 120 tonnes de fibres d'amiante qui se trouvaient au-dessus des bâtiments qui ont brûlé – qui avait pu être dispersée à 800 degrés. Les fibres d'amiante sont séparées du ciment et partent dans les nuages. À Canteleu, des gens ont des petits fragments d'amiante sur leurs fenêtres. Il y a eu une non prise en compte de ce risque, et à première saisine de l'ANSES, ils ne signalaient pas le risque amiante. Sur la première recommandation de l'ANSES, le mot amiante n'existe pas. Dès le départ, il y a une sous-estimation. Quand il a été avéré grâce au collectif Lubrizol, à la CGT, aux environnementalistes, aux écologistes et aux associatifs, qu'il y avait bien de l'amiante, il a tout de suite été dit qu'il n'y avait pas de problème car nous étions en dessous des trois fibres par litre. Les normes sont aujourd'hui à cinq fibres par litre. Le problème est que ces normes ne sont pas des normes sanitaires. Ce sont des normes décidées sur la pollution de fond dans les années 70. Nous avions alors ce type de pollution amiante dans l'air, les pouvoirs publics mettaient une norme qui était celle-là ou un peu au-dessus. Le souci est qu'il y a eu deux campagnes de tests des fibres amiante qui ont été faites en 1993 et en 2011. Je vous parle de normes à cinq, de résultats à Rouen qui sont à trois, mais à Préaux, à 20 kilomètres au nord-est, à 4,8. En 1993, le bruit de fond – celui qu'on nous dit être aujourd'hui celui de Rouen – était à 0,47 fibre par litre. En 2011, le bruit de fond était à 0,08 fibre par litre. Pourquoi les normes n'ont-elles pas été changées ? Tout simplement parce que l'État et les gouvernements n'ont pas respecté les recommandations de leurs agences sanitaires. Par exemple, l'action 10 du Plan national santé environnement proposait de redescendre la norme à 0,47. D'une certaine manière, les normes ne sont pas des normes sanitaires. Ce sont des normes qui tiennent compte d'un taux de pollution moyen et qui sont ensuite abaissées. Nous pourrions donc faire la même chose sur les normes pour les dioxines.

Nous avons cette idée d'un nuage qui enfume, qui pollue et qui donnera à terme des cancers. En même temps, la pollution de fond nous renseigne déjà un peu sur ce que c'est, parce qu'elle n'est pas très différente, même si elle l'est par l'effet cocktail et l'effet massif. Or, nous savons aujourd'hui quel est l'effet de la pollution de fond sur une ville comme Rouen. France Santé Publique nous dit que la pollution de l'air entraîne 46 000 décès annuels prématurés. C'est autant que l'alcool. Les pouvoirs publics peuvent dire que l'alcool et le tabac peuvent donner des cancers, mais nous entendons rarement dire que les dioxines, les particules fines et les HAP donnent des cancers. En Normandie, il y a 2 500 morts prématurées. Pour une ville comme Rouen, on observe 15 mois d'espérance de vie en moins, et deux ans pour une ville comme Grenoble. Nous pouvons considérer que la pollution normale ou anormale va être aggravée. Cela veut dire qu'il nous faut mieux comprendre ce qui s'est passé. Nous avons parlé de prélèvements de surface – et non en volumétrie. J'ajouterai qu'il n'y a pas eu véritablement de prélèvements de biomarqueurs, c'est-à-dire sur le corps humain des personnes, des femmes allaitantes, des femmes enceintes, des personnes les plus fragiles. Au-delà des prélèvements et au-delà de l'épidémiologie, il nous faudrait avoir des biomarqueurs, en s'appuyant sur la cartographie avec différentes couches selon les différents niveaux polluants. Vous parliez du plomb et d'une série de choses, mais il n'y a eu absolument aucune demande pour faire des prélèvements de biomarqueurs sur les différentes personnes, dans les endroits où la pollution est la plus importante.

À ma connaissance, la pollution qui est la plus importante est à 20 kilomètres de Rouen, au nord-est, où il y a le plus de dioxines et le plus d'amiante. La première chose à faire serait donc des biomarqueurs sur une cartographie, et dans la mesure où les services de l'État ne semblent pas le faire, des citoyens et des citoyennes ont commencé à le faire, comme des associations de femmes allaitantes.

Par ailleurs, la réduction de la pollution chronique me paraît extrêmement importante. Selon le principe des vases communicants, si nous arrivons à baisser la pollution chronique, nous baisserons aussi les conséquences de ce nuage toxique.

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