La séance est ouverte à dix heures dix
Je vous propose de continuer nos auditions dans le cadre de la mission d'information sur l'incendie de Lubrizol à Rouen, qui a été décidée en conférence des présidents à l'Assemblée nationale. Depuis plusieurs semaines, avec nos collègues au sein de cette mission d'information, nous auditionnons un certain nombre d'acteurs qui peuvent nous accompagner dans notre démarche qui est la compréhension de l'évènement, le retour d'expérience et aussi la capacité qui doit être la nôtre de faire des propositions pour l'avenir. Nous auditionnons ainsi, ce matin, un certain nombre d'experts scientifiques. Je leur demanderai d'ailleurs de se présenter, ainsi que la structure qu'ils représentent.
Vous êtes ici dans une salle où il y a un certain nombre de cartes, mais je m'aperçois qu'il manque le tableau de Mendeleïev et je le regrette. Vous allez sans doute, en tout cas ceux qui sont experts en matière de toxicologie ou de chimie, nous rendre plus « sachants ». Depuis le début de cette catastrophe, un certain nombre de questions sont venues sur la table concernant la connaissance précise et la nature même des substances présentes dans ce fameux nuage de fumée, mais aussi la compréhension de ce type d'incendie d'hydrocarbures. Nous avons vu ici ou là apparaître des acronymes qui vous sont sans doute familiers, mais qui ne l'étaient pas pour nombre de décideurs ou pour la population en général. Je pense aux fameux HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), au PTEX (Process Technology Exam) et à un certain nombre d'autres substances. Nous nous sommes aussi interrogés – et je crois que c'est parfaitement légitime – sur le fameux « effet cocktail » ou encore sur d'autres aspects.
Nous cherchons à travers cette audition à mieux comprendre et nous souhaitons avoir votre appréciation sur la question non seulement des analyses, mais aussi de leur publication. Nous avons vu qu'il y avait une demande, au nom de la transparence, de disposer dans les meilleurs délais de l'ensemble des résultats des analyses demandées à des organismes comme l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), ou d'autres. Nous voyons bien que lorsque la publication de l'ensemble de ces analyses a été réalisée, il y avait la difficulté de l'interprétation des citoyens : lorsqu'ils se sont livrés à l'exercice de regarder l'ensemble des fiches et des données, ils étaient pour le moins perdus ! Que pensez-vous de cette question de l'interprétation ?
Le premier réflexe qu'ont souvent les citoyens est d'effectuer des recherches sur le site de la préfecture ou sur les sites dédiés à cette publication d'informations. Par la suite, ils sont allés faire des recherches de leur propre chef. Cela les a plutôt inquiétés qu'autre chose… J'aimerais vous entendre sur cette question d'interprétation. Que vous nous disiez comment nous pouvons accompagner les citoyens dans une meilleure compréhension de l'ensemble de ces données, au-delà de l'exigence de transparence et de publication des analyses.
Si nous avons souhaité avoir une table ronde, c'est que nous n'ignorons pas que des débats existent dans la communauté scientifique notamment par rapport à la notion de seuil. J'ai évoqué la présence de polluants et d'un certain nombre de substances dans ce nuage de fumée. Nous voyons bien qu'il y a parfois des interprétations liées à la question des seuils.
Je terminerai ma première série de questions sur les mots choisis. Nous avons entendu le directeur de l'INERIS indiquer que le niveau des dioxines s'avérait relativement faible. Nous avons entendu aussi, dès les premières heures de l'évènement, le préfet évoquer la toxicité aiguë… Comment réagissez-vous par rapport à l'utilisation de ces mots ? Ils peuvent, d'un point de vue scientifique, apparaître comme valables, mais d'un point de vue de la compréhension d'un évènement de cette nature, être difficilement interprétables pour l'ensemble de la population.
Cela nous semblait important de pouvoir vous rencontrer pour échanger sur ce qui a été mis en place par les services de l'État, pour l'ensemble des sujets qui concernent la santé des citoyens : l'amiante dans l'air, les fibrociments, les odeurs, les suies, les eaux, les sols et l'« effet cocktail ». Il est important que vous puissiez nous faire un état des lieux et nous donner votre sentiment sur ce qui est mis en place. Cela est-il de nature à permettre d'avoir une vision assez large de l'ensemble des risques de santé qui sont apparus ? Nous vivons un évènement qui est exceptionnel et qui pose des questions sur des combustions qu'aujourd'hui, aucune personne n'a pu tester en laboratoire avant cela. De plus, le monde moderne fait que la population est très concernée par tous les sujets de santé. Je pense que si cet incendie avait eu lieu il y a 70 ans, nous ne nous serions pas posé toutes les questions que nous nous posons aujourd'hui sur les dioxines, sur l'amiante, etc. Nous sommes dans une société où le risque est assez peu présent. Par conséquent, dès que nous avons des situations à risque, nous sommes très vigilants sur tout ce qui peut être présenté, pour être sûrs que nous n'ayons pas de soucis de santé à long terme. Maintenant, nous pouvons analyser les choses beaucoup plus finement sur le corps humain et permettre d'étendre l'espérance de vie des personnes très longtemps. Cela inquiète beaucoup nos citoyens de savoir si, en étant habitants de Rouen ou simplement en ayant été présents dans l'agglomération le 26 septembre, ils ont pris un risque pour leur santé. Si je suis bien ce qui est dit par les services de l'État, à court terme, il n'y a pas de risque, et à long terme, nous avons des questionnements. Nous n'avons pas de certitudes à ce stade. Il est donc intéressant de pouvoir vous entendre sur les outils qui ont été mis à disposition par les services de l'État pour analyser tout cela, savoir si cela vous semble à la hauteur de la situation et s'il y a des choses à améliorer.
Dans un article de Paris Normandie du 30 septembre, M. Picot avait jugé les analyses de l'époque insuffisantes. J'aimerais savoir, un mois et demi plus tard, quel regard vous portez, les uns et les autres, sur les analyses qui ont été réalisées. Il avait également jugé les analyses livrées par la préfecture comme étant hors de propos. J'aimerais aussi avoir votre regard sur cet axe-là. Ma seconde question s'adresse à M. Pennequin. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a été associé aux investigations menées sur les points de captage situés sous le panache de fumée.
À long terme, pouvez-vous nous dire s'il existe un risque de contamination des points de captage en cas de pollution des sols ? Je souhaite également que vous me disiez ce que vous pensez de l'implantation de l'usine Lubrizol. Comment jugez-vous cette implantation ? Existe-t-il un risque particulier lié à la localisation du site ? J'ai également une question de ma collègue, Mme Sira Sylla, qui s'adresse à Mme Annesi-Maesano, de l'INSERM. Même si nous avons été rassurés concernant les risques liés à l'amiante et que les produits brûlés ne sont pas dangereux pour la santé, nous savons qu'ils se trouvent parmi les dix produits présents en plus grande quantité pouvant nuire gravement à la fertilité. L'« effet cocktail » entre le benzène et les hydrocarbures pendant cet incendie peut-il être cancérogène ? Sur quels éléments reposent les avis émis par l'INSERM ? Peut-on prévoir aujourd'hui les effets à plus long terme sur la santé (cancer, troubles respiratoires, etc.) ?
La question de l'implantation d'usines classées « Seveso » en plein centre de métropoles peut être posée, mais nous nous apercevons qu'au fur et à mesure des auditions, c'est aussi l'implantation d'autres sites à côté de ces usines qui pose question, comme des sites du type Normandie Logistique, des lieux d'habitation, des équipements publics, ou encore d'autres endroits où vivent des gens. Je pense notamment à la prison. Cela m'intéresserait d'avoir votre analyse sur cette question.
J'ai une autre question sur votre appréciation sur la gestion en termes d'information. Je me demande si le principe de précaution n'a pas été en partie sacrifié par rapport au principe du « pas de panique » ! Le matin du 27 septembre, sur France Bleu, le préfet de la Seine-Maritime déclare qu'il n'y a pas de toxicité aiguë et qu'il n'y a pas lieu de s'équiper de masques, avec une interview qui est très rassurante par rapport aux populations. Nous savons qu'au même moment, du côté de l'INERIS, il y avait eu des premières études rapidement sorties dès le 26. Elles consistaient à voir s'il y avait danger de mort immédiate en respirant les produits. Ce n'étaient pas des études qui permettaient de préjuger s'il y avait danger à long terme. Cela n'a pas été connu avant la semaine suivante. Estimez-vous que là, il n'y a pas eu de problème ? Cela aurait pu s'avérer extrêmement périlleux. De plus, le 30 septembre, le préfet de l'Oise, M. Louis Le Franc, déclare que nous ne savons pas ce qu'il y a dans les produits. Il a un discours dans les médias beaucoup plus inquiétant. Je voudrais avoir votre réflexion globale là-dessus. En connaissant la dangerosité de la toxicité du nuage, le principe de précaution n'a-t-il pas été sacrifié pour ce que j'appelle le principe du « pas de panique » ?
Il y a un certain nombre de prescriptions médicales qui auraient été données par des médecins généralistes dans les jours qui ont suivi. À la question posée à l'Ordre des médecins au comité de transparence et de dialogue, le responsable de l'Ordre des médecins indiquait que les médecins généralistes ayant délivré les ordonnances pour la recherche de plomb et de dioxine avaient été fort peu nombreux et que ces dispositions n'étaient d'aucun intérêt.
Ensuite, il y a la revendication persistante d'un registre médical, d'un registre sanitaire ouvert auprès de la population durant les heures et les jours qui ont suivi, et qui fait débat encore aujourd'hui. On s'interroge en effet sur la nécessité d'ouvrir ce registre médical auprès de la population. Quel est votre sentiment ?
Par ailleurs, nous faisons partie d'un bassin de vie historiquement pollué, où les populations sont imprégnées depuis longtemps par l'activité chimique, entre autres. J'ai le sentiment, au vu des premières audiences que nous avons eues, que nous n'avons pas véritablement d'études de recherche sur le long terme, par rapport à nos populations. L'Agence régionale de santé (ARS) nous dit que nous avons des bilans de santé moins bons que là où il n'y a pas d'usines. Nous savons que c'est plus dur pour les poumons et pour le système cardiovasculaire de nos populations. Quand arrive un problème de ce genre, nous disons qu'il n'y a rien dans notre portefeuille. Hier, nous avons entendu dire qu'il y avait bientôt une étude de population. Concrètement, nous avons l'impression que nous n'avons rien dans le portefeuille. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Je suis directeur de recherche au CNRS à Orléans et spécialiste de la détection et de la mesure des particules fines et des aérosols. C'est très bien que l'on commence par moi, parce que je pense que c'est le problème qui est en amont. Nous manquons de mesures. Il faut vraiment insister là-dessus. Vous avez certes les réseaux de qualité de l'air qui font des mesures tout à fait honorables et normatives, mais il y a très peu de stations. À partir du moment où le panache était en altitude, même à quelques dizaines ou centaines de mètres, et n'était pas sur le trajet d'une station, les stations n'ont rien vu. Cela veut dire que lors d'un incident comme cela, si nous voulons comprendre les conséquences sanitaires, il nous faut des mesures. Il s'agit de la composition chimique, mais aussi de la taille des particules. En fonction de leur taille, leur pénétration dans l'organisme est tout à fait différente. Nous n'avons eu aucune mesure pour cela. Nous allons parler d'un phénomène sur lequel nous n'avons pas vraiment d'éléments sur lesquels se baser car nous ne connaissons pas la concentration, la taille et la nature de ces particules. Or nous savons maintenant qu'il existe des techniques mobiles pour les mesurer, que ce soit avec des véhicules automatiques ou conduits, avec des drones, voire dans certains cas des ballons. Nous avons tout un lot d'appareils de comptage ou de mesure chimique d'aérosols qui pourraient être déployés juste après une telle catastrophe sur site, par des institutionnels comme le CNRS, l'INERIS ou autres, mais aussi par des sociétés privées. Il commence à y avoir beaucoup de sociétés, de startups qui se montent et qui sont capables de réagir en moins de 24 heures pour envoyer sur place des appareils et commencer à faire des mesures. J'insiste là-dessus. Il faut des mesures mobiles. Avec quelque chose de fixe, vous ne pourrez pas suivre le panache, vous ne pourrez pas suivre son évolution. Tant que nous n'avons pas ces mesures, nous ne savons absolument pas ce qu'il y avait dans le nuage et ce qui a pu rester après.
Je suis médecin, j'ai créé le collectif « Strasbourg respire ». Je suis également dans le collectif « Air Santé Climat », avec mes deux voisins. J'ai publié des études scientifiques médicales, notamment sur les effets cardiovasculaires de la pollution de l'air. Comme Jean-Baptiste Renard, je vais insister sur un problème qui n'est pas spécifique à Lubrizol. Il s'agit du fait qu'en France et en Europe, nous ne dosons pas forcément les bons polluants, notamment sur les particules fines. Nous dosons en routine les grosses particules, les PM10, un peu les PM2.5, mais pas du tout les particules ultrafines, qui sont des très petites tailles inférieures à 0,1 micromètre. Nous savons que ce qui sort d'une voiture, d'une cheminée ou d'une usine, notamment lorsqu'il y a un incendie, ce sont essentiellement ces particules ultrafines qui sont dangereuses, parce qu'elles sont de très petite taille. Elles ne s'arrêtent plus aux poumons, elles passent dans le sang. Elles touchent tous les organes, le cerveau. Elles vont pouvoir toucher la femme enceinte. Elles ne sont plus filtrées par le placenta. Elles donnent des maladies cardiovasculaires et des cancers. À la surface de ces particules ultrafines, nous trouvons vraiment les composés dangereux, notamment les fameuses HAP. Il y en a plus d'une centaine, et nous les retrouvons essentiellement à la surface des particules ultrafines. À côté de ces HAP, à la surface des particules ultrafines, nous allons trouver des dioxines et des métaux. Tout ce qui concentre les composés toxiques, ce sont les particules ultrafines. Ce sont celles que nous n'avons pas dosées. J'ai lu que les laboratoires qui avaient dosé les particules s'étaient concentrés sur les PM10, les grosses particules, en disant que c'était suffisant, mais de ce fait, nous sommes probablement passés à côté de nombreux polluants. De plus, nous avons dosé les HAP via des lingettes. Je ne remets pas en cause le procédé, mais nous avons passé des lingettes sur les meubles.
Nous sommes partis du principe que comme il a plu, une grande partie des particules fines sont passées de l'air au sol, ce qui est relativement logique, la pluie étant le meilleur allié de la pollution de l'air. Les particules fines sont retombées sur le sol, nous avons dosé les HAP via des lingettes passées sur certaines surfaces.
Or, quand nous utilisons ce procédé, nous dosons essentiellement les HAP de grosse taille, notamment ceux qui sont présents à la surface des grosses particules, et nous ratons les HAP qui sont à la surface des particules ultrafines. Par ailleurs, nous n'avons pas dosé les HAP gazeux. Les HAP peuvent être à la surface des particules, mais également sous forme de gaz. Nous n'avons pas du tout dosé les HAP qui sont sous forme de gaz. Nous avons dosé quelques hydrocarbures de type benzène, toluène, pyrène, mais nous n'avons pas dosé les HAP sous forme gazeuse. Là aussi, en termes de mesure, il y a probablement des insuffisances. J'ai lu qu'il avait plu peu de temps après cet accident, ce qui a permis qu'une grande partie du nuage et des particules retombe dans le sol, et a transformé une bonne partie de la pollution qui aurait dû être essentiellement dans l'air, en pollution des sols, de l'eau et des aliments. Cela a mené aux restrictions que nous avons connues concernant le lait, etc.
Ensuite, vous parlez d'un évènement exceptionnel. C'est faux. C'est un évènement qui n'est pas du tout exceptionnel. Les incendies dans les installations classées sont nombreux à Strasbourg, qui est une des villes en France qui concentre le plus d'installations classées, peut-être autant, voire plus que Rouen. Nous avons eu ces deux dernières années cinq incendies d'installations classées, avec des photos de nuages, qui ressemblent étrangement à celui de Lubrizol. Heureusement, ces incendies ont été rapidement maîtrisés. Nous n'avons pas eu de telles retombées, mais les incendies dans les installations classées ne sont pas des évènements rares. Cela arrive malheureusement très souvent.
Nous avons beaucoup insisté sur la toxicité aiguë. Nous avons signé une tribune dans le journal Le Monde, avec notre collectif « Air Santé Climat », pour dire que ce qui nous semble le plus dangereux pour ces installations classées, ce ne sont pas tellement les toxicités aiguës, même s'il y a une dangerosité temporaire de ces explosions. Nous avons surtout insisté dans cette tribune pour dire que ces installations classées polluent de façon chronique, tous les jours, d'année en année, sans que les gens ne s'en rendent compte et soient alertés. Certes, quand il y a une explosion, les gens se rendent compte qu'ils vivent à côté d'une installation classée, mais ils n'y pensent pas le reste de l'année. Pourtant, ce sont des installations qui polluent beaucoup. Elles bénéficient de beaucoup de dérogations. Toutes les installations classées bénéficient ainsi du système de l'auto surveillance, ce qu'on appelle l'« auto-déclaration ». Elles déclarent elles-mêmes leurs émissions. Il est incroyable de demander à un pollueur de déclarer de lui-même ses polluants. C'est comme si avant de payer votre vignette Crit'Air, on vous demandait d'auto déclarer la pollution de votre véhicule pour payer moins. Plus une industrie pollue, plus on lui donne de dérogations. Ce sont les entreprises de type Lubrizol. Toutes les installations classées bénéficient de ce régime de l'auto surveillance et elles ont des contrôles indépendants des directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), au mieux une fois tous les cinq ans.
Je dirige une équipe mixte à l'INSERM et Sorbonne Université. Nous travaillons dans le domaine de l'épidémiologie et de la santé publique. J'ai quelques commentaires à faire, essentiellement sur la méthode. Effectivement, nous ne trouvons pas si nous ne cherchons pas.
Nous avons mesuré des choses à côté des vrais problèmes, notamment ces particules ultrafines. Pour mémoire, ces particules ne sont pas surveillées de façon générale. C'est un gros problème, l'Europe ne demande pas de les surveiller. Nous ne les mesurons donc pas. Ce sont ces particules qui sont vraiment très mauvaises pour la santé.
La composition de ces particules est très importante, car nous avons des effets toxicologiques et épidémiologiques qui en dépendent. J'ai aussi regardé la liste des composés, il y en a plein pour lesquels nous ne connaissons pas les effets.
C'est bien triste à dire et cela nous amène à parler un peu de façon générale de ce site en pleine ville qui a des produits qui peuvent dégager des produits encore plus dangereux, et qui en plus sous-traitent pour ne pas les garder. Il y avait des choses à Lubrizol qui étaient à côté. Cela pose vraiment de gros problèmes.
Je suis dans le milieu médical et pour les médicaments, il y a une autorisation de mise sur le marché qui est bien claire et bien définie. Pour des choses qui sont très dangereuses, il n'y a rien, il n'y a que la parole de l'industriel qui nous dit qu'il respecte les règles parce qu'il met les produits à côté, même si c'était peut-être momentané. Ce qui a été fait est très grave. Il nous dit qu'il n'y a pas de problème. Je pense qu'il faut vraiment remercier les ouvriers et le personnel qui ont déplacé des matériaux très dangereux. Permettez-moi de faire le parallèle avec Tchernobyl, où les gens se sont voués à mettre du ciment sur le réacteur. C'est très important que nous allions au-delà.
Pour répondre de façon anticipée à M. Coquerel concernant le principe de précaution, nous ne faisons rien et nous n'avons pas les données. Nous n'avons pas les bonnes mesures, et nous n'avons pas fait des choses très simples. Vous avez parlé d'une antenne pour surveiller les effets aigus. Cela se fait pour les sargasses aux Antilles. C'est très simple, cela se fait sur les téléphones. Les gens peuvent dire s'ils ont des problèmes. Le réseau Sentinelles de l'INSERM a des méthodes qui peuvent se déployer en quelques secondes pour pouvoir surveiller l'aigu, qui est certainement très important. Encore une fois, nous avons là des produits très dangereux qui sont très mauvais sur le long terme. D'ailleurs, nous savons maintenant que cette pollution, même à des doses qui sont faibles, donne des effets à long terme. Les maladies comme le cancer, qui ont une latence longue, comme nous le disons en médecine, nécessitent des années. Le long terme est vraiment très important. Il faut surveiller et nous savons surveiller.
Aujourd'hui, le BRGM travaille beaucoup dans le domaine de l'environnement, de l'eau, des pollutions, etc. Cela représente environ 70 % de notre activité actuelle. Nous sommes aussi un établissement public de recherche appliquée avec une mission d'appui aux politiques publiques, et c'est dans ce cadre-là que nous avons été sollicités pour travailler sur Lubrizol, notamment par la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), le ministère de l'environnement, et l'ARS. On nous avait demandé de voir si nous pouvions caractériser cette pollution, pour pouvoir dimensionner le suivi. Ensuite, on nous avait demandé de l'aide pour voir ce qu'il fallait mettre en oeuvre pour sécuriser l'approvisionnement en eau potable.
Pour caractériser, nous avons rencontré beaucoup de difficultés, notamment parce qu'il y avait des incohérences entre les données fournies, entre les fiches de sécurité des produits et les fichiers de stockage. Il manquait des produits, avec quelques incohérences. Autre difficulté : les fiches de sécurité n'étaient pas très exhaustives. Nous ne connaissions pas tous les éléments présents dans les produits. Il y avait beaucoup de mélanges. De plus, c'était un incendie, c'est-à-dire une combustion incontrôlée. Tout n'a pas brûlé. Qu'est-ce qui est parti ? C'est un peu compliqué. Par ailleurs, des réactions s'opèrent dans le nuage et nous savons que les suies sont retombées. Elles ont sans doute changé de caractéristiques au fil du temps, en fonction de la distance. D'ailleurs, les personnes qui étaient à Rouen ont bien réalisé que la consistance des suies n'était sans doute pas la même dans la vallée de la Seine et sur les plateaux. Nous avons préconisé de recourir beaucoup au screening dans un premier temps. C'est un balayage très large pour repérer des pics qui correspondraient à des polluants, et ensuite recibler sur les polluants éventuels. Nous avons conseillé de faire ces screenings sur les suies dans la vallée et sur les plateaux, sur les sols, là où des suies seraient retombées, dans les eaux de ruissellement et dans les eaux souterraines, dans les eaux de la nappe.
Concernant la protection des captages, dans l'agglomération de Rouen, nous sommes sur de la craie. C'est une roche, un aquifère. Cela permet de véhiculer l'eau souterraine. C'est très compliqué, parce qu'il y a différents types d'écoulements, des écoulements classiques. Nous pouvons avoir des milieux poreux classiques comme le sable, mais nous avons également à l'autre bout des écoulements très rapides, que nous appelons des écoulements karstiques. Cela peut couler aussi vite que dans une rivière. Au fil du temps, l'eau a dissous la craie et généré des conduits, qui peuvent aller de quelques décimètres de diamètre à plusieurs mètres.
Ce système est très compliqué. Il faut réagir très vite. Notre travail consistait à établir les ouvrages qui étaient les plus vulnérables à ce type d'écoulement, sachant que nous avions une connaissance générale des choses, mais pas vraiment très précise ni très détaillée. Nous avons fait avec ce que nous avons pu, dans le temps imparti. Nous avons été conservateurs dans nos recommandations pour suivre un grand nombre de forages dans lesquels il fallait faire des screening. Tout récemment, nous avons eu une nouvelle demande de la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM 76) pour analyser la pollution dans la nappe sur la boucle de Rouen, au droit du site et en aval. Cette nappe a souffert d'un passé industriel très important. Elle est déjà bien polluée à certains endroits. C'est quelque chose qui vient de nous être demandé. Nous allons émettre un rapport à ce niveau-là.
Concernant le risque à long terme pour les points de captage, pour l'instant, je pense que nous ne pouvons pas vraiment répondre à cette question. Les opérations de screening sont en cours. Le plus grand risque était à mon sens ce qui pouvait venir dans les jours qui ont suivi la catastrophe, si cette pollution s'infiltrait directement dans les karsts, par le biais de bétoires, qui sont des conduits verticaux reliés aux karsts. Ce sont des karsts aussi. Cela fait partie des réseaux karstiques. Comme il a beaucoup plu durant cet épisode, les eaux de ruissellement pouvaient entraîner des polluants vers les captages d'eau. C'est à ce moment que les risques étaient les plus importants. Nous pouvons avoir des infiltrations beaucoup plus lentes et qui percoleront des polluants plus tard. Je pense que le risque est moins important mais réel. Il existe et il faudra faire un suivi sur le plus long terme. À mon sens, les risques les plus aigus étaient vraiment dans les premières heures. Nous n'avons pas pu tout voir. Effectivement, il faut le temps de faire les screening et les analyses, ce n'est pas évident. Nous ne pouvons pas savoir ce qui est passé.
La question suivante est plutôt philosophique. Rouen a toujours été une ville industrielle, avec des pollutions qui restent. Idéalement, les sites Seveso avec un gros stockage ne devraient pas être placés à proximité des habitations ou des lieux de travail, mais plutôt quelque part où l'impact pourrait être moindre. En tout cas, il ne faut surtout pas mettre cela dans les endroits qui peuvent mettre en péril à la fois les populations et l'eau potable.
Je suis inscrit et assermenté dans trois pays : en France, en Belgique et au Luxembourg. Je suis généralement désigné sur des dossiers de pollution marine, des sols mais aussi atmosphérique et d'accidents industriels. J'interviens ici en tant qu'expert de partie, pour les parties civiles qui se sont constituées et qui sont défendues par le cabinet Huglo Lepage. Il se trouve aussi que j'habite à Aix-en-Provence, mais que je suis né à Rouen. Je suis né dans une banlieue « compliquée » qui est Petit-Couronne, particulièrement exposée à ces risques-là. Mon papa travaillait chez Shell. J'ai donc une culture du risque industriel et j'ai fait toutes mes études de chimie dans cette filière. J'habite maintenant à côté d'une autre usine, celle de Berre à côté d'Aix-en-Provence, qui est elle aussi exposée. Il m'avait été opposé dans une émission de télévision que je ne connaissais pas bien le site. Je crois que je le connais plutôt bien.
Pour répondre à M. le rapporteur qui indique que la composition de ce genre d'incendie ne serait pas très bien connue, ce n'est pas tout à fait vrai. L'INERIS a fait un certain nombre de modélisations, d'analyses, et nous connaissons plutôt bien la constitution globale de telles fumées. Cela dépend aussi de la composition de ce qui a brûlé, mais globalement, nous le savons, d'autant que cela a été énormément étudié dans le cadre des fumées issues des incinérateurs.
Ensuite, vous avez utilisé le terme de communication – de crise ou non. Je pense que la population est en recherche d'informations, pas nécessairement de communication. La communication est la vectorisation d'une information pour la faire ressortir. L'information, c'est autre chose. C'est donner la réalité des chiffres. Je pense que cette différence est une notion importante à relever pour les mécanismes d'information de la population, à la suite de ce genre de risque.
Aussi, on a dit que les analyses qui avaient été conduites étaient hors de propos. C'est peut-être un peu fort. Disons qu'en tant que chimiste – et c'est mon métier – je pense qu'elles n'ont pas été conduites d'une manière qui est très simple à interpréter, parce que nous avons surtout fait des analyses surfaciques, en épongeant avec des lingettes les sols et les rebords de fenêtres pour que ce soit rapide. Les seules normes auxquelles nous pouvons nous rattacher, pour toutes les études qui sont menées, y compris au niveau de la Commission européenne, sont indiquées en volumique. C'est peut-être un détail pour vous, mais c'est très important parce que cela permet de comparer ce qui est comparable. Nous ne pouvons pas rapporter des mesures surfaciques à des volumes. C'est une autre chose.
Ensuite, il se trouve que j'ai participé à la définition de l'équipement que contient l'un des camions de pompiers, équipé pour les risques Nucléaires, Radiologiques, Biologiques, Chimiques (NRBC), des Marins pompiers de Marseille. C'est plus proche de chez moi. Ce camion – comme celui de Lyon – est équipé pour identifier environ 150 000 composés en très peu de temps. Celui de Marseille intervient sur le pourtour méditerranéen – Montpellier, Béziers, etc. – et il est régulièrement appelé à Béziers. C'est très récent, cela date du mois d'août. Le risque est à peu près identique à celui de Lubrizol, puisque c'était un feu de décharge. En l'espace de trois heures, ce camion se déplace de Marseille à Béziers, et en l'espace de deux heures supplémentaires, il identifie les toxiques. Cela permet de prendre les mesures nécessaires. Je ne suis pas sûr que le camion qui est intervenu à Rouen, qui vient du Bataillon de Nogent-le-Rotrou, soit équipé pour ce type d'analyses. Je ne suis pas sûr qu'il était prêt pour cela. J'ai quelques informations en ce sens. Il était plus proche de Rouen, puisqu'il est situé en région parisienne et il fallait deux heures pour le déplacer, mais je me demande si nous n'aurions pas mieux fait de déplacer l'un des deux camions compétents – celui de Lyon ou celui de Marseille. Le trajet aurait peut-être pris 12 heures, mais cela aurait permis d'avoir des informations précises sur ce que contenaient ces fumées, alors que le camion de Nogent-le-Rotrou qui était plus proche n'a pas permis de mesurer les bonnes informations.
Je vous rappelle que nous ne savons toujours pas aujourd'hui quelle est la nature des mauvaises odeurs que nous ressentons à Rouen. J'y suis allé dans le cadre de la commission d'enquête, dans le cadre d'une réunion d'expertise, et l'odeur est épouvantable sur le site. Nous ne savons toujours pas de quoi elle est constituée, alors qu'un bon laboratoire de chimie est capable de l'identifier.
Enfin, dans le cadre d'une réunion d'expertise qui a eu lieu sur le site de Lubrizol, je voulais faire part d'une petite expérience personnelle sur la manière dont nous avons été accueillis à Lubrizol. Nous avons reçu un bon accueil, mais avec des conditions de sécurité presque amusantes. Par erreur, je n'avais pas été inscrit sur les registres qui avaient été transmis par le préfet. Finalement, je suis rentré quand même très facilement. Nous avons visité le site et nous avons pu constater un comportement un peu léger des ouvriers. Ils font bien leur travail, ils ne font que ce qu'on leur demande, mais on a l'impression d'une espèce de légèreté générale.
Je suis expert judiciaire depuis 1973, en particulier en génie chimique, pollutions et nuisances. Je suis ingénieur chimiste et docteur ingénieur en génie chimique. Je voudrais tout d'abord vous dire que nous avons la possibilité de savoir ce qu'il y avait dans ces nuages. Il suffit d'un peu de réflexion. Nous allons faire un peu de science. Il y a eu un certain nombre de produits. Il y a eu exactement 5 253 tonnes de produits chez Lubrizol. Qu'y avait-il dans ces 5 253 tonnes ? Il y avait une majorité d'huiles minérales. Ensuite, il y avait un certain nombre de produits divers et variés, les uns contenant des produits phosphorés et d'autres types de produits. Les huiles minérales contiennent des additifs. En fonction de ces additifs, nous allons pouvoir faire une simulation et vous dire ce qu'il y avait comme type de fumée.
Nous allons maintenant parler de la dioxine. Théoriquement, c'est un produit chloré, qui ne peut se former que s'il y a des atomes de chlore quelque part dans les produits de Lubrizol. Il n'y en avait pas, ou très peu. Il y en avait uniquement dans les additifs des huiles, sachant qu'il existe différents types de dioxines. La plus nocive est la dioxine tétrachlorée. Elle est très toxique. Il y a d'autres types de dioxines. Vous avez des dioxines qui sont beaucoup moins nocives que d'autres. Certes, il y a eu des analyses. Ces analyses ont été faites en picogrammes. Je ne sais pas si vous vous représentez, cela fait 10-12 grammes. La majorité des analyses qui ont été faites, qui étaient des analyses de fond, étaient de l'ordre de trois à quatre picogrammes, ce qui n'est pas grand-chose. Ensuite, des analyses ont été faites, il y a eu 12 picogrammes et tout le monde a hurlé en disant que cela faisait quatre fois plus, mais personne ne connaît le seuil de toxicité. Il n'y a aucune législation qui vous donne le seuil de toxicité de la dioxine. Je parle de la dioxine bichlorée ou tétrachlorée. Celle-ci est dangereuse. Pour conclure, il y avait un peu de dioxine, des traces.
Quant à l'huile minérale ou naturelle, si elle chauffe très fort, cela va donner de l'acroléine. C'est un aldéhyde acrylique. Elle a des seuils de toxicité. Elle est très irritante pour la peau, pour le foie et les yeux. Personne ne parle de l'acroléine. Il faut bien l'analyser.
Par ailleurs, dans les différents produits que vous avez, il y a énormément de soufre, en particulier dans les différents fûts, outre les huiles minérales qui représentent 40 % des 5 000 tonnes, ce qui est énorme. Les produits soufrés donnent tout d'abord des mercaptans. C'est un produit volatil extrêmement odorant, comme l'hydrogène sulfuré. Il a une odeur très forte. Théoriquement, nous pouvons l'analyser, mais le nez humain est beaucoup plus fin que n'importe quel type d'analyse. Un nez humain est capable de détecter 0,0005 partie par million de mercaptans. Cela peut sentir très fort, mais sans aucun seuil de danger, et les appareils ne peuvent pas le détecter.
D'autre part, vous pouvez avoir de l'hydrogène sulfuré, mais le soufre va s'oxyder et former des oxydes de soufre qui vont peu à peu se transformer – éventuellement quand il pleut – en acide sulfurique. L'azote peut également se transformer en acide nitrique. Par conséquent, il va y avoir une acidification des sols.
Il reste les fumées, c'est-à-dire les suies. Il y a des grosses et des petites particules, c'est exact. Les grosses particules, très poreuses, vont se gorger de produits toxiques, de type benzénique, qui sont théoriquement cancérigènes, en particulier les benzopyrènes. C'est sur l'analyse de ces fameuses particules qu'il faut porter notre attention. Je ne parle pas des petites particules fines, qui sont également très dangereuses. Elles pénètrent par les voies respiratoires à l'intérieur du corps.
Vous avez parlé de Lubrizol, mais vous n'avez pas parlé de Normandie Logistique. Il y avait aussi des produits qui ont été stockés et qui ont contribué à la composition du nuage.
Je n'ai pas la composition de l'autre société. J'ai celle de Lubrizol en détail, mais pas l'autre.
Je n'ai pas le niveau d'expertise de certains de mes collègues sur la nature du nuage, mais j'ai une certaine expérience de la manière dont le nuage passe de ce qu'il y a dans l'air, à ce qu'il y a dans les bronches, à ce qu'il y a dans les sols et à ce qu'il y a dans l'eau puisque je suis médecin à Canteleu, juste en face de Lubrizol du côté de la Seine.
Concernant l'attitude du préfet, je dois dire que j'ai été frappé de voir dans ma patientèle que les deux populations qui ont été les plus touchées étaient les pompiers. On peut comprendre, ils sont allés au feu avec des masques FFP2, donc non filtrants. Ils avaient des appareils respiratoires isolants (ARI), mais pas suffisamment. À la limite, c'est leur travail d'aller au feu et nous les remercions. Par contre, si le préfet avait déclenché les sirènes et qu'il avait souhaité faire un cantonnement, les salariés de la TCAR – les transports urbains de l'agglomération – n'auraient pas roulé pendant toute la journée, à l'intérieur d'une ville envahie par les fumées. Je ne sais pas quel est le responsable des symptômes des salariés de la TCAR. Il semblerait qu'il n'y ait quasiment rien dans ce nuage. En tout cas, dans la seule journée de l'incendie sur le registre d'infirmerie de la TCAR, 440 personnes ont été notées. Un mois plus tard, il y avait encore 45 personnes qui étaient en arrêt de travail. J'ai pu voir un syndrome de Brooks débutant. Les nuages vous détruisent l'épithélium bronchique. 20 à 25 % des personnes vont développer une sorte d'asthme induit par cette pollution chronique, et environ 50 % vont heureusement régresser. Cela dure plus de trois mois. C'est notamment parmi les salariés de la TCAR que j'ai rencontré les premières personnes qui au bout d'un mois, un mois et demi, continuaient à « siffler », alors qu'elles n'avaient pas d'antécédents, qu'elles étaient jeunes et non tabagiques. Elles sifflaient d'autant plus qu'elles refusaient de se mettre en arrêt de travail, souvent sous la pression de leur entreprise. Cela était surtout le cas avec les contrats précaires. Les médiateurs avaient du mal, avec des contrats qui se renouvelaient, et ils demandaient qu'on ne les arrête pas.
Il s'agit clairement de la part de la préfecture d'un refus de mettre en alerte la population rouennaise et de la confiner. Il s'agit d'une surmise en danger, d'un suraccident. Il est clair que pour les salariés de la TCAR, il y a là quelque chose qui est très important et qui est de l'ordre d'une mise en danger, pour eux comme pour les gens du voyage qui étaient à côté, pour ceux qui étaient dans la prison, les SDF ou encore les entreprises et les sociétés. Je parle du 106 et de la métropole qui ont des systèmes d'intraction de l'air. Il y a un pourcentage extrêmement important de gens qui sont malades. Je prends par exemple les documents de l'ARS qui ne peut se baser que sur le centre antipoison, SOS médecins et les urgences, qui donnaient des éléments très rassurants à court terme. L'expérience des médecins généralistes et celle des salariés de la TCAR, qui ont essayé de respirer et qui y ont été obligés, montrent qu'il en est totalement autrement. Là, c'est l'aigu, mais j'ai tendance à dire que le risque n'est pas pour aujourd'hui. Le sulfate de phosphore qui a été extrait du site et qui aurait pu avoir un effet incendiaire et un effet blast beaucoup plus important aurait pu entraîner un suraccident. Le problème m'apparaît essentiellement à moyen et long terme, avec toute une série de risques. Je suis surpris que l'on puisse minimiser le risque dioxine. Avec Seveso, nous avons malheureusement eu une vision grandeur nature de ce qu'est une pollution à la dioxine. Sur la fiche centre antipoison de la dioxine, il est noté, notamment à partir de la cohorte Seveso : augmentation des cancers broncho-pulmonaires, lymphomes, cancers des lignées sanguines, atteintes hépatiques, atteintes cutanées, chloracné, hypercholestérolémie et hypertriglycéridémies, augmentation des décès cardiovasculaires, neurotoxicité, perturbateurs endocriniens, atteinte de la thyroïde, augmentation du diabète, des troubles de la fertilité – par exemple, pour Seveso, à la deuxième génération, il y avait une modification du ratio du sexe hommes-femmes – et tératogénèse discutée. Au-delà des débats des experts, il y a une expérience grandeur nature qui a fondé une série de préconisations et qui nous dit que les dioxines sont bien des produits dangereux.
Sur les normes amiante, le préfet nous a dit avant même d'avoir les résultats qu'il n'y avait pas de problème avec l'amiante. Il l'a dit pour l'extérieur mais le pire, c'est qu'il en est peut-être persuadé. Dans la saisine des ministères et du préfet de l'ANSES, il n'a pas été fait mention du fait qu'il y avait une partie du toit amianté – les 120 tonnes de fibres d'amiante qui se trouvaient au-dessus des bâtiments qui ont brûlé – qui avait pu être dispersée à 800 degrés. Les fibres d'amiante sont séparées du ciment et partent dans les nuages. À Canteleu, des gens ont des petits fragments d'amiante sur leurs fenêtres. Il y a eu une non prise en compte de ce risque, et à première saisine de l'ANSES, ils ne signalaient pas le risque amiante. Sur la première recommandation de l'ANSES, le mot amiante n'existe pas. Dès le départ, il y a une sous-estimation. Quand il a été avéré grâce au collectif Lubrizol, à la CGT, aux environnementalistes, aux écologistes et aux associatifs, qu'il y avait bien de l'amiante, il a tout de suite été dit qu'il n'y avait pas de problème car nous étions en dessous des trois fibres par litre. Les normes sont aujourd'hui à cinq fibres par litre. Le problème est que ces normes ne sont pas des normes sanitaires. Ce sont des normes décidées sur la pollution de fond dans les années 70. Nous avions alors ce type de pollution amiante dans l'air, les pouvoirs publics mettaient une norme qui était celle-là ou un peu au-dessus. Le souci est qu'il y a eu deux campagnes de tests des fibres amiante qui ont été faites en 1993 et en 2011. Je vous parle de normes à cinq, de résultats à Rouen qui sont à trois, mais à Préaux, à 20 kilomètres au nord-est, à 4,8. En 1993, le bruit de fond – celui qu'on nous dit être aujourd'hui celui de Rouen – était à 0,47 fibre par litre. En 2011, le bruit de fond était à 0,08 fibre par litre. Pourquoi les normes n'ont-elles pas été changées ? Tout simplement parce que l'État et les gouvernements n'ont pas respecté les recommandations de leurs agences sanitaires. Par exemple, l'action 10 du Plan national santé environnement proposait de redescendre la norme à 0,47. D'une certaine manière, les normes ne sont pas des normes sanitaires. Ce sont des normes qui tiennent compte d'un taux de pollution moyen et qui sont ensuite abaissées. Nous pourrions donc faire la même chose sur les normes pour les dioxines.
Nous avons cette idée d'un nuage qui enfume, qui pollue et qui donnera à terme des cancers. En même temps, la pollution de fond nous renseigne déjà un peu sur ce que c'est, parce qu'elle n'est pas très différente, même si elle l'est par l'effet cocktail et l'effet massif. Or, nous savons aujourd'hui quel est l'effet de la pollution de fond sur une ville comme Rouen. France Santé Publique nous dit que la pollution de l'air entraîne 46 000 décès annuels prématurés. C'est autant que l'alcool. Les pouvoirs publics peuvent dire que l'alcool et le tabac peuvent donner des cancers, mais nous entendons rarement dire que les dioxines, les particules fines et les HAP donnent des cancers. En Normandie, il y a 2 500 morts prématurées. Pour une ville comme Rouen, on observe 15 mois d'espérance de vie en moins, et deux ans pour une ville comme Grenoble. Nous pouvons considérer que la pollution normale ou anormale va être aggravée. Cela veut dire qu'il nous faut mieux comprendre ce qui s'est passé. Nous avons parlé de prélèvements de surface – et non en volumétrie. J'ajouterai qu'il n'y a pas eu véritablement de prélèvements de biomarqueurs, c'est-à-dire sur le corps humain des personnes, des femmes allaitantes, des femmes enceintes, des personnes les plus fragiles. Au-delà des prélèvements et au-delà de l'épidémiologie, il nous faudrait avoir des biomarqueurs, en s'appuyant sur la cartographie avec différentes couches selon les différents niveaux polluants. Vous parliez du plomb et d'une série de choses, mais il n'y a eu absolument aucune demande pour faire des prélèvements de biomarqueurs sur les différentes personnes, dans les endroits où la pollution est la plus importante.
À ma connaissance, la pollution qui est la plus importante est à 20 kilomètres de Rouen, au nord-est, où il y a le plus de dioxines et le plus d'amiante. La première chose à faire serait donc des biomarqueurs sur une cartographie, et dans la mesure où les services de l'État ne semblent pas le faire, des citoyens et des citoyennes ont commencé à le faire, comme des associations de femmes allaitantes.
Par ailleurs, la réduction de la pollution chronique me paraît extrêmement importante. Selon le principe des vases communicants, si nous arrivons à baisser la pollution chronique, nous baisserons aussi les conséquences de ce nuage toxique.
Je suis toujours impliquée dans deux équipes qui mènent des enquêtes permanentes dans des services hospitaliers, sur les cancers professionnels et un peu sur les cancers environnementaux. C'est à travers cette expérience que je voudrais insister sur le fait que nous savons quelles vont être les conséquences.
L'amiante représente encore aujourd'hui 3 000 décès par an. Il ne faut pas recommencer à dire que nous allons faire de l'épidémiologie pour essayer de trouver quelque chose. Nous savons qu'il va y avoir des cancers, et nous savons lesquels. Le centre international de recherche sur le cancer classe année après année et reprend ces monographies pour les affiner. Les cancers liés à l'amiante sont les cancers broncho-pulmonaires ; les mésothéliomes pleuraux, péritonéaux et du péricarde ; le cancer des ovaires ; le cancer du larynx et le cancer digestif. Il faut arrêter de continuer indéfiniment à faire comme si nous ne savions pas. Cela me choque énormément. Cela fait 30 ans que je travaille sur les cancers professionnels et que nous produisons des données sur l'activité de travail avec exposition à des cancérogènes.
Dans le cas de Lubrizol, nous avons au moins quatre classes de cancérogènes connus, dont nous connaissons parfaitement les effets. Pour les hydrocarbures polycycliques aromatiques, nous avons plusieurs tableaux de maladies professionnelles, qui remontent pour certains à des décennies. Le benzène et le toluène sont sur le tableau de maladies professionnelles numéro quatre. Cela a été l'un des premiers tableaux de maladies professionnelles. C'était dans les années 30. Il faut surveiller. Nous avons les métaux lourds, le plomb, le chrome, le cadmium. Il y a des tableaux de maladies professionnelles.
Je ne vais pas reprendre tous les produits de Lubrizol. Mes collègues toxicologues et chimistes en parleront bien mieux que moi. Toutefois, je veux dire qu'au fil des jours, dans mes deux enquêtes – l'une en Seine-Saint-Denis, l'autre dans le Vaucluse – nous avons 85 % de patients atteints soit de cancers respiratoires, soit de cancers urinaires, soit de cancers hématologiques, qui ont été soumis à des poly-expositions aux cancérogènes. Les cancers se déclenchent de façon précoce, avant 65 ans pour une partie de la population, et ils arrivent souvent au diagnostic métastasés. Cela veut dire que ce sont des cancers agressifs, parce que le processus de cancérogénèse, qui commence à la première rencontre entre un organisme humain et un cancérogène, s'enrichit de toutes les rencontres avec d'autres polluants. Si un travailleur commence à l'âge de 20 ans dans une industrie chimique comme Lubrizol, il va rencontrer du benzène, des HAP, des métaux lourds et éventuellement de l'amiante, puisque nous savons bien que cette toiture a brûlé et qu'elle n'était pas forcément en bon état. Ce processus de cancérogénèse arrive à un moment où les symptômes de cancer arrivent. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas et que nous ignorons ce que sont ces fameux « effets cocktail ». Nous le savons. Ce sont tous les cancers que nous voyons arriver aujourd'hui.
Je vais reprendre mes commentaires par rapport aux propos de Mme Buzyn, pendant son audition au Sénat. Je laisse mes collègues parler du fait qu'elle considère qu'il n'y a pas de toxicité des suies, ce qui est pour le moins étonnant quand nous savons que le premier cancer professionnel identifié en 1775 par le chirurgien britannique Perceval Pott est le cancer des ramoneurs, à cause des résidus dans les suies. Les registres de cancers dont parle Mme Buzyn ne couvrent que 20 % de la population française. Ils ne comportent aucune donnée se rapportant à une contamination professionnelle ou environnementale. Il s'agit d'un comptage – que je désignerai comme hors-sol – des quatre cancers, puis d'extrapolation statistique ne tenant aucun compte de l'hétérogénéité des contextes professionnels et environnementaux, ni des inégalités sociales d'exposition aux risques, qui elles-mêmes induisent des inégalités selon la profession et les lieux de vie qui ne cessent de s'aggraver.
Il y a un refus de la part des autorités – que ce soit au niveau des ARS ou de Mme Buzyn – de mettre en place dès à présent un suivi des personnes exposées. Pour moi, cela constitue une forme de non-assistance à personne en danger. Nous avons les outils nécessaires pour mettre en place ces suivis. Par exemple, pour Seveso, dès le lendemain de la catastrophe, des médecins et des biologistes ont mis en place une prise de sang systématique qui a permis d'avoir une sorte de bibliothèque. Ces échantillons de sang ont été conservés et ont permis des analyses avec les biologistes et chimistes qui connaissent ce que nous pouvons rechercher en termes de biomarqueurs pour faire le lien avec des pathologies.
Mme Buzyn indique aussi que pour le World Trade Center, il n'y a pas eu d'incendie. C'est hallucinant d'entendre cela. Il y a évidemment eu un incendie et combustion. Qu'ont fait mes collègues de l'hôpital Mount Sinaï à New York ? Ils ont mis en place un centre de suivi, en prenant d'abord les pompiers, les intervenants, mais en l'ouvrant aux riverains, ce qui fait que nous avons aujourd'hui des bilans circonstanciés des conséquences sanitaires, avec au départ des effets plutôt aigus, puis des effets chroniques – respiratoires ou autres – et des effets cancéreux, qui apparaissent maintenant puisque cela prend plusieurs décennies. Nous considérons, avec un certain nombre de collègues et les associations avec lesquelles nous travaillons, qu'il est absolument indispensable de mettre en place à Rouen, un centre de suivi avec des antennes locales pour que les gens aient une proximité, mais qu'il y ait un véritable travail de suivi clinique, psychologique et biologique qui permette d'assurer au fil du temps, une assistance à ces personnes qui ont été contaminées et qui sont inquiètes.
J'ai reçu de nombreux messages de familles inquiètes pour leurs enfants, de femmes inquiètes. Il y a des interruptions de grossesse qui coïncident avec la survenue du nuage, suite à l'incendie. Il est donc extrêmement important que ce suivi soit mis en place. C'est la seule chose qui nous renseignera et qui pourra à terme donner aux personnes la confiance dans les informations qui leur sont données. Là-dessus, je suis parfaitement d'accord avec ce qui a été exprimé tout à l'heure.
L'ATC existe depuis plus de 35 ans et a été fondée dans le cadre du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Nous avons trois missions : une mission d'information, une mission de formation et une mission d'expertise.
Nous avions été sollicités lors du premier accident en 2013 et nous avions fait des premières remarques. La ministre de l'environnement, Mme Delphine Batho, avait infligé à Lubrizol une amende « colossale » de 4 000 euros pour ce premier accident ! Nous avions également proposé la formation dans le cadre du Conseil national de la protection civile (CNPC), puisqu'en situation de crise, nous nous devons de transmettre les connaissances. Nous avions proposé aux pompiers de suivre les formations. Aujourd'hui, nous n'avons eu aucune demande de formation par ces institutions.
Je m'interroge sur la méthode décisionnaire de l'administration et des exécutifs. Cela répond un peu au principe de précaution. Aujourd'hui, nous en sommes toujours au même point.
Je suis un chimiste qui a un double diplôme de biochimie et de chimie au CNAM. Lorsque je travaillais dans l'industrie pharmaceutique, il a été inventé un nouveau nom pour une sous-discipline de la toxicologie qu'on a appelée toxico-chimie, passée totalement inaperçue en France, mais tout de suite récupérée par les Américains. Il se trouve que tout ce que vient de dire Bruno correspond un peu à nos objectifs. À chaque fois qu'il y a un problème avec des produits chimiques, que ce soit en France ou ailleurs, nous sommes sollicités parce que lorsque l'on cherche des spécialistes sur les produits chimiques, soit ils sont très forts sur la partie chimique, soit ils le sont sur la partie santé s'ils sont du côté médical, mais nous trouvons très peu de médecins qui ont une approche chimique des intoxications et contaminations.
C'est dû à notre système de formation qui est loin d'être pluridisciplinaire, même pour les médecins, et c'est très regrettable. Même des petits pays comme la Hollande ou le Danemark ont beaucoup plus de personnes formées à ces approches qu'en France. À mon sens, c'est vraiment très regrettable et cela explique beaucoup de choses.
Tout à l'heure, quelqu'un a dit que j'avais jugé que le premier communiqué du préfet était hors de propos. Je n'ai jamais dit cela à la journaliste de Paris-Normandie. Je lui ai dit que les propos du préfet étaient imprécis, ce qui n'est pas du tout la même chose. Je lui ai même donné un exemple. Je lui ai dit que le préfet disait dans son premier communiqué que ce qui avait brûlé était des hydrocarbures – il a parfaitement raison, cela représente 40 % de l'ensemble – et des huiles. J'ai tout de suite demandé à cette journaliste s'il s'agissait d'huile de colza ou d'olive. Nous ne savons pas. Il y a là un gros problème, parce que j'ai regardé tous les communiqués et on ne précise jamais de quel type d'huile il s'agit. Or, si on raisonne en tant que chimiste, il est très facile de connaître les types d'huiles qui sont utilisées dans des technologies de haute précision, par exemple dans les moteurs à réaction. Il y a quatre types d'huiles. Il y a des huiles qui ne contiennent que du carbone d'hydrogène, voire parfois de l'oxygène. Lorsqu'elles brûlent, nous savons que le carbone donne du gaz carbonique, l'hydrogène donne de l'eau. Ensuite, il se forme des suies. Selon ce qui brûle, ces suies auront des compositions variables, en particulier les HAP.
J'ai regardé les premières analyses de l'INERIS, et j'ai été surpris de constater qu'ils ne trouvaient pas de benzo(a)pyrène. J'ai eu l'occasion de faire le seul ouvrage en France sur les hydrocarbures, chez Lavoisier. Jusqu'à maintenant, je n'ai jamais entendu dire qu'il y avait des suies là où il n'y a pas de benzo(a)pyrène, même si c'est un composé minoritaire et que ce n'est sûrement pas le meilleur témoin que nous devrions avoir, parce que c'est un produit instable à l'oxydation.
La composition de ces suies est extrêmement importante. J'ai peut-être mal fait le suivi de tout ce qui a été publié, mais je n'ai pas trouvé d'informations intéressantes, à part l'INERIS qui avait détecté qu'il y avait des quantités non négligeables d'un produit que personne ne connaît, qui s'appelle le fluoranthène. Il est classé par les commissions américaines comme cancérogène chez la souris. C'est donc un cancérogène possible.
Si des analyses sont faites, il serait intéressant que nous soyons beaucoup plus précis sur les différentes natures de la composition de ces suies. À côté de cela, il y a sûrement eu beaucoup de benzène qui s'est échappé et qui n'a pas brûlé. Tout le monde sait que c'est un produit éminemment cancérogène, qui amène des leucémies graves chez l'homme, et surtout chez les petits enfants, qui sont très sensibles.
Le deuxième type d'huile, qui est perfectionnée, contient de l'azote. Cela va brûler et donner toujours les mêmes choses que les produits carbonés, mais l'azote va en plus donner des oxydes d'azote. Cela augmentera le taux de ceux qui sont apportés par les diesels, par exemple. Il aurait été très intéressant de faire des témoins de ce qu'il y a dans la pollution dans les zones très polluées, où il y a beaucoup de circulation automobile à Rouen, et dans des zones moins polluées. Cela aurait été intéressant de regarder si, comme le disait le préfet, il y avait une légère élévation du taux de dioxyde d'azote, qui est un produit quand même assez embêtant, parce qu'en plus des pluies acides, il peut générer de gros dégâts de santé. Personne n'en parle, mais l'azote peut être inclus dans les fumées lors de ces foyers et être incorporé dans le benzo(a)pyrène. Cela donne ce qu'on appelle des azabenzo(a)pyrènes. D'après le centre international de recherche sur le cancer (CIRC), ce sont des produits qui sont beaucoup plus mutagènes et cancérogènes que le benzo(a)pyrène lui-même.
Par ailleurs, il y a des produits qui sont proches du benzo(a)pyrène et qui ont une toxicité à peu près identique, au moins chez l'animal.
Le troisième type d'huiles renvoie à celles qui contiennent du soufre. Elles sont très abondantes, d'après ce que j'ai lu. Lorsqu'elles sont dans des flammes, elles sont décomposées en donnant le fameux hydrogène sulfurique H2S, qui va tout de suite s'oxyder en donnant dans le premier temps du SO2.
Par ailleurs, il n'y a souvent aucune relation entre l'odeur et la toxicité. À l'heure actuelle, pour le détecter, nous mettons dans le gaz un produit qui s'appelle le tétrahydrofurane. Il n'a aucune toxicité mais a une très forte odeur. En revanche, je ne fais pas de commentaire sur le monoxyde de carbone. Beaucoup de choses qui se disent sont amusantes pour quelqu'un qui a fait un peu de chimie.
La quatrième catégorie qui nous préoccupe concerne les produits phosphoriques, très souvent avec du soufre, de l'azote, etc. Ce sont les produits de base les plus performants que fait Lubrizol. Ces huiles de haute toxicité sont utilisées en particulier dans l'aviation. Ces huiles servent à refroidir les compresseurs qui prennent environ 50 % de l'air utilisé pour alimenter les cabines, qu'elles soient de pilotage ou pour les passagers. Ces huiles sont portées à environ 500 degrés dans ces réacteurs. Cela ressemble un peu au feu.
Par ailleurs, il y a eu au moins un pilote britannique qui est décédé à cause à ces produits de pyrolyse, ces organophosphorés. Tout le monde parle de particules ultrafines, cela veut dire qu'il y a là-dedans beaucoup de nanoparticules. Le nanomètre est le milliardième du mètre. Cela traverse toutes les membranes, que ce soient les alvéoles pulmonaires, les méninges, ou le placenta. Nous les retrouvons en particulier dans le cerveau. Ce n'est pas très bon, d'après ce que nous savons.
Concernant l'amiante, ma préoccupation porte sur les pompiers et les services d'intervention de police qui sont intervenus quelque temps après, avec du matériel qui était totalement inadapté. Les camions de pompiers qui ont essayé de travailler au plus près de l'incendie ont été obligés de reculer à trois reprises. Il faut leur rendre hommage car ils ont été vraiment extraordinaires, comme toujours. Ce sont des personnes sur lesquelles il faudrait porter plus d'attention, car ils ont eu à respirer des fibres d'amiante avec du matériel qui n'était pas très adapté pour la majorité. J'ai préparé pour M. le président un certain nombre de documents que fait notre association. Vous verrez que l'un de nos médecins qui est spécialisé dans l'amiante a fait deux documents très intéressants. L'un montre comment des toits en fibres d'amiante dispersent l'amiante dans un feu d'incendie. Dans l'autre document, il a fait le calcul de la quantité de fibres qui sont émises. Je crois que c'est fondamental. Il faudrait absolument commencer par ces populations à haut risque. Il s'agit des premiers acteurs qui sont intervenus – comme les pompiers – qui ont été les plus exposés et qui devraient être suivis. Or pratiquement rien n'a été fait. J'ai été un peu abasourdi de voir que le seul dosage qu'ils ont fait un mois plus tard est celui des transaminases.
Ce sont des indicateurs biologiques intéressants qui montrent toutes sortes de souffrances hépatiques. Ce dosage est par exemple utilisé pour les personnes qui consomment trop d'alcool. Un certain nombre de pompiers avaient des taux de transaminases légèrement supérieurs à la normale. Ce n'est pas ce qu'il aurait fallu faire. Il fallait s'empresser de regarder l'état de leurs poumons. Je ne dis pas qu'il fallait faire des fibroscopies, mais il fallait faire des témoins, comme nous avons fait à Seveso.
Les autorités sanitaires italiennes ont vraiment été à la hauteur. J'étais l'un des deux Français qui étaient à Luxembourg à la commission sur les produits chimiques. J'avais comme collègue le professeur Bertazzi, qui a suivi de très près tout ce qui s'est passé à Seveso. Ils ont fait des travaux tout à fait remarquables qui leur ont permis de faire une analyse très précise et de déterminer que dix ans plus tard, l'élévation du taux de cancers du sein chez les femmes qui étaient le plus près de l'accident était bien liée au taux de dioxine. De même, les femmes qui sont tombées enceintes un an plus tard avaient plus de filles que de garçons, ce qui est caractéristique de la dioxine.
On dit que le début de la philosophie est de savoir qu'on ne peut pas tout savoir. Je suis un peu partagé. J'ai entendu certains d'entre vous dire que nous ne pouvions pas savoir ce qu'il y avait exactement dans le nuage de fumée. D'autres disent qu'ils vont caractériser avec précision ce qui s'y trouve en fonction des produits qui ont été brûlés. J'aimerais comprendre la nature de ce débat.
On a dit la même chose sur les odeurs. J'ai entendu l'un d'entre vous dire qu'on ne pouvait pas savoir d'où proviennent les odeurs, et d'autres citer les produits qui les ont provoquées. Je souhaite avoir des précisions là-dessus. Je comprends bien qu'on trouve ce qu'on cherche, d'où la question des mesures. Il me semble que nous avons commencé par là et je crois que nous avons eu raison.
J'entends l'ensemble des préconisations que vous formulez, elles sont légitimes, à la fois sur la qualité des mesures, sur la précision et sur la recherche d'un certain nombre de substances, de polluants ou de produits. Est-il trop tard pour faire ces mesures ? Des habitants sur ce territoire se posent légitimement la question. Ils s'inquiètent de ne pas avoir fait d'analyses. D'ailleurs, il faut pour cela savoir ce qu'on analyse. C'est une question qui me semble importante.
Nous voyons bien qu'il y a un décalage entre les différentes analyses émises par des organismes, dont on ne peut pas douter du sérieux, comme l'INERIS et l'ANSES. D'ailleurs, vous avez suivi les mêmes formations et vous avez les mêmes parcours. J'imagine qu'il y a aussi des débats entre vous. Nous n'avons aucune raison de douter de la façon dont procèdent ces scientifiques, toxicologues, chimistes qui travaillent dans ces organismes. J'aimerais que vous nous apportiez des précisions sur ces éléments.
C'est une audition qui contredit un peu l'atmosphère rassurante que nous avons eue jusqu'à maintenant du côté de la voie officielle. Cela me renforce dans l'idée que sur le long terme, les pathologies peuvent être plus ou moins aggravées à cause du contact avec le nuage, les suies, etc. Le principe de précaution n'a pas été appliqué.
J'ai des questions qui s'adressent à M. Bourdel et son association. Vous faites part des dérogations, des auto-déclarations au niveau de sites dangereux. Je suis rapporteur de la mission pour la commission des finances qui s'occupe de cette partie-là au ministère de l'écologie. J'ai donc ma propre opinion sur la baisse des contrôles, mais j'aimerais connaître la vôtre. Votre association a-t-elle fait une analyse dans le temps sur la dégradation des contrôles de ce genre de suivi, ou avez-vous juste une image à l'instant T ? Je pense que l'instant T n'est pas suffisant, au vu des effectifs qui ont diminué, de mon rapport et des auditions de la direction générale des prévisions des risques. J'aimerais connaître votre position là-dessus.
Monsieur Poitou, l'histoire des camions dont vous avez parlé m'a intéressé. Si j'ai bien compris, vous parlez de camions compétents. Vous avez l'air de dire qu'il n'y a que deux camions compétents en France : un à Marseille et un Lyon. C'est quelque chose qui m'inquiète particulièrement. Je voudrais que vous me donniez des précisions à ce sujet.
Le dernier élément sur lequel j'aimerais être éclairé concerne la contradiction entre ceux qui disent que nous ne savons pas ce qu'il y a dans le nuage et ceux qui affirment que nous le savons précisément.
J'ai une question qui s'adresse à Mme Annesi-Maesano sur les particules très fines. Cela correspond-il à ce que le Premier ministre a demandé aux ATMOS régionaux de prendre en compte à partir de l'année prochaine ? On observe aujourd'hui dans les pollutions classiques les PM10 et nous aurons l'année prochaine les 2,5. Sommes-nous sur des particules ultrafines et nanoparticules ?
Ce qui compte est de savoir si la pollution que nous avons subie avec ce panache de fumée et cet incendie est plus dangereuse qu'un jour classique de pic de pollution. C'est la vraie question. De ce que vous avez dit, j'ai l'impression que nous ne le savons pas. Mme Thebaud-Mony dit que l'on n'évoque jamais assez le fait que la vie classique – l'activité économique, les risques naturels – génère déjà des surmortalités liées aux hydrocarbures ou à la pollution atmosphérique. Il faut savoir si cette mortalité –qui est déjà importante du fait des risques courant qu'on a dans ce pays – va être augmentée par ce risque exceptionnel qu'est l'incendie de Lubrizol.
Monsieur Poitou, j'aimerais connaître les éléments que nous trouvons dans les camions NRBC à Marseille, qui ne sont pas présents dans les camions qui peuvent être à proximité de la zone de Rouen. Vous dites que cela aurait été plus intéressant de le faire venir de Marseille jusqu'à Rouen, mais le temps qu'il fasse le trajet, il serait arrivé une fois que le panache de fumée aurait été éteint. Aurions-nous vraiment pu analyser les éléments de ce panache de fumée ?
Monsieur Prouhet, vous évoquiez le fait qu'il faut regarder particulièrement la situation à Préaux, à 20 kilomètres de Rouen. D'après les experts qui ont analysé la situation à Préaux, ce n'est pas forcément lié à Lubrizol. C'est peut-être lié à des pollutions qui sont d'autre nature. Quelqu'un a dit qu'il y avait très peu de dioxine, et cela a été confirmé par les différents experts qui se sont exprimés sur le sujet de Lubrizol en région Normandie. Remettez-vous en cause ces données ? Si oui, sur quelles bases ?
Par ailleurs, on nous a dit que jusqu'à maintenant, les fibrociments étaient inertes et ne posaient pas de problématiques particulières pour la santé, à condition qu'ils ne soient pas ingérés ou qu'on ne soit pas sur une exposition longue. Partagez-vous ce point de vue ?
Enfin, Monsieur Picot, vous abordez le sujet des huiles, en indiquant que le préfet n'a pas communiqué sur le détail de ces huiles. Rassurez-moi, cela était bien précisé dans les différents éléments diffusés par le site Lubrizol, n'est-ce pas ? Confirmez-vous que même si le préfet ne l'a pas communiqué dans le cadre de ses conférences de presse, nous avons bien l'information sur le détail de ces huiles ?
Ce n'est plus la peine de faire des mesures dans l'air ambiant. C'est trop tard, nous mesurerons juste la pollution locale. Nous n'aurons bien sûr plus l'effet de la pollution. En revanche, dans l'organisme humain, je laisserai mes collègues médecins répondre, mais il semble évident que oui.
Ensuite, les organismes officiels mesurent des paramètres officiels, que ce soit l'INERIS, les réseaux ATMOS ou autres. N'oublions pas les chercheurs qui peuvent aller mesurer des choses qui ne sont pas normatives, notamment les concentrations en particules fines ou ultrafines. Actuellement, les réseaux officiels n'ont pas les moyens de le faire. Ce n'est pas inscrit dans leurs missions. C'est donc la mission de la recherche, voire dans certains cas d'industriels qui commencent à se lancer là-dedans. C'est extrêmement important. Nous ne pouvons pas tout baser sur les résultats des ATMOS et de l'INERIS, qui n'a ni les moyens ni les compétences d'aller faire des travaux de recherche sur tout ceci.
Il serait intéressant de suivre les personnes exposées, notamment les pompiers. Nous avons des biomarqueurs. On m'avait sollicité pour savoir ce que nous pourrions doser tout de suite après cet accident. J'avais déjà répondu. Les médecins du travail connaissent les biomarqueurs pour les personnes exposées professionnellement aux HAP, par exemple. Nous avons des biomarqueurs dans le sang ou dans les urines. Nous pouvons maintenant décider de suivre des populations à Rouen, doser les biomarqueurs des HAP, mais également des dioxines dans le sang ou dans les urines. À mon avis, cela ne sert plus à grand-chose de les doser dans l'air, mais nous pouvons suivre les marqueurs de stress oxydatif. En général, tous les effets des polluants sont médiés par ce que l'on appelle un stress oxydatif. Nous pouvons le doser, mais nous pouvons également retrouver les métabolites – les produits de dégradation des HAP et des dioxines – dans le sang ou dans les urines, encore maintenant. Je pense que cela vaut le coup de s'intéresser aux biomarqueurs.
Concernant les installations classées, c'est vrai que nous avons plutôt insisté sur leur pollution chronique. J'avais lu un rapport indiquant que les contrôles ont baissé de 35 % en cinq ans. La DREAL, qui est le bras armé de la préfecture, manque de moyens. Même à Strasbourg, il y a un agent pour contrôler la vingtaine d'installations classées présentes dans la ville. Eux-mêmes reconnaissent qu'ils n'ont pas assez d'effectifs.
On nous a aussi alertés sur le fait qu'il y a des accords passés entre les gros pollueurs et les préfets. Beaucoup de dérogations sont octroyées. À Strasbourg, nous avons un incinérateur qui a multiplié par dix ses émissions pendant un certain temps. Pour cela, les amendes sont ridicules. En général, il n'y a pas de procédure pénale qui suit. Cela incite les industries à prendre le risque de frauder ou de tricher, parce qu'elles savent que les infractions vont être minimes. Nous avons même à Strasbourg un incinérateur, pour lequel le préfet lui-même a saisi la justice pour fraude, parce qu'il y avait eu de nombreuses tricheries lors des émissions. Les exploitants sont toujours aux commandes de cet incinérateur. Ils ont été renfloués par l'argent du contribuable. Malgré le fait que le préfet ait saisi la justice, cela n'a pas eu d'effet.
Par ailleurs, nous avons beaucoup parlé des dioxines chlorées. Elles font partie des dioxines qui sont contrôlées de façon chronique. Par contre, ce qui pose le plus de problèmes en santé publique actuellement, ce sont les dioxines bromées, parce qu'il y a des retardateurs de flammes. D'ailleurs, l'ANSES a dit qu'il fallait maintenant absolument doser les dioxines bromées, notamment suite à Lubrizol. Les retardateurs de flamme contiennent du brome qui va se fixer sur les molécules de dioxine. Ces dioxines ne sont pas du tout surveillées, ni dans le cadre d'un incendie – donc, d'un accident aigu – et encore moins dans le cadre des émissions chroniques.
Il ne faut pas représenter l'épidémiologie comme une histoire de statistiques. Nous faisons vraiment l'étude des liens avec l'environnement et nous essayons de bien le mesurer. J'ai sur mon portable un outil qui me permet de savoir à quoi je suis exposée. Mon laboratoire mesure ainsi en temps réel l'exposition aux particules fines de 2,5 microns. Nous faisons des cartographies et nous mettons cela en relation.
Évidemment, nous sommes très intéressés par les effets chez l'individu. Nous savons doser des marqueurs. Nous pouvons aller chercher des signaux au niveau de l'organisme avant de voir la pathologie déclarée, ce qui peut être précurseur.
Le World Trade Centre est un bon exemple. Je travaille avec ces gens. Nous faisons la même chose. Ils ont trouvé que dix ans plus tard, ils ont une cohorte de malades avec une pathologie rare, qui s'appelle la sarcoïdose. Il ne faut pas caricaturer la discipline. Nous ne faisons pas que des statistiques. Nous savons aller sur le terrain.
Par ailleurs, je différencie bien les populations à risque, qui sont les pompiers, les ouvriers, les populations exposées. Je fais la distinction entre les populations vulnérables et les personnes biologiquement sensibles. D'après l'Organisation mondiale de la santé (OMS), les populations vulnérables sont les plus proches en raison de facteurs sociaux. Elles habitent à proximité du site. Les personnes biologiquement sensibles sont déjà malades. Ces gens-là vont davantage subir les effets de la pollution. Je pense évidemment que cet évènement va empirer la situation, par rapport à des pics de pollution ou une pollution chronique. Ce sont les effets chroniques. Je suis tout à fait disponible pour donner des indications sur la surveillance. Nous pouvons travailler ensemble.
Les particules ultrafines font moins de 0,1 micron. Concernant les 2,5, nous les connaissons et elles sont très agressives aussi, entre autres parce qu'elles contiennent les toutes petites particules et les nanoparticules dont nous avons parlé. Nous n'avons pas l'obligation de les mesurer. À Paris, sur 22 stations de mesurage de la qualité de l'air, il n'y en a que deux qui mesurent les 2,5. Les autres mesures sont obtenues par estimation, par modélisation. C'est insuffisant. Je vais vous donner une information choquante : il n'y a plus de station de mesurage de la qualité de l'air à la Porte de Bagnolet. Nous procédons seulement par estimation. À Paris - autoroute, boulevard extérieur, périphériques – il n'y a pas de mesure parce qu'on fait un modèle et on estime que cela convient. J'ai des cas d'asthme chez des enfants et des gens qui sont venus de province. Nous savons que la pollution donne de l'asthme. Pour les particules ultrafines, nous sommes encore très loin du compte. Ce n'est pas une question de masse. Si vous ne pouvez pas les peser, il faut les dénombrer. J'ai un tableau que je vous adresserai pour que vous voyiez. Quand elles sont à masse égale, avec le diamètre qui change, la surface d'occupation des particules est différente. Les ultrafines forment une souche qui va se mettre sur les organes. C'est très mauvais. Cela passe même par les méninges, par le biais du bulbe olfactif, et cela passe par la peau.
Concernant la caractérisation de la pollution, c'est un peu plus compliqué que cela. Nous avons une idée générale de ce qu'il y a dans le nuage, mais nous ne savons pas – pour les raisons que j'ai exprimées – ce qui est retombé sur le sol, en aval de ce nuage et au cours de son parcours. Pour pouvoir dimensionner un suivi des eaux souterraines dans un cadre de sécurisation d'alimentation en eau potable, nous sommes obligés d'avoir plus de précisions que cela. Économiquement, nous pouvons tout analyser mais nous n'aurons pas plus de données. Les screening, c'est bien dans un premier temps, mais on peut difficilement quantifier les choses. C'est une première opération. Après, il faut dimensionner ce suivi de manière beaucoup plus précise. Or, pour pouvoir le faire, il faut mettre en place toutes les préconisations que nous avons pu émettre à l'époque
Nous avons cinq ou six camions en France répartis sur le territoire, qui sont théoriquement équipés d'un certain nombre d'appareillages pour faire des analyses sur site et des prélèvements. Je crois savoir qu'ils ne sont pas tous opérationnels sur l'ensemble des quatre risques NRBC.
Peut-être que je me trompe, mais cela mériterait peut-être de demander à la Direction générale de la sécurité civile les états de service du camion de Nogent-le-Rotrou, pour savoir si, comme celui de Marseille, il intervient régulièrement pour identifier les toxiques des incidents industriels.
Quant aux identifications des odeurs, nous pouvons très bien analyser et identifier celles qui persistent à Rouen. C'est mon métier ainsi que celui de mes collègues. Il suffit de le souhaiter. Si vous allez sur le site de Lubrizol, il y a une odeur âcre épouvantable. Elle y est encore aujourd'hui. À l'odeur d'hydrocarbures s'ajoute un produit que nous n'avons même pas encore identifié, qui est dispersé pour couvrir les odeurs de telle manière que les gens ne les sentent plus, ce qui est encore pire, parce que quand nous les sentons, nous nous en protégeons.
Nous connaissons parfaitement la quantité des produits de Lubrizol, puisque cela a été édité. Il y a 62,88 % d'additifs multi-usage et 0,3 % d'additifs anticorrosion. Nous l'avons d'une manière précise.
Ensuite, nous avons affaire à des dioxines tétrachlorées. Nous ne savons pas quel type de dioxine il a pu y avoir chez Lubrizol, étant donné que les quantités analysées étaient extrêmement faibles. 12 picogrammes, ce n'est rien du tout. Nous ne savons pas s'il s'agissait de dioxines très chlorées ou pas.
Est-il trop tard pour des prélèvements ? Pour certains, oui, mais pour toutes les substances qui vont se concentrer dans les graisses animales et humaines, le lait maternel est un bon marqueur. Certaines femmes avaient gardé leur lait avant l'épisode de Lubrizol et l'ont fait tester après. Pour une série de marqueurs, ce sera une manière d'avoir une réponse. C'est ce que fait l'association des femmes allaitantes et enceintes.
Sur la dioxine, je vais simplement vous lire deux mots d'un document de l'ANSES de novembre 2005, qui dit un peu comment sont organisées les doses journalières admissibles. Le règlement prévoit une révision au plus tard en décembre 2006 des teneurs maximums dans les aliments, qui tiennent compte de l'abaissement des émissions de dioxine. Ils expliquent bien que ce n'est pas un élément sanitaire. Cela correspond à la pollution moyenne en dioxine en France, et au fur et à mesure que cette pollution baisse, nous avons continué à la baisser. Dans les années 90, 50 % de la population française était au-dessus de ce taux réglementaire. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus bas. Les taux – je l'ai dit sur l'amiante – ne sont pas des éléments qui indiquent qu'il n'y a pas de danger, comme le dit le préfet. Ce sont des taux qui tiennent compte de l'abaissement général et qui permettent de savoir quand il y a un pic.
Concernant Préaux, quand il y a une montée de l'amiante et des dioxines, puis une descente au moment où le nuage passe, nous pouvons considérer qu'il y a peut-être quelque chose de plus, mais soyons raisonnables, cette variation ne peut s'expliquer que par ce nuage. S'agissant du fibrociment ingéré et non inhalé – le mélange de fibres d'amiante et de ciment – au-dessus de 800 degrés, les fibres se dissocient. 8 000 mètres carrés équivalent à environ 120 tonnes. Dans 120 tonnes, il y a 10 % de fibres d'amiante. Cela fait environ 12 tonnes d'amiante. Admettons qu'il y ait 1 %, cela fait 120 kg d'amiante qui sont partis. Ce sont des chiffres extrêmement importants.
Pour poursuivre sur l'amiante, nous savons qu'à très faible dose, nous avons des mésothéliomes. Évidemment, ce ne sera pas demain. J'ai un ami historien Australien qui a fait des études sur l'histoire de l'amiante en Afrique du Sud. Il y est allé trois semaines. Il a été sur des mines qui étaient abandonnées. Il a développé un mésothéliome quarante ans plus tard. Le mésothéliome de la plèvre est spécifique de l'amiante. J'ai un autre ami qui était biologiste en Grande Bretagne, qui a été à l'origine d'un travail remarquable sur la santé au travail. Avant de lancer ce projet, il avait voulu travailler pendant un an dans le bâtiment. Il n'était pas dans la fabrication du fibrociment. Il était seulement dans de la rénovation. Quarante ans plus tard, il a développé un mésothéliome. Il faut arrêter de dire que les fibres d'amiante sont inertes. Henri Pézerat a consacré 20 ans de son expérience scientifique à travailler sur les mécanismes de cancérogénèse pour montrer qu'il n'y a pas d'effet de seuil.
Par ailleurs, il faut des examens de sang et d'urine. Il faut un scanner de référence pour la population qui a été exposée, en particulier les pompiers, les travailleurs, les populations les plus proches. J'insiste sur la nécessité que ce ne soient pas des examens de dépistage, mais des examens qui prennent sens dans le cadre d'un suivi.
Enfin, concernant l'épidémie de cancers, nous sommes passés de 150 000 nouveaux cas en 1985 à 400 000 actuellement. C'est une estimation, parce que malheureusement, nous n'avons pas un véritable regard sur l'incidence réelle. Je citerai les chiffres de l'Union Européenne, de l'Institut syndical européen, qui a fait faire des études sur la situation actuelle à partir de ce que font les pays où il y a des registres. Nous sommes entre 100 000 et 150 000 décès par an causés par des cancers liés à des expositions professionnelles. Le coût de ces cancers a également fait l'objet d'une estimation : entre 260 et 600 milliards d'euros par an au niveau de l'Union européenne. Nous n'avons pas ces chiffres en France, parce que malheureusement, nous n'avons pas les registres qui nous permettent de le faire.
Ce que je voulais dire à la journaliste quand je disais que le préfet était imprécis, c'est qu'il avait tous les chiffres. Le préfet dispose, en effet, de toutes les données des inspecteurs du travail, des inspecteurs des installations classées. Il connaît cela parfaitement. Je parle de Lubrizol, et non de la « petite boîte » à côté. Je maintiens qu'il aurait pu être plus précis.
Quand on est chimiste, on sait que quand il y a ces odeurs âcres, il y a un produit chimique qui entraîne cela au niveau de la gorge. C'est l'anhydride phosphorique. C'est un produit minéral qui vient de ce que l'on appelle la perte d'eau. Les chimistes parlent de déshydratation de l'acide phosphorique. Or, tous les lubrifiants à base de phosphore donnent de l'acide phosphorique quand ils crament. À 500 degrés, cela donne de l'anhydride phosphorique. La première chose que m'a dite la journaliste qui m'a réveillé à 7 heures du matin pour me signaler qu'il y avait de la fumée à Lubrizol ainsi qu'une odeur âcre. Si on connaît un peu la chimie, on sait que ce n'est pas l'H2S.
Je voudrais insister sur les problèmes de l'amiante. Notre association est vraiment inquiète pour toutes les personnes qui sont intervenues sur le site immédiatement. En début d'année, une publication faite par une grande équipe d'épidémiologistes américains est parue. Pour la première fois, ils enquêtaient sur les pompiers. Ils montrent qu'en plus de tous les cancers – pulmonaires, hématopoïétiques, etc. – les pompiers présentent un haut risque d'avoir un mésothéliome. C'est la première fois. Je crois que c'est fondamental, parce que comme l'a dit Annie Thebaud-Mony, il faut 20, 30, 40 ans pour qu'un mésothéliome se déclenche. Je crois que c'est un véritable problème.
Mesdames, Messieurs, n'hésitez surtout pas à nous transmettre des documents complémentaires pour nourrir notre réflexion et le rapport qui sera issu de nos travaux. Merci, encore une fois, au nom de notre mission d'information.
L'audition s'achève à douze heures.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à Rouen
Réunion du jeudi 21 novembre 2019 à 10 h 10
Présents. - M. Damien Adam, M. Christophe Bouillon, M. Éric Coquerel, Mme Annie Vidal, M. Hubert Wulfranc
Excusés. - M. Xavier Batut, M. Pierre Cordier, Mme Stéphanie Kerbarh, M. Bruno Millienne, Mme Sira Sylla