Je suis toujours impliquée dans deux équipes qui mènent des enquêtes permanentes dans des services hospitaliers, sur les cancers professionnels et un peu sur les cancers environnementaux. C'est à travers cette expérience que je voudrais insister sur le fait que nous savons quelles vont être les conséquences.
L'amiante représente encore aujourd'hui 3 000 décès par an. Il ne faut pas recommencer à dire que nous allons faire de l'épidémiologie pour essayer de trouver quelque chose. Nous savons qu'il va y avoir des cancers, et nous savons lesquels. Le centre international de recherche sur le cancer classe année après année et reprend ces monographies pour les affiner. Les cancers liés à l'amiante sont les cancers broncho-pulmonaires ; les mésothéliomes pleuraux, péritonéaux et du péricarde ; le cancer des ovaires ; le cancer du larynx et le cancer digestif. Il faut arrêter de continuer indéfiniment à faire comme si nous ne savions pas. Cela me choque énormément. Cela fait 30 ans que je travaille sur les cancers professionnels et que nous produisons des données sur l'activité de travail avec exposition à des cancérogènes.
Dans le cas de Lubrizol, nous avons au moins quatre classes de cancérogènes connus, dont nous connaissons parfaitement les effets. Pour les hydrocarbures polycycliques aromatiques, nous avons plusieurs tableaux de maladies professionnelles, qui remontent pour certains à des décennies. Le benzène et le toluène sont sur le tableau de maladies professionnelles numéro quatre. Cela a été l'un des premiers tableaux de maladies professionnelles. C'était dans les années 30. Il faut surveiller. Nous avons les métaux lourds, le plomb, le chrome, le cadmium. Il y a des tableaux de maladies professionnelles.
Je ne vais pas reprendre tous les produits de Lubrizol. Mes collègues toxicologues et chimistes en parleront bien mieux que moi. Toutefois, je veux dire qu'au fil des jours, dans mes deux enquêtes – l'une en Seine-Saint-Denis, l'autre dans le Vaucluse – nous avons 85 % de patients atteints soit de cancers respiratoires, soit de cancers urinaires, soit de cancers hématologiques, qui ont été soumis à des poly-expositions aux cancérogènes. Les cancers se déclenchent de façon précoce, avant 65 ans pour une partie de la population, et ils arrivent souvent au diagnostic métastasés. Cela veut dire que ce sont des cancers agressifs, parce que le processus de cancérogénèse, qui commence à la première rencontre entre un organisme humain et un cancérogène, s'enrichit de toutes les rencontres avec d'autres polluants. Si un travailleur commence à l'âge de 20 ans dans une industrie chimique comme Lubrizol, il va rencontrer du benzène, des HAP, des métaux lourds et éventuellement de l'amiante, puisque nous savons bien que cette toiture a brûlé et qu'elle n'était pas forcément en bon état. Ce processus de cancérogénèse arrive à un moment où les symptômes de cancer arrivent. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas et que nous ignorons ce que sont ces fameux « effets cocktail ». Nous le savons. Ce sont tous les cancers que nous voyons arriver aujourd'hui.
Je vais reprendre mes commentaires par rapport aux propos de Mme Buzyn, pendant son audition au Sénat. Je laisse mes collègues parler du fait qu'elle considère qu'il n'y a pas de toxicité des suies, ce qui est pour le moins étonnant quand nous savons que le premier cancer professionnel identifié en 1775 par le chirurgien britannique Perceval Pott est le cancer des ramoneurs, à cause des résidus dans les suies. Les registres de cancers dont parle Mme Buzyn ne couvrent que 20 % de la population française. Ils ne comportent aucune donnée se rapportant à une contamination professionnelle ou environnementale. Il s'agit d'un comptage – que je désignerai comme hors-sol – des quatre cancers, puis d'extrapolation statistique ne tenant aucun compte de l'hétérogénéité des contextes professionnels et environnementaux, ni des inégalités sociales d'exposition aux risques, qui elles-mêmes induisent des inégalités selon la profession et les lieux de vie qui ne cessent de s'aggraver.
Il y a un refus de la part des autorités – que ce soit au niveau des ARS ou de Mme Buzyn – de mettre en place dès à présent un suivi des personnes exposées. Pour moi, cela constitue une forme de non-assistance à personne en danger. Nous avons les outils nécessaires pour mettre en place ces suivis. Par exemple, pour Seveso, dès le lendemain de la catastrophe, des médecins et des biologistes ont mis en place une prise de sang systématique qui a permis d'avoir une sorte de bibliothèque. Ces échantillons de sang ont été conservés et ont permis des analyses avec les biologistes et chimistes qui connaissent ce que nous pouvons rechercher en termes de biomarqueurs pour faire le lien avec des pathologies.
Mme Buzyn indique aussi que pour le World Trade Center, il n'y a pas eu d'incendie. C'est hallucinant d'entendre cela. Il y a évidemment eu un incendie et combustion. Qu'ont fait mes collègues de l'hôpital Mount Sinaï à New York ? Ils ont mis en place un centre de suivi, en prenant d'abord les pompiers, les intervenants, mais en l'ouvrant aux riverains, ce qui fait que nous avons aujourd'hui des bilans circonstanciés des conséquences sanitaires, avec au départ des effets plutôt aigus, puis des effets chroniques – respiratoires ou autres – et des effets cancéreux, qui apparaissent maintenant puisque cela prend plusieurs décennies. Nous considérons, avec un certain nombre de collègues et les associations avec lesquelles nous travaillons, qu'il est absolument indispensable de mettre en place à Rouen, un centre de suivi avec des antennes locales pour que les gens aient une proximité, mais qu'il y ait un véritable travail de suivi clinique, psychologique et biologique qui permette d'assurer au fil du temps, une assistance à ces personnes qui ont été contaminées et qui sont inquiètes.
J'ai reçu de nombreux messages de familles inquiètes pour leurs enfants, de femmes inquiètes. Il y a des interruptions de grossesse qui coïncident avec la survenue du nuage, suite à l'incendie. Il est donc extrêmement important que ce suivi soit mis en place. C'est la seule chose qui nous renseignera et qui pourra à terme donner aux personnes la confiance dans les informations qui leur sont données. Là-dessus, je suis parfaitement d'accord avec ce qui a été exprimé tout à l'heure.