Intervention de Jean-Yves le Déaut

Réunion du jeudi 28 novembre 2019 à 11h00
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Jean-Yves le Déaut, député honoraire, ancien président de l'OPECST :

Tout d'abord, le président de la commission d'enquête de l'époque était François Loos, qui a été ministre de l'industrie et avec lequel nous avons, me semble-t-il, bien travaillé.

J'en viens plus spécifiquement au fond. Au cours de la mission, je ne peux pas dire avoir connu des freins. Nous avons eu les renseignements, y compris ceux des effectifs des inspecteurs, sur lesquels je reviendrai plus tard.

D'abord, je voudrais dire que c'est une chance d'avoir un organisme comme l'OPECST dans un Parlement. Beaucoup d'autres Parlements en sont dotés. Nous avions pris ce modèle sur les Américains, sur l'Office of Technology Assessment (OTA). Ils l'ont supprimé pour des raisons budgétaires, sous la présidence Bush, mais ils ont installé un nouvel organisme au niveau de la Présidence de la République. Il existe maintenant des offices au Parlement européen et dans de nombreux États. Nous avons d'ailleurs un réseau européen qui s'appelle l'European Parlementary Technology Assessment (EPTA), et qui joue ce rôle. Nous avons sans doute l'un des offices le plus intégrés au Parlement français. Ce sont des parlementaires qui mènent les études. Le fait de travailler en amont d'un problème et non pas sous la pression d'une crise est, à mon avis, un des avantages de ces structures. Je vous ferai d'ailleurs une proposition en ce sens. Ce sujet m'apparaît important. Je l'avais déjà pointé à l'époque et à mon avis, il n'a pas évolué. Nous n'avons pas eu de catastrophe dans ce domaine. Gouverner, c'est anticiper.

L'OPECST a réalisé plusieurs études sur les risques industriels et naturels. Au cours des trois dernières législatures, il a publié trois rapports sur l'évaluation du risque du tsunami sur les côtes françaises, dont un récent de 2019. Les parlementaires Roland Courteau et Claude Birraux ont travaillé sur ce sujet. Un quatrième rapport a été publié également sur la sécurité des barrages et des ouvrages hydrauliques, un sujet aussi important. Une cinquième étude a été réalisée pour voir si nous étions bien préparés à un tremblement de terre. Un tremblement de terre vient par exemple de se produire au Portugal, d'une intensité de 6,4 sur l'échelle de Richter ; un autre est survenu en France, d'une intensité moindre. Une étude a également été réalisée sur l'éruption du volcan Eyjafjöll, en Islande, puis précédemment une autre sur la sécurité des tunnels. Nous avons donc abordé certains de ces risques, mais la majorité de nos travaux ont été consacrés à la sûreté nucléaire.

Je ferai donc un parallèle entre la sûreté nucléaire, un risque qui est perçu et qui existe, et parfois, une banalisation du risque, dans des domaines que l'on considère plus naturels, comme le chimique. J'ai moi-même rendu au Premier ministre, en 1998, un rapport qui s'appelle « La longue marche vers la transparence dans le domaine du nucléaire » et qui est à la base de la loi actuelle sur la sécurité nucléaire et la radioprotection. J'y préconisais la fusion entre les directions de sûreté nucléaire et les directions de la radioprotection, ce qui est fait depuis 1999. Puis, cette préconisation a été reprise en 2006, avec la création de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et la création des commissions locales d'information qui concernent le domaine du nucléaire et qui sont importantes également dans les domaines qui vous préoccupent.

Nous pourrions citer beaucoup d'autres rapports, récents, sur l'avenir de la filière nucléaire en France, sur les drones qui survolaient les centrales il y a quelques années, sur les cuves du réacteur EPR en Normandie, sur les fissures dans les réacteurs. Nous avons donc travaillé sur ces sujets, parmi les 250 rapports réalisés par l'Office depuis sa création, en 1983.

Le plus souvent, un accident résulte d'un enchaînement de causes et notamment de négligences ou de coïncidences, dont la séquence est difficile à anticiper. D'où l'importance majeure du retour d'expérience, c'est-à-dire de l'analyse des incidents et des accidents passés, de la transmission des enseignements pouvant en être tirés. Nous avons été très durs sur ce point, au moment d'AZF. Je pense qu'une progression peut être constatée dans ce domaine. La prise en compte, non seulement des accidents, mais aussi des incidents et des quasi-accidents, est majeure pour la culture de sûreté.

Après l'accident d'AZF, nous préconisions de nous focaliser sur la réduction du risque à la source, en prévoyant une expertise pluraliste des risques, une meilleure implication des salariés dans la prévention des accidents, ce qui n'a peut-être pas suffisamment évolué, mais aussi un contrôle plus régulier par les inspecteurs des installations classées et une plus grande transparence en direction des autorités locales et des riverains. Des progrès sont peut-être encore à faire en la matière. Les acteurs locaux doivent être informés et pouvoir proposer des améliorations. Nous préconisions également une meilleure gestion de crise en cas d'accident et des améliorations restent peut-être à faire également. Ces propositions qui avaient été faites n'ont pas, à mon avis, atteint leur niveau optimal.

En analysant l'accident de Rouen et sans rechercher les responsabilités, puisque la justice est saisie, nous constatons que les leçons de la catastrophe de Toulouse n'ont pas été totalement tirées. Certes, des progrès ont été faits – vous avez cité la loi dite « Bachelot » de 2003 et la directive Seveso de 2012 –, mais ils restent des insuffisances sur cinq points.

Sur la réduction du risque à la source, le théorème de la protection contre le danger maximum semble être une réalité en France. Plus il y a de dangers potentiels, comme dans le nucléaire, l'aéronautique ou le spatial, plus les règles de sûreté sont respectées, alors que les risques ne sont pas perçus dans les stockages de produits dangereux notamment.

Il existe une banalisation et une sous-estimation du risque, bien que des progrès aient été faits. J'ai réussi à obtenir une note de la DREAL, du 16 novembre 2018, qui traite de ces questions et qui pointe les actions à mener. Si ce n'est pas fait, il faut donc chercher les raisons ailleurs. La DREAL pointe bien les points qui devraient être améliorés. Cela est tellement vrai que dans une circulaire du 2 octobre 2019, juste après l'accident, la ministre de la transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne, demande à connaître la nature et la quantité des produits présents sur les différents emplacements d'un site. Sa demande signifie que cet inventaire n'était peut-être pas totalement fait. La difficulté, dans l'accident de Rouen, a été de connaître précisément ce qui se trouvait sur les sites, ce qui a brûlé et ce qui se retrouvait donc sous forme de produits de combustion dans l'atmosphère. Cette nécessité d'inventaire était indiquée dans les notes précédentes.

J'ai pu constater combien est fragile la frontière qui sépare l'improbable du probable en matière de risques industriels. L'accident de l'usine Lubrizol a une nouvelle fois montré qu'une perte de mémoire du risque potentiel conduit à sa banalisation. Les pertes de mémoire, mais aussi les erreurs de perspective dans la perception des risques ou la banalisation des dangers sont des phénomènes fréquents dans des industries dangereuses. Ils doivent être combattus sans relâche. Les piqûres de rappel étaient demandées dans les notes de l'administration qui avait conscience de cette nécessité.

En tout état de cause, il semble indispensable de progresser rapidement dans la méthodologie des études de danger. J'écrivais, en 2002, que différentes voies de progrès doivent être empruntées : l'amélioration du recensement des scénarios, notamment grâce à une pluralité d'intervenants dans la conduite de l'étude ; l'association, sous certaines conditions, de la méthode probabiliste et de la méthode déterministe ; l'élargissement du champ des études de danger.

Sur la distinction entre méthode probabiliste et méthode déterministe : il existe deux types d'études des conceptions des dangers, dans notre système industriel français. Je crois que vous l'avez déjà vu largement, je ne vais donc pas vous le redémontrer. Dans le nucléaire, la prévention des incidents s'effectue sur des dispositifs appropriés, par exemple l'interposition de barrières entre les produits radioactifs et l'environnement, au moyen de trois barrières de confinement, que sont la gaine du combustible, le circuit primaire et l'enceinte de confinement. On applique la redondance de certains matériels. En cas de risque, on met deux matériels, même s'il y a eu des erreurs.

Je me souviens de la crise de Blayais de 1999, dans le nucléaire, avec la tempête. Nous ne sommes pas passés loin d'un accident. Les générateurs, qui sont nécessaires en cas de coupures d'électricité, avaient été installés aux endroits de l'inondation. Heureusement, il y avait plusieurs lignes électriques. Les redondances sont critiques pour la sûreté.

La surveillance et la détection sont réalisées par une instrumentation très développée, utilisée tant pour la surveillance des systèmes que pour le contrôle d'intégrité des barrières de confinement. Les moyens d'action sont constitués de systèmes de protection, dont le plus important est l'arrêt automatique du réacteur. Des systèmes de sauvegarde sont également prévus, afin de prendre en charge des fonctions de sûreté essentielles en cas d'accident. Les procédures ultimes sont prévues en cas d'accident grave. Une gestion du risque est prévue, et ce sous le contrôle de l'ASN.

J'ai vu votre proposition, qui me semble intéressante, d'avoir une gestion équivalente sur les sites Seveso. J'avais contribué à la création de l'ASN. Elle est importante. Elle n'est pas seulement une administration, elle est une autorité à laquelle l'État a confié une partie de ses responsabilités, ce qui est majeur.

Le deuxième sujet concerne l'augmentation des contrôles par les inspecteurs des installations classées. La situation de sous-effectif de l'inspection des installations classées a déjà été dénoncée depuis très longtemps, dans un rapport de la Cour des comptes de 1996. En 2002, j'écrivais, à propos du site de la Mède, qu'un seul et même inspecteur à temps partiel était en charge de cette raffinerie d'une importance majeure, qui se caractérise, à elle seule, par 24 études de danger. Cette situation, loin d'être une exception, était la règle. Une charge de travail écrasante et des responsabilités accablantes pèsent sur chacun des inspecteurs des installations classées.

En France, nous réagissons après un accident, mais il faudrait peut-être réagir avant. Après AZF, nous avons connu une augmentation forte du nombre d'inspecteurs des installations classées. Dans le budget de 2002, ils étaient 1 020. Aujourd'hui, ils sont, d'après les chiffres que j'ai obtenus, 1 290 équivalents temps plein, affectés à l'inspection des installations classées, pour un effectif de 1 707 agents techniques au sein de différents services déconcentrés. Après AZF, les effectifs ont continué d'augmenter pendant deux ou trois ans. Nous demandions à l'époque de les doubler et un consensus s'était exprimé en ce sens. En réalité, ils n'ont pas été doublés, ils ont augmenté et ils ont stagné depuis, avec même une très légère décroissance au cours des deux dernières années.

Les effectifs de la Direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE) à l'époque, de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) aujourd'hui, sont donc surchargés. J'ai lu que l'objectif était d'atteindre 50 % du nombre de contrôles annuels, d'ici 2022, via la déclinaison de plusieurs leviers que sont la poursuite de la simplification et la transformation numérique des organisations. Nous pouvons en douter, car nombre de nouvelles charges ont été affectées à ces inspecteurs des installations classées. Je les cite : la biodiversité, l'économie circulaire, les nanomatériaux, la réduction des gaz à effet de serre. À mon avis, même avec la numérisation, nous ne parviendrons pas à cet objectif des 50 % de contrôles supplémentaires.

Dans son avis budgétaire au nom de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire sur le programme budgétaire 181, votre collègue Madame la députée Danielle Brulebois dit la même chose. Elle relève un sous-effectif total et souligne que le temps passé par les inspecteurs en contrôle ne représente que 20 % de leur temps de travail, sous l'effet de nouvelles tâches qu'ils doivent accomplir. Les DREAL, dans certaines régions, soulignent que leur présence sur le terrain a fortement régressé au cours des dernières années. Elles ont des objectifs d'environ 21 contrôles par agent, elles sont en réalité à 14. Le chiffre budgétaire de votre collègue de l'Assemblée est légèrement différent, mais presque identique.

Ils sont obligés d'appliquer deux principes : le principe de hiérarchisation et la fréquence minimale de contrôle. Nous ne sommes donc pas dans une situation optimale. Je prends en compte les inspecteurs de l'agriculture qui ont d'ailleurs été importants dans la crise de Lubrizol. Lorsqu'il leur est demandé de contrôler les risques pour la santé et pour l'environnement des OGM, nous pouvons nous interroger sur la réelle priorisation. J'ai aussi travaillé sur les OGM. Aucune étude mondiale ne montre un risque pour la santé, mais on fait travailler des inspecteurs sur ce sujet pour répondre à une demande globale de la société civile. Il n'y a donc pas vraiment une hiérarchisation des risques.

Une mission d'information comme la vôtre devrait sans doute réfléchir aux relations de partenariat entre la DREAL et la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), puisqu'il existe un corps des inspecteurs des installations classées et un corps de l'inspection du travail. Bien qu'ils travaillent en binôme dans certains cas, que des conventions de partenariat existent et sont signées par l'administration, les collaborations sont trop ponctuelles.

J'ai eu deux sujets à traiter concernant les risques : concernant AZF, mais aussi celui du chlordécone aux Antilles, un sujet dont il a été encore récemment question. J'étais le rapporteur de la commission d'enquête. La période de crise passée, parfois, les promesses politiques s'envolent et l'administration est confrontée à ces vrais problèmes d'effectifs et de priorisation.

Concernant la transparence et la gestion de crise, les conditions de fonctionnement des comités locaux d'information et de concertation doivent être revues, à mon sens, afin qu'un véritable dialogue s'installe en matière de sûreté. C'est, me semble-t-il, mieux réalisé dans le domaine du nucléaire. Je pense qu'il convient d'observer ce qui est fait dans ce domaine. Le département de Seine-Maritime comprend les deux. Vous pouvez donc les comparer. La commission d'enquête doit se saisir, à mon sens, de cette question.

L'accident de Lubrizol a montré les carences, pourtant pointées dans le rapport de 2003, sur la gestion de crise et la communication de crise. J'ai lu les déclarations du préfet de région. Avec les moyens qu'ils ont, ils ont fait, bien sûr, le maximum. Nous demandions de renforcer les moyens de la Sécurité civile en dotant les préfectures d'une salle opérationnelle adaptée à la gestion de crise. Est-ce le cas dans tous les endroits où une crise peut survenir ? Il vous reviendra de répondre à cette question. La mission d'information devrait se pencher sur ces suites données à cette proposition.

Nous demandions également la création d'une cellule de crise nationale, pour mieux réagir aux catastrophes. Toulouse avait montré l'insuffisance des moyens de gestion de crise ; Rouen l'a confirmé. Cette évaluation paraît avérée dans toutes les préfectures qui peinent à faire face, dans des conditions satisfaisantes, à des catastrophes de grande ampleur. Il n'est pas au demeurant surprenant que ces moyens, à peine dimensionnés pour des conditions normales, se révèlent insuffisants dans des conditions exceptionnelles.

L'administration fait son travail, mais les moyens sont sans doute insuffisants. Je réitère donc la proposition de création d'une cellule nationale de crise, animée par des spécialistes de gestion de crise, qui soit susceptible de renforcer, en cas de catastrophe exceptionnelle, les moyens des préfectures ou des départements concernés. Cette cellule serait placée sous l'autorité du ministre de l'Intérieur. On vous dira qu'elle existe déjà.

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