Vous avez rappelé, Monsieur le président, les dizaines de visites qui avaient été effectuées sur le site. L'incendie s'est déclaré le 26 septembre 2019 ; trois jours plus tard, on apprend que ce ne sont pas 5 000 tonnes qui ont brûlé, mais 9 000, ce qui modifie le panache. Il me semble que les calculs dont nous disposons ont été faits immédiatement, afin d'identifier les 124 communes concernées. Le nuage faisait vingt-deux kilomètres de long et six kilomètres de large. Cependant, cela a été calculé sur une base de 4 900 tonnes et non de 9 000 tonnes. J'ignore si le panache a été à nouveau modélisé après la communication de cette information, je n'arrive pas à obtenir la réponse à cette question. Parmi ces 9 000 tonnes, 4 500 relèvent de Normandie Logistique, dont le site jouxte celui de Lubrizol. Et sur ces 4 500 tonnes, 2 000 appartiennent à Lubrizol. S'agissant de la nature des produits, j'ai examiné toutes les fiches de sécurité ; j'ai dénombré cinq produits mortels. L'INERIS lui-même a indiqué que les produits de Lubrizol stockés sur le site de Normandie Logistique étaient de même nature que ceux qui étaient stockés sur le site de Lubrizol.
En 2009, une étude de danger, dont je ne dispose toujours pas, permet d'envisager un PPRT réduit. J'ai qualifié le périmètre de ce PPRT de ridicule en effet, car il ne couvre que le site de Lubrizol et quatorze maisons situées à proximité. Dans cette étude, il est indiqué que le stockage est réduit et que le vrac est supprimé ; il en résulte un PPRT réduit. En 2019, deux autorisations préfectorales, l'une au mois de mars et l'autre au mois de juillet, autorisent respectivement une extension très importante du stockage de produits dangereux et du stockage de conteneurs ISO (Organisation internationale de normalisation) qui étaient jusque-là stockés dans le port du Havre et dont l'intendance et l'entretien coûtaient trop cher. Ils doivent encore être rapatriés, car ils ne l'avaient pas été au moment de l'incendie.
Puisque Lubrizol avait déjà l'autorisation de quasiment doubler son stockage sur son site, comment peut-on expliquer qu'il a stocké 2 000 tonnes à côté, sans aucune autorisation ?
La situation de l'entreprise Normandie Logistique est invraisemblable car son entrepôt a été ouvert en 1953 pour le stockage de produits non-dangereux. À la suite de droits acquis en 1976, l'État se réveille en 1984 et demande une déclaration. Celle-ci n'est vraisemblablement pas faite, puisqu'une lettre ultérieure du préfet la réclame à nouveau. Compte tenu de la nature des produits stockés, il semblerait que l'État ait précisé : « Vous êtes au moins soumis à agrément » ; or il n'existe aucun agrément. Ce site stocke, sans aucune règle de sécurité particulière et sans des sprinklers, des produits dont certains sont mortels en cas d'élévation de la température – et nous pouvons considérer qu'elle a été élevée lors de cet incident. Dans le même temps, trente-neuf visites de site sont effectuées et ne voient rien. Je ne dis pas que la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) n'a pas fait son travail, mais je trouve cette situation vraiment inconcevable.
Apparemment, Lubrizol a connu beaucoup de rappels à l'ordre, avant et après 2013, date de la fuite de mercaptan. Je ne suis pas certaine qu'ils aient été exécutés. En novembre, le préfet a pris deux arrêtés de mise en demeure assez solides, mais c'est la première fois. Le délai d'un mois prend fin le 10 décembre prochain ; il sera intéressant de voir s'ils ont déféré ou non aux mises en demeure. J'imagine mal que la réouverture du site soit autorisée si les mises en demeure n'ont pas été parfaitement respectées. En particulier, j'appelle votre attention sur le fait que l'une des critiques faites par la DREAL, datant de 2019, portait précisément sur les règles de sécurité et d'incendie. Nous ne pouvons pas dire que la DREAL a manqué de moyens : elle a effectué trente-neuf visites. Quoi qu'il en soit, je n'ai moi-même pas les réponses aux questions que je pose.
Quant aux arguments de fait et de droit à valoir sur la mise en danger, il s'agit d'un sujet très difficile. Pour que le délit de mise en danger délibérée d'autrui puisse s'appliquer, trois conditions sont nécessaires : premièrement, la violation d'une disposition particulière de sécurité ou de prudence ; cela signifie que vous vous êtes assis sur une loi ou un règlement fixant une règle particulière en la matière. Deuxièmement, le caractère délibéré doit être établi ; cela signifie que vous avez vraiment voulu ne pas respecter cette loi ou ce règlement. Troisièmement, la vie d'autrui a été mise en danger ; cela signifie que vous avez exposé quelqu'un à un risque de mort ou de blessure très grave.
Ce n'est pas facile d'établir ce délit. Je l'ai fait juger deux fois : une première fois à La Faute-sur-Mer concernant M. René Marratier – heureusement que nous n'avons pas beaucoup de maires comme lui en France. Ce qu'il a fait est inadmissible et m'a beaucoup choqué. Le jour de l'alerte rouge, il n'est pas allé chercher son télex, il n'a pas téléphoné à la préfecture, il est parti s'occuper de son garage…. Il est rentré chez lui, au bord de l'eau, à onze heures du soir. À la barre, à la question de savoir s'il avait allumé la télévision ou s'il était allé voir le niveau de l'eau, il a répondu : « On avait entendu parler de ça toute la journée, je n'allais pas continuer ! ». Le délit de mise en danger délibérée d'autrui a été jugé en raison de la dissimulation du risque. Il existait une obligation particulière, concernant notamment le Plan communal de sauvegarde (PCS).
Le second jugement est plus intéressant et très novateur par rapport à l'accident qui nous occupe aujourd'hui. Il concerne le dossier de l'incinérateur de Vaux-le-Pénil, qui arrosait la commune de Maincy, si je puis dire. Cet incinérateur a très gravement dysfonctionné entre 1999 et 2002. Le taux de dioxines était égal à 1 000 fois la dose autorisée. La maire et l'ensemble des élus de la commune ont été formidables et se sont battus. Nous avons déposé plainte en 2003 ; l'arrêt de cour d'appel date de 2019.
Lorsque je parle de dix ans de procédure, je suis optimiste. La cour d'appel de Paris, par un arrêt définitif, a jugé qu'il y avait eu mise en danger délibéré d'autrui de la part de la Communauté d'agglomération Melun Val de Seine (CAMVS), l'exploitant de l'incinérateur. La violation d'une mesure particulière de sécurité était avérée, à la fois par une infraction à la législation des installations classées et par des mises en demeure non respectées. Le caractère délibéré était établi, car la CAMVS savait. S'agissant de la troisième condition, la cour a jugé que les gens qui avaient été sous le panache avaient été exposés à un risque de lymphomes non-hodgkiniens – le type de cancer correspondant aux dioxines – augmenté de 20 %. Le fait d'avoir été exposé à ce risque de lymphome constituait donc un critère de mise en danger délibérée d'autrui. Dans les affaires sanitaires, sur le plan du droit, la grande difficulté consiste à établir le lien de causalité ; à cet égard, ce jugement est très intéressant. Comment prouver que mon cancer ou mon lymphome est dû à cette exposition ? On me dira que je fume, que je mange trop, etc. Là, nous n'avons pas prouvé de lien de causalité ; nous avons perdu concernant l'homicide. Nous avions essayé d'attribuer à l'incinérateur les décès des gens morts d'un cancer ; nous avons perdu. En revanche, l'exposition au risque, avérée, était prouvée ; cela permet d'établir le délit de mise en danger délibérée. Il ne s'agit pas d'homicide ou de blessure grave, mais de l'exposition à un risque. Cela n'avait jamais été jugé, cet arrêt du 22 octobre 2019 est une première. Pourrait-il servir concernant l'incendie de Lubrizol ? Je n'en sais rien. Les plaintes que j'ai déposées sont peu nombreuses pour l'instant, afin de ne pas encombrer inutilement le tribunal.
J'ouvre une parenthèse : j'ai déposé une plainte il y a un mois, je n'en ai toujours pas reçu l'accusé de réception et je n'ai pas accès au dossier. C'est vous dire l'acharnement qui est mis à ce que ça avance vite ! Par conséquent, je n'ai pas pu faire de note au juge d'instruction.
Dans le cas de l'incinérateur de Vaux-le-Pénil, je disposais d'éléments précis : 1 000 fois la dose de dioxines, une nourriture immangeable – les oeufs et le lait sont interdits à la consommation depuis vingt ans. Dans le cas de l'incendie de Lubrizol, nous ne savons rien et c'est pour cela que le suivi sera très important : celui des eaux, des sols en profondeur, des végétaux et de la santé des gens. Des analyses de sang régulières devront être faites pour les gens les plus exposés, afin de voir comment tout cela évolue.