Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Réunion du mercredi 4 décembre 2019 à 11h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • PPRT
  • analyse
  • incendie
  • lubrizol

La réunion

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L'audition débute à onze heures trente-cinq.

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Mes chers collègues, je vous propose de débuter cette nouvelle audition, dans le cadre de la mission d'information sur l'incendie de Lubrizol à Rouen décidée en Conférence des présidents. Elle doit nous permettre de tirer toutes les conclusions et de procéder à un retour d'expérience de cet événement majeur, en évoquant à la fois la gestion et la communication de crise. Elle nous permettra aussi, car tel est l'objectif d'une mission de cette nature, de formuler des propositions visant à améliorer les dispositifs, si nécessaire, que ces améliorations soient de nature réglementaire ou législative. Pour ce faire, nous avons besoin, au fil du temps, de recevoir l'ensemble des acteurs.

Nous recevons ce matin Madame Corinne Lepage, ancienne ministre, reconnue depuis de nombreuses années comme une avocate très présente dans les cas de catastrophes environnementales. À ce titre, elle a fait progresser le droit et la défense des victimes. Elle est une militante infatigable du droit de l'environnement, mais aussi une ancienne ministre de l'environnement de 1995 à 1997. Compte tenu de ses différentes responsabilités, il était important d'entendre son point de vue, d'autant que Madame Lepage est désormais l'avocate de l'association « Rouen Respire » qui s'est constituée suite à cet événement. Cette association rassemble des citoyens habitant le territoire et souhaitant, à travers différentes procédures, défendre ce qu'ils considèrent comme étant leurs droits et obtenir un bon niveau d'information.

Dans un premier temps, je voudrais vous entendre, Madame Lepage, au sujet de la qualification même de cet événement : selon vous, s'agit-il d'un accident industriel ou technologique, d'une catastrophe environnementale ou d'un accident sanitaire majeur ? Il me semble important en effet de partir d'une qualification en rapport de ce que nous avons vécu à l'échelle de ce territoire. Par ailleurs, durant votre expérience ministérielle, avez-vous connu un événement de cette nature ou que vous considérez comparable ?

Vous avez publié, avec Patrick Lions, une tribune dans le quotidien Le Monde, dans laquelle vous évoquez des « couacs préfectoraux » : pourriez-vous y revenir ? Par ailleurs, vous parlez dans ce texte des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) et vous portez un jugement sur la loi dite « Bachelot » de 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages. Vous considérez qu'il s'agit d'une forme de lâcher-prise sur la question. J'aimerais que vous précisiez votre pensée en la matière.

Plus largement, en tant qu'avocate très impliquée dans le droit de l'environnement, de quelle façon pensez-vous qu'il soit possible d'améliorer les dispositifs, les contrôles et les inspections ?

Le site concerné par l'incendie avait été inspecté à trente-neuf reprises au cours des dernières années. Qu'est-ce que cela vous inspire ? Êtes-vous favorable à un renforcement des moyens consacrés à l'inspection des sites Seveso et plus largement, à celle des sites classés ? Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Enfin, la réouverture du site est désormais sérieusement demandée. Cette réouverture est qualifiée de « partielle » selon l'exploitant ; elle interviendra incessamment, puisqu'il est question d'une discussion en Conseil de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) le 10 décembre 2019. Qu'en pensez-vous ? Y êtes-vous favorable ou non, et pourquoi ? Selon vous, quelles sont les conditions qui pourraient permettre une réouverture, même partielle, du site de Lubrizol à Rouen ?

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Nous vous remercions, Madame Lepage, de votre présence aujourd'hui. Nous vous avons entendue à plusieurs reprises au sujet de cet incendie, mais dans des formats relativement courts ; il est donc particulièrement intéressant de vous entendre plus longuement et d'entrer dans les détails.

Je souscris à la question qui vous a été posée par le président au sujet de votre expression « couacs préfectoraux ». En outre, quelles seraient vos préconisations de rectification des pratiques relatives à l'information sanitaire destinée aux populations ?

Considérez-vous que les prélèvements effectués sur l'air, les sols, les produits agricoles et l'eau, le jour de l'incendie puis ultérieurement, ont été bien réalisés, d'après les informations que vous avez pu consulter ou entendre de manière moins officielle ? Les organismes tels que l'Agence régionale de santé (ARS), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), Santé publique France, etc., vous paraissent-ils suffisamment indépendants pour traiter tel ou tel prélèvement, puis le cas échéant, diligenter ou participer à des enquêtes épidémiologiques à plus long terme, afin de suivre les populations exposées ?

Au sujet des PPRT, je ne reviendrai pas sur ce que vous avez indiqué dans votre tribune dans Le Monde ; j'ajouterai cependant une question : quelles sont selon vous les absences de prise en compte les plus criantes, voire scandaleuses, dans les textes actuellement en vigueur ? Quelles sont les principales critiques que vous formulez à l'égard du PPRT qui incluait l'usine Lubrizol ? Vous avez en effet qualifié certains points de ridicules.

Je souhaite aborder votre activité d'avocate en relation avec l'association « Rouen Respire ». Bien évidemment, notre mission d'information n'a ni la légitimité ni l'intention de s'immiscer dans les procédures judiciaires en cours. Mais quels sont les arguments, de fait et de droit, qu'il vous est possible de faire valoir dans le cadre de plaintes contre X pour mise en danger de la vie d'autrui ? Existe-t-il en France des jurisprudences particulièrement parlantes concernant des incidents industriels majeurs, sinon identiques, au moins comparables à l'incendie du site de Lubrizol ?

Enfin, une dernière question : cette activité d'avocate pour l'association « Rouen Respire » est-elle bénévole ou fait-elle l'objet d'une rémunération ?

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Maître Corinne Lepage

En premier lieu, je me suis permis de vous apporter les trois documents que j'ai remis au Sénat, car j'ai pensé qu'ils pouvaient vous intéresser : les réponses écrites aux questions qui m'ont été posées, la tribune rédigée avec Patrick Lions dans sa version intégrale, qui détaille les raisons pour lesquelles nous nous trouvons aujourd'hui face à de telles difficultés. Point par point, ce texte explique l'évolution de la législation. Le troisième document est une compilation effectuée par « Rouen Respire » des questions posées par le public ; il vous permettra de prendre la température, si je puis dire.

Comment qualifier ce qui s'est passé ? Heureusement, il ne s'agit pas d'un accident majeur, mais nous n'en sommes pas passés loin. Nous l'avons évité grâce aux pompiers et aux policiers, auxquels on ne rendra jamais suffisamment hommage, d'autant qu'ils sont intervenus dans des conditions sanitaires extrêmement discutables. À cet égard, on m'a rapporté qu'il avait initialement été demandé aux pompiers de ne pas s'équiper de tout leur arsenal, afin de ne pas inquiéter les gens ! J'ignore si cela est vrai, mais il serait intéressant que votre mission enquête à ce sujet. Les protections individuelles légères qu'ils ont utilisées n'étaient pas vraiment adaptées. Une première série d'analyses a été effectuée auprès des pompiers ; j'ai réclamé les résultats de la seconde, qui devait avoir lieu un mois plus tard, en vain à ce jour.

Nous n'avons pas connu d'accident majeur, c'est-à-dire entraînant un effet domino, se propageant dans plusieurs installations de la zone. Je ne sais si vous vous êtes rendus sur place, mais certains d'entre vous connaissent bien les lieux : cette zone accueille des silos à grain, des stocks de pétrole, etc. Nous avons eu beaucoup de chance en définitive dans le malheur qui a frappé les Rouennais : cela aurait pu être bien pire. Néanmoins, il s'agit bien d'une catastrophe industrielle. Sera-t-elle sanitaire ? À l'heure qu'il est, je l'ignore.

Vous m'avez demandé si j'avais vécu une expérience similaire : non, heureusement. Pour être tout à fait honnête, je me dois d'ajouter que j'ai vécu deux ans avec cette angoisse chevillée au corps tous les matins et tous les soirs ; je m'endormais en me demandant si j'allais être réveillée par un gros pépin. En effet, le ministre de l'Environnement n'est pas uniquement le ministre des petits oiseaux : il est également celui des risques industriels. J'ai connu un accident, qui n'était pas de même nature : le drame du Drac. En raison d'une grève à EDF, le lâcher d'eau dans le Drac a été effectué par des cadres qui n'en avaient pas l'habitude et qui n'ont pas prévenu. Nous étions au mois de février et les enseignants ont emmené les enfants au bord du Drac, comme ils le faisaient très régulièrement. Et ça a été le drame ; finalement, la seule personne poursuivie a été l'institutrice, dont la responsabilité est discutable, mais c'est un autre sujet. J'ai vécu ce drame – les bonnets, les moufles et les bottes des gosses ramassés – et j'en garde un souvenir abominable.

Les PPRT et les Plans particuliers d'intervention (PPI) sont un sujet extrêmement important. La version longue de la tribune rédigée avec Patrick Lions vous apportera de nombreuses informations notables. Ce sujet rejoint la question des couacs, qui sont des couacs sans en être. Nous en sommes arrivés à une situation un peu absurde, dans laquelle, lorsqu'il y a un problème de cet ordre, le seul sujet est la criticité. Sommes-nous dans une situation de toxicité critique ou non ? Ce qui signifie : est-ce que vous mourrez si vous mettez le nez dehors ? Avez-vous une chance sur cent, cinq chances sur cent ou cinquante chances sur cent de mourir ? Cette question est bien évidemment très importante pour les pompiers et pour tous ceux qui interviennent immédiatement. Nous pouvons donc tout à fait comprendre que le critère de criticité soit le critère immédiat pour ces derniers, et éventuellement pour décider du confinement ou de l'évacuation de la population. Le problème, c'est qu'on en est resté à cela. Or le sujet n'est pas que celui de la criticité.

En remontant l'échelle des risques d'un cran, pour ne retenir que la criticité, on néglige les effets irréversibles. En outre, les effets non irréversibles ou les effets concernant les populations fragiles sont passés à la trappe. Dans la tribune du Monde que nous avons co-signés, nous détaillons l'évolution législative à l'origine de cette situation, qui s'accompagne d'une évolution dans les critères pris en considération. Les grandes lois de 1976 relatives aux installations classées succédaient à la loi sur les immeubles incommodes et insalubres de 1919, qui elle-même succédait au décret-loi napoléonien de 1810 sur les immeubles insalubres. En 1976, dans le cadre de l'élaboration de ces lois, les critères de dangerosité retenus étaient calqués sur le système américain. En 1982, celui-ci a décidé de remonter singulièrement ses exigences ; le gouvernement français, à la demande des industriels je suppose, a rejeté ces exigences considérées comme trop sévères. Nous avons alors commencé à élaborer nos propres systèmes, dans lesquels nous avons fait sauter les effets réversibles, pour ne garder que les effets irréversibles et la criticité, et pour ne pas faire de différenciation entre les types de populations. Ainsi, plutôt que de placer le curseur au niveau des bébés et des malades, ce qui serait logique, nous l'avons placé au niveau d'hommes de vingt-cinq ans en parfaite santé.

De plus, une dissociation croissante s'est établie entre la position du ministère de l'intérieur (les PPI) et celle du ministère de l'écologie (les PPRT), le premier étant beaucoup plus protecteur, en raison de la protection civile, que le second. J'ai le regret de le dire en tant qu'ancien ministre de l'environnement, mais telle est la vérité, même si elle est contre-intuitive. Les PPRT se sont autorisés à faire sauter les scénarios peu probables, ce qui aboutit à l'imbécillité figurant dans le PPRT de Lubrizol : le risque est d'un accident… tous les 10 000 ans. Nous en avons connu deux en six ans : il est absurde d'en arriver à des PPRT contenant de telles bêtises. Il n'est pas admissible d'écrire des crétineries pareilles à destination du grand public ! Par parenthèse, en France dans les années 1970 dans le secteur nucléaire, il était beaucoup question du rapport Rasmussen, qui prévoyait un risque d'accident planétaire tous les 22 000 ans. Je vous laisse apprécier…

Les PPRT ont ainsi éliminé tous les scénarios peu probables, c'est-à-dire les scénarios pénalisants. Les PPI n'ont pas nécessairement procédé de même, car le ministère de l'intérieur a la responsabilité des pompiers et des policiers ; en outre, il est responsable de la protection civile. Ce ministère a donc développé une vision beaucoup plus protectrice, sauf que les documents sont conservés au ministère de l'écologie et non pas au ministère de l'intérieur. Par conséquent, l'élaboration des PPI ne se fait pas avec tous les documents nécessaires. Cela est d'autant plus embêtant que les élus locaux, je le rappelle, ont l'obligation d'avoir des plans communaux de sauvegarde (PCS), qui sont élaborés sur la base des PPI. Par conséquent, une élaboration déficiente des PPI a un impact sur toute une chaîne de documents. S'agissant de la sécurité juridique des acteurs de terrain, cette situation est extrêmement importante. S'y ajoute un dernier aspect, contre lequel je suis vent debout : la circulaire Collomb-Hulot de septembre 2017, qui n'a aucune valeur réglementaire, prévoit que pour lutter contre le terrorisme, un certain nombre d'informations ne doivent pas rester dans le domaine public. On peut comprendre la logique d'une telle mesure, d'autant que la lutte contre le terrorisme fait consensus. Cette circulaire est assez raisonnable et prévoit, en théorie, que les élus locaux, les riverains et les pompiers disposent de ces informations. Cependant, en pratique, personne n'a plus rien ; ni les pompiers ni les maires ne disposent des informations. Les riverains, qui sont censés participer de la culture du risque, n'en disposent pas non plus.

Vous m'avez posé la question de savoir s'il faut laisser l'industrie en ville : je pense qu'elle ne se pose pas réellement, car je ne vois pas comment faire autrement en l'état actuel des choses. Nous sommes un vieux pays, dont le tissu industriel est très imbriqué. Les plans d'occupation des sols (POS), plans locaux d'urbanisme (PLU), plans locaux d'urbanisme intercommunaux (PLUI), etc., ont autorisé l'urbanisation à proximité des industries. Ce n'est pas ce qu'on a fait de mieux, mais il faut faire avec. Cela n'est viable et acceptable sur le plan sociétal que pour autant que les gens soient parfaitement informés, ce qui implique un partage de la culture du risque et un partage d'une information minimale. Dans le cas de l'incendie de Lubrizol, nous nous retrouvons avec un État qui ignore ce qui a brûlé. Lors de la première réunion d'expertise, le 8 octobre 2019, l'État ne savait toujours pas ce qu'abritait le site de Normandie Logistique ! Lorsque les pompiers sont allés éteindre l'incendie, ils ne savaient pas ce qui brûlait, ce qui est tout de même incroyable !

Depuis le mois de septembre, je réclame à l'État des arrêtés préfectoraux concernant Lubrizol, qui ne sont pas vraiment des documents classés « secret défense ». J'ai reçu la plupart d'entre eux hier : ils sont « caviardés ». Des noms de services ou de personnes ont été retirés, le nombre de tonnes de produits a été effacé, etc. Je rappelle que nous sommes dans le cadre d'une procédure et que ces arrêtés datent de 2010 ou de 2011 et ne sont plus d'actualité. Il me semble que nous atteignons les limites de la circulaire. Je souhaitais simplement retracer un historique et examiner le comportement de l'État dans la gestion de cette entreprise ; je ne comprends pas l'intérêt de me « caviarder » des documents datant de 2011.

Le préfet a communiqué en indiquant qu'il n'existait pas de toxicité critique. C'était vrai : personne n'est mort en sortant de chez lui. Cependant, cette annonce a été interprétée, notamment par les médias, comme signifiant que cela n'était pas toxique. Par la suite, le préfet a indiqué que la qualité de l'air était bonne, ce qui n'était pas vrai. D'ailleurs, ATMO, la fédération des associations de surveillance de la qualité de l'air, a refusé de publier sur son site internet cette information. Elle était exacte concernant certains polluants suivis quotidiennement tels que le CO2, mais elle ne l'était pas s'agissant des odeurs épouvantables et de plusieurs produits toxiques tels que les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Dans ces conditions – si la qualité de l'air est bonne lorsque l'on est sous un nuage noir et sous lequel on ne peut pas respirer, je n'aimerais pas vivre à Rouen. Quoi qu'il en soit, une telle situation découle de ce que j'ai expliqué précédemment.

S'agissant d'une éventuelle réouverture, la population concernée est vent debout. Elle a le sentiment que l'on ne s'est pas bien comporté vis-à-vis d'elle. La défiance est colossale, à raison pour certains points, à tort pour d'autres. Une réouverture serait très mal perçue si elle ne s'accompagne pas d'un effort non pas d'apaisement, mais de transparence. L'État a fait des efforts en matière d'information. Toutefois, l'information a été partielle, ce qui est problématique ; pour de nombreux points, l'État ne pouvait pas mieux faire. Nous avons rencontré d'importants problèmes avec les prélèvements et les analyses. Tout d'abord, j'évoquerais ce qui me semble être un dysfonctionnement du camion NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique), doté d'appareils de mesures et d'analyses extrêmement sophistiqués. En France, nous disposons de deux ou trois camions de ce type. Ces camions présentent l'avantage de réaliser des analyses quasiment en temps réel, au-delà des vérifications quotidiennement effectuées par des organismes comme les ATMO ou Airparif – particules fines, dioxyde d'azote ou dioxyde de soufre. Ils servent à analyser les dioxines, les HAP, les métaux lourds, etc. Or il semble que le camion NRBC de Nogent-le-Rotrou n'a pas fonctionné s'agissant du volet chimique. Un camion similaire est basé à Aix-en-Provence ; il aurait été judicieux de le faire venir à Rouen, si celui de Nogent-le-Rotrou ne fonctionnait pas. Le temps de route est de cinq heures environ, alors que douze heures ont été nécessaires pour éteindre l'incendie. Par conséquent, nous avons fait avec les moyens du bord : ATMO Normandie a été en mesure de fournir des canisters dès le lendemain ; le Service départemental d'incendie et de secours (SDIS) a immédiatement procédé à des prélèvements à l'aide de lingettes. Cependant, le rôle du SDIS ne consiste pas à assurer une protection sanitaire, mais à s'assurer que ses personnels sont en mesure de travailler et à déterminer s'ils risquent leur vie ou non. Les lingettes donnent des résultats surfaciques, exprimés en mètres carrés, alors que les normes des produits sont volumiques et exprimées en mètres cubes. Les mesures ne sont pas transposables l'une à l'autre. Par conséquent, lorsque le préfet a déclaré qu'il n'y avait pas de normes, c'était vrai, compte tenu de la manière dont les mesures ont été faites, mais ça ne l'était pas dans l'absolu.

Il existe une circonstance aggravante : nous ne disposons plus d'aucun prélèvement témoin. Si je le souhaitais, je ne pourrais pas faire analyser de nouveau ce qui l'a été, car nous n'avons pas conservé de témoins. Dans le cadre de la procédure d'expertise de référé constat que j'ai menée immédiatement pour l'association « Rouen Respire », qui arrive à son terme – le pré-rapport est attendu le 6 décembre 2019 –, l'expert procède à des constats plutôt qu'à des expertises.

Les populations concernées ont bien compris qu'il ne s'agissait que de constats et n'ont pas confiance. Pourtant, je pense que nous ne pouvions faire autrement dans ce contexte. J'entends la pression exercée par Lubrizol pour rouvrir le site. Cependant, les victimes que je représente ont le sentiment qu'il existe une entente entre Lubrizol, Normandie Logistique et la préfecture pour essayer d'arranger les choses. Dans le cadre de l'expertise menée, j'ai senti que ces différents acteurs prenaient soin de ne pas se gêner et d'adopter des positions assez proches.

Les procédures sont extrêmement coûteuses en temps. J'ai dû passer environ 150 heures sur ce dossier, très chronophage, qui m'a beaucoup occupée depuis trois mois. La question problématique est celle du financement des analyses nécessaires. L'expert proposera des prélèvements supplémentaires ; les victimes estiment qu'il ne leur appartient pas de les payer. L'État et Lubrizol leur rétorquent que si elles souhaitent des prélèvements, elles doivent les financer. Il n'est pas question de ne pas les réaliser : je souhaite notamment que des prélèvements soient effectués sur les sites de Lubrizol et de Normandie Logistique, car c'est la seule manière désormais de retrouver ce qui s'est passé, en l'absence de témoins. Un laboratoire de Strasbourg, saisi par l'INERIS, a relevé plus de quarante substances différentes dans ce qui a brûlé. J'ai donc besoin de savoir ce qu'il y avait au départ ; pour ce faire, des prélèvements sur place sont indispensables, mais mes clients n'ont pas les moyens de les payer.

À la question de savoir si je suis bénévole, la réponse est à la fois positive et négative. Je ne peux m'engager bénévolement dans une procédure qui durera entre sept et dix ans ; je mettrais mon cabinet en péril, ce qui n'est pas envisageable. Concrètement, la réponse est positive, puisque je n'ai pas perçu d'argent depuis le début de la procédure. Le moyen le plus simple pour obtenir des fonds consiste à recourir aux assurances des victimes. En effet, l'assurance relative à la protection juridique peut faire en sorte de minimiser leurs coûts. Cependant, tout le monde ne bénéficie pas de la même protection juridique et certains en sont dépourvus. Or, il ne m'est pas possible de faire de différence entre les victimes qui en bénéficient et les autres. L'intendance autour de ce dossier est aussi compliquée que le dossier lui-même, d'autant que rien n'est fait pour faciliter la vie des victimes. Ainsi, l'association « Rouen Respire » a demandé, le 4 octobre 2019, le statut d'association de victimes, qui simplifie les procédures. Au pénal notamment, au lieu d'être obligé de signifier à 300 personnes, le juge d'instruction peut signifier à une seule et les victimes se constituent à l'audience. Nous avons reçu l'accusé de réception le 25 octobre, soit trois semaines plus tard. Malgré une récente relance, la réponse ne devrait pas nous être donnée avant le 25 décembre 2019, soit presque trois mois après la demande. Il me semble qu'une telle demande pourrait être instruite plus rapidement.

S'agissant des préconisations relatives aux questions d'information, je distingue deux problèmes de base : d'une part, l'évaluation des risques et la mauvaise perception de la différence entre dangers et risques ; d'autre part, le fait de rester au seuil de l'irréversibilité, alors que finalement, on n'en sait rien. Que trouverons-nous dans les sols des zones ayant connu de fortes pluies, telles que Bois-Guillaume ? Nul ne le sait. L'ANSES vient de demander la prolongation pour une durée d'un mois de l'analyse des produits, ce qui me semble tout à fait raisonnable. Les gens en concluent que rien n'est très sûr, alors que dans le même temps, il leur est dit que tout va bien et qu'il n'existe plus de problème.

Les habitants de l'agglomération ont constaté depuis quelque temps que les odeurs avaient disparu. Et pour cause, des produits ont été appliqués pour ce faire. Huit vaporisateurs ont été installés : quatre sur le site de Lubrizol et quatre sur le site de Normandie Logistique. J'ai demandé, par le biais de l'expert, la composition de ces produits ; à ce jour, je n'ai toujours pas de réponse. Pourquoi pas masquer les odeurs, mais à condition de ne pas ajouter d'autres produits toxiques. Certaines victimes continuent à être irritées, notamment au niveau des yeux et des voies respiratoires.

À titre personnel, j'ai été très incommodée par ces produits en me rendant sur le site de Normandie Logistique. Le fait que je sois asthmatique explique sans doute une partie de cette gêne, mais j'avais également envie de vomir. En tout état de cause, il serait intéressant, compte tenu de la défiance actuelle des populations, de communiquer sur la composition de ces produits… plutôt que de maintenir le non-dit actuel.

Vous m'avez interrogée au sujet des organismes indépendants. L'ANSES en est un, sans conteste, tout comme l'agence santé publique France. En revanche, la situation de l'INERIS est plus ambiguë : en effet, il travaille pour l'État et pour des entreprises privées. Logiquement, il est dans l'obligation de déclarer ses conflits d'intérêts potentiels. L'INERIS a-t-il travaillé pour Lubrizol ? Je ne connais pas la réponse à cette question. De plus, quasiment tous les prélèvements ont été effectués par Lubrizol ; l'État n'en a pas fait beaucoup. Là encore, les professionnels de la santé et les juristes de Rouen s'interrogent, à juste titre.

S'agissant de l'enquête épidémiologique, de nombreuses interrogations ont été exprimées. Tout d'abord, elle ne démarre qu'au mois de mars ; en outre, il ne s'agit pas véritablement d'une enquête épidémiologique. Certaines personnes ont demandé des prises de sang, qui ont été refusées par la plupart des médecins. Bien entendu, cela suscite des inquiétudes, en raison notamment de la présence de métaux lourds et de plomb ; en revanche, il n'y a pas trop de dioxines d'après ce que j'ai vu, en raison d'une faible présence de chlore sur le site. Pourtant, l'autorisation relative à ce site donne droit à des dépôts de chlore. Quoi qu'il en soit, les populations s'attendent à une vraie enquête épidémiologique, en particulier concernant les enfants et les personnes exposées directement au panache de fumée.

Monsieur le rapporteur, vous m'avez interrogée au sujet des absences les plus criantes : s'agissait-il du PPRT ?

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Oui. Quelles sont les principales critiques que vous formulez à l'égard du PPRT qui incluait l'usine Lubrizol ? Vous en avez en effet qualifié certains aspects de ridicules.

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Maître Corinne Lepage

Vous avez rappelé, Monsieur le président, les dizaines de visites qui avaient été effectuées sur le site. L'incendie s'est déclaré le 26 septembre 2019 ; trois jours plus tard, on apprend que ce ne sont pas 5 000 tonnes qui ont brûlé, mais 9 000, ce qui modifie le panache. Il me semble que les calculs dont nous disposons ont été faits immédiatement, afin d'identifier les 124 communes concernées. Le nuage faisait vingt-deux kilomètres de long et six kilomètres de large. Cependant, cela a été calculé sur une base de 4 900 tonnes et non de 9 000 tonnes. J'ignore si le panache a été à nouveau modélisé après la communication de cette information, je n'arrive pas à obtenir la réponse à cette question. Parmi ces 9 000 tonnes, 4 500 relèvent de Normandie Logistique, dont le site jouxte celui de Lubrizol. Et sur ces 4 500 tonnes, 2 000 appartiennent à Lubrizol. S'agissant de la nature des produits, j'ai examiné toutes les fiches de sécurité ; j'ai dénombré cinq produits mortels. L'INERIS lui-même a indiqué que les produits de Lubrizol stockés sur le site de Normandie Logistique étaient de même nature que ceux qui étaient stockés sur le site de Lubrizol.

En 2009, une étude de danger, dont je ne dispose toujours pas, permet d'envisager un PPRT réduit. J'ai qualifié le périmètre de ce PPRT de ridicule en effet, car il ne couvre que le site de Lubrizol et quatorze maisons situées à proximité. Dans cette étude, il est indiqué que le stockage est réduit et que le vrac est supprimé ; il en résulte un PPRT réduit. En 2019, deux autorisations préfectorales, l'une au mois de mars et l'autre au mois de juillet, autorisent respectivement une extension très importante du stockage de produits dangereux et du stockage de conteneurs ISO (Organisation internationale de normalisation) qui étaient jusque-là stockés dans le port du Havre et dont l'intendance et l'entretien coûtaient trop cher. Ils doivent encore être rapatriés, car ils ne l'avaient pas été au moment de l'incendie.

Puisque Lubrizol avait déjà l'autorisation de quasiment doubler son stockage sur son site, comment peut-on expliquer qu'il a stocké 2 000 tonnes à côté, sans aucune autorisation ?

La situation de l'entreprise Normandie Logistique est invraisemblable car son entrepôt a été ouvert en 1953 pour le stockage de produits non-dangereux. À la suite de droits acquis en 1976, l'État se réveille en 1984 et demande une déclaration. Celle-ci n'est vraisemblablement pas faite, puisqu'une lettre ultérieure du préfet la réclame à nouveau. Compte tenu de la nature des produits stockés, il semblerait que l'État ait précisé : « Vous êtes au moins soumis à agrément » ; or il n'existe aucun agrément. Ce site stocke, sans aucune règle de sécurité particulière et sans des sprinklers, des produits dont certains sont mortels en cas d'élévation de la température – et nous pouvons considérer qu'elle a été élevée lors de cet incident. Dans le même temps, trente-neuf visites de site sont effectuées et ne voient rien. Je ne dis pas que la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) n'a pas fait son travail, mais je trouve cette situation vraiment inconcevable.

Apparemment, Lubrizol a connu beaucoup de rappels à l'ordre, avant et après 2013, date de la fuite de mercaptan. Je ne suis pas certaine qu'ils aient été exécutés. En novembre, le préfet a pris deux arrêtés de mise en demeure assez solides, mais c'est la première fois. Le délai d'un mois prend fin le 10 décembre prochain ; il sera intéressant de voir s'ils ont déféré ou non aux mises en demeure. J'imagine mal que la réouverture du site soit autorisée si les mises en demeure n'ont pas été parfaitement respectées. En particulier, j'appelle votre attention sur le fait que l'une des critiques faites par la DREAL, datant de 2019, portait précisément sur les règles de sécurité et d'incendie. Nous ne pouvons pas dire que la DREAL a manqué de moyens : elle a effectué trente-neuf visites. Quoi qu'il en soit, je n'ai moi-même pas les réponses aux questions que je pose.

Quant aux arguments de fait et de droit à valoir sur la mise en danger, il s'agit d'un sujet très difficile. Pour que le délit de mise en danger délibérée d'autrui puisse s'appliquer, trois conditions sont nécessaires : premièrement, la violation d'une disposition particulière de sécurité ou de prudence ; cela signifie que vous vous êtes assis sur une loi ou un règlement fixant une règle particulière en la matière. Deuxièmement, le caractère délibéré doit être établi ; cela signifie que vous avez vraiment voulu ne pas respecter cette loi ou ce règlement. Troisièmement, la vie d'autrui a été mise en danger ; cela signifie que vous avez exposé quelqu'un à un risque de mort ou de blessure très grave.

Ce n'est pas facile d'établir ce délit. Je l'ai fait juger deux fois : une première fois à La Faute-sur-Mer concernant M. René Marratier – heureusement que nous n'avons pas beaucoup de maires comme lui en France. Ce qu'il a fait est inadmissible et m'a beaucoup choqué. Le jour de l'alerte rouge, il n'est pas allé chercher son télex, il n'a pas téléphoné à la préfecture, il est parti s'occuper de son garage…. Il est rentré chez lui, au bord de l'eau, à onze heures du soir. À la barre, à la question de savoir s'il avait allumé la télévision ou s'il était allé voir le niveau de l'eau, il a répondu : « On avait entendu parler de ça toute la journée, je n'allais pas continuer ! ». Le délit de mise en danger délibérée d'autrui a été jugé en raison de la dissimulation du risque. Il existait une obligation particulière, concernant notamment le Plan communal de sauvegarde (PCS).

Le second jugement est plus intéressant et très novateur par rapport à l'accident qui nous occupe aujourd'hui. Il concerne le dossier de l'incinérateur de Vaux-le-Pénil, qui arrosait la commune de Maincy, si je puis dire. Cet incinérateur a très gravement dysfonctionné entre 1999 et 2002. Le taux de dioxines était égal à 1 000 fois la dose autorisée. La maire et l'ensemble des élus de la commune ont été formidables et se sont battus. Nous avons déposé plainte en 2003 ; l'arrêt de cour d'appel date de 2019.

Lorsque je parle de dix ans de procédure, je suis optimiste. La cour d'appel de Paris, par un arrêt définitif, a jugé qu'il y avait eu mise en danger délibéré d'autrui de la part de la Communauté d'agglomération Melun Val de Seine (CAMVS), l'exploitant de l'incinérateur. La violation d'une mesure particulière de sécurité était avérée, à la fois par une infraction à la législation des installations classées et par des mises en demeure non respectées. Le caractère délibéré était établi, car la CAMVS savait. S'agissant de la troisième condition, la cour a jugé que les gens qui avaient été sous le panache avaient été exposés à un risque de lymphomes non-hodgkiniens – le type de cancer correspondant aux dioxines – augmenté de 20 %. Le fait d'avoir été exposé à ce risque de lymphome constituait donc un critère de mise en danger délibérée d'autrui. Dans les affaires sanitaires, sur le plan du droit, la grande difficulté consiste à établir le lien de causalité ; à cet égard, ce jugement est très intéressant. Comment prouver que mon cancer ou mon lymphome est dû à cette exposition ? On me dira que je fume, que je mange trop, etc. Là, nous n'avons pas prouvé de lien de causalité ; nous avons perdu concernant l'homicide. Nous avions essayé d'attribuer à l'incinérateur les décès des gens morts d'un cancer ; nous avons perdu. En revanche, l'exposition au risque, avérée, était prouvée ; cela permet d'établir le délit de mise en danger délibérée. Il ne s'agit pas d'homicide ou de blessure grave, mais de l'exposition à un risque. Cela n'avait jamais été jugé, cet arrêt du 22 octobre 2019 est une première. Pourrait-il servir concernant l'incendie de Lubrizol ? Je n'en sais rien. Les plaintes que j'ai déposées sont peu nombreuses pour l'instant, afin de ne pas encombrer inutilement le tribunal.

J'ouvre une parenthèse : j'ai déposé une plainte il y a un mois, je n'en ai toujours pas reçu l'accusé de réception et je n'ai pas accès au dossier. C'est vous dire l'acharnement qui est mis à ce que ça avance vite ! Par conséquent, je n'ai pas pu faire de note au juge d'instruction.

Dans le cas de l'incinérateur de Vaux-le-Pénil, je disposais d'éléments précis : 1 000 fois la dose de dioxines, une nourriture immangeable – les oeufs et le lait sont interdits à la consommation depuis vingt ans. Dans le cas de l'incendie de Lubrizol, nous ne savons rien et c'est pour cela que le suivi sera très important : celui des eaux, des sols en profondeur, des végétaux et de la santé des gens. Des analyses de sang régulières devront être faites pour les gens les plus exposés, afin de voir comment tout cela évolue.

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Je vous remercie de vos propos, qui sont à la fois vulgarisateurs et éclairants. Ils nous permettent de saisir un certain nombre de problématiques récurrentes dans nos auditions.

Beaucoup de nos concitoyens ont attendu la reconnaissance de l'état de catastrophe technologique, qui n'est pas possible. Compte tenu de votre expérience, notamment de ministre de l'environnement, quels sont les éléments qui pourraient vous permettre de revoir ce dispositif, qui est d'une importance majeure pour les victimes ?

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Madame Lepage, avant d'agir directement en justice, vous avez participé à la mise au clair d'un grand nombre de dossiers parmi les plus redoutables que nous ayons eu à connaître au cours des dernières années. Je pense notamment à l'accident de l'usine AZF à Toulouse, qui pourrait quelque peu ressembler à l'incendie de Lubrizol, mais qui n'avait pas, je crois, un tel niveau de complexité. Avez-vous connu un cas de figure qui pourrait ressembler à ce dernier et dont nous pourrions éventuellement tirer des enseignements, tant pour les suites que pour les prescriptions que nous pourrions formuler ?

Par ailleurs, compte tenu de votre connaissance de l'implantation d'usines de ce type dans le coeur des villes – celle de Lubrizol ne l'étant d'ailleurs pas à l'origine – pensez-vous, dans l'état actuel des choses, qu'il existe un risque qu'une telle catastrophe se reproduise ?

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Lors d'une précédente audition, nous avions eu l'information selon laquelle la qualité du camion NRBC de Nogent-le-Rotrou ne serait pas aussi bonne que celle du camion basé à Aix-en-Provence. Vous allez plus loin et vous dites que s'agissant du volet chimique, le camion était non-opérant. D'où proviennent les informations qui vous permettent de dire cela ?

Par ailleurs, pourquoi les analyses complémentaires que votre expert demandera ne sont-elles pas directement demandées par les organismes qui seront diligentés pour analyser la situation ?

Au sujet de la plainte que vous avez déposée, d'après ce que j'ai compris, le préfet a déterminé, dans les heures qui ont suivi l'incendie et sur la base des analyses réalisées par les sapeurs-pompiers, que la situation était celle d'une mise à l'abri et non d'une évacuation ou d'un confinement. Concernant cet incendie, la politique suivie reposait sur des analyses objectives effectuées par des services qui sont censés être experts. Par conséquent, le préfet a pris ses décisions de manière éclairée en fonction des informations dont il disposait. Remettez-vous en cause ces informations ? Estimez-vous, à l'inverse, que ces informations l'ont amené à prendre les bonnes décisions ?

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Maître Corinne Lepage

Cet incendie ne remplit pas les critères permettant une reconnaissance de l'état de catastrophe technologique. Parmi ces critères figurent des morts et un certain nombre d'habitations soufflées. Toutefois, nous pourrions raisonner par analogie avec l'état de catastrophe naturelle, qui ne suppose pas de morts. Les gens ont été totalement perdus ; ils ont eu très peur. Le préjudice d'angoisse est indéniable. Ils étaient perdus et ne savaient pas ce qu'ils devaient faire, ni comment ils devaient le faire ; comment nettoyer, selon quel protocole ? En outre, Lubrizol est passé pour tout ramasser ! Il ne reste donc plus aucune preuve. Vous êtes les législateurs : à vous de voir s'il ne faut pas changer les critères de reconnaissance de l'état de catastrophe technologique. La difficulté en la matière est la même que pour les PPRT : le manque d'argent. Pourquoi les PPRT n'ont-ils pas marché ? Parce qu'il fallait beaucoup d'argent pour exproprier et pour payer les travaux des riverains – ce n'est d'ailleurs pas normal de leur demander de payer 50 % de leurs travaux, surtout s'ils étaient là avant. Je trouve cela très choquant.

L'explosion de l'usine AZF est un autre exemple, quoiqu'un peu différent. Heureusement, je n'en vois pas d'autre. En revanche, il existe d'autres risques. Je suis peut-être excessive, mais j'ai très peur d'un accident nucléaire en France. Vous avez sans doute eu connaissance de ce qui s'est passé à la centrale de Golfech il y a deux jours : des fuites sans gravité sont survenues, sans causer de dommages à l'environnement. Néanmoins, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a classé cet incident en niveau deux sur l'échelle de l'Institut national de l'énergie solaire (INES), à cause de la détérioration très grave des conditions de sécurité et de gouvernance de la centrale nucléaire. Je suis très inquiète, car EDF n'a plus assez d'argent pour effectuer les travaux indispensables. Le bras de fer permanent entre EDF et l'ASN aboutit au report des travaux. La centrale de Cruas est fermée depuis le récent tremblement de terre ; celle de Tricastin n'était pas loin. Je vous le dis très clairement : j'ai peur d'un accident nucléaire. Il y a vingt ans, lorsque j'étais ministre, je n'ai jamais eu cette peur, parce qu'à l'époque, les personnels étaient beaucoup mieux formés qu'aujourd'hui. De plus, les centrales étaient encore relativement neuves. Je ne me suis pas posé une seule fois la question de savoir si cela allait se produire quelque part ! Je suis franchement inquiète de la détérioration des matériaux et de la qualité de la formation des gens qui veillent sur la sûreté. Je pense qu'il y a là un vrai risque.

J'ai deux types d'informations au sujet du camion NRBC.

Tout d'abord, des informations officieuses émanant de personnes qui connaissent les gestionnaires de ces camions. Elles savent que le camion de Nogent-le-Rotrou n'a pas les homologations pour faire les analyses nécessaires. Plus officiellement, ces analyses n'ont pas été effectuées. Les pompiers ont fait leur travail, avec les lingettes, et ce qui pouvait être analysé de manière très simple l'a été. Toutefois, ce qui demandait du travail – les HAP, les métaux lourds et les dioxines –, n'a pas été analysé. C'est bien la preuve qu'on n'a pas pu faire ces analyses. Je n'ai rien d'autre à vous dire que cela.

De nombreuses analyses ont été faites, mais les lingettes dont je parlais précédemment ne servent quasiment à rien. Ce qui est intéressant, c'est de comparer avec les normes, c'est-à-dire d'avoir des analyses dont les résultats sont exprimés en mètres cubes. Cela demande des analyses complémentaires. L'IRES a demandé que des recherches soient faites un peu plus à l'aveugle, c'est-à-dire sans préciser quelles substances sont recherchées. Rendez-vous compte : 9 000 tonnes de produits très dangereux, voire mortels pour quatre ou cinq d'entre eux, ont brûlé. Dans de telles circonstances, on recherche des substances classiques : des métaux lourds, des HAP, etc. Toutefois, beaucoup d'autres substances ont brûlé et il est intéressant de savoir si elles sont présentes ou non dans l'environnement ; or nous ne le savons pas, puisque nous ne l'avons pas cherché. Des interrogations géographiques sont soulevées, notamment par ceux qui se trouvaient un peu plus loin sous le panache, là où il n'y a pas eu d'analyse. Des interrogations plus techniques sur ce que l'on recherche ont également été soulevées.

Compte tenu de la doctrine actuelle, le préfet était obsédé par la criticité : ce n'était pas critique, donc c'était bon ; le reste comptait finalement peu. À mon sens, la représentation nationale doit s'interroger à ce sujet. Nos concitoyens attendent bien sûr de ne pas mourir lorsqu'ils sortent dans la rue, mais ils attendent également autre chose, que la doctrine actuelle, très clairement, ne leur donne pas.

Quoi qu'il en soit, tous ces éléments seront examinés par l'instruction qui est ouverte. Beaucoup ont critiqué le fait qu'il ait fallu attendre cinq heures pour que les sirènes se déclenchent. Je rappelle en outre que le préfet avait déclaré qu'il était préférable de ne pas sortir si cela n'était pas nécessaire, alors que le patron du SDIS déclarait : « Je rappelle que toute fumée de cette nature est par essence toxique ». S'il a contredit ainsi le préfet, c'est sans doute qu'il ne trouvait pas la communication suffisante. La question de savoir si les gens devaient être évacués ou non était judicieuse ; si la décision a été prise de ne pas les évacuer, il fallait les confiner et ne pas se contenter de leur dire d'éviter de sortir. En outre, à ce moment-là un grand nombre d'interrogations n'étaient pas du tout levées : ce n'était pas critique, mais pour autant cela n'était pas nécessairement réversible. Le préfet a voulu éviter un effet de départs massifs, qui auraient bloqué les gens sur les routes et sous le panache ; on peut tout à fait le comprendre. Néanmoins, beaucoup de gens sont partis, et comme d'habitude, ce sont ceux qui sont les mieux informés et qui ont le plus de moyens financiers ; les autres sont restés. C'est un phénomène classique, qui a été constaté à la Nouvelle-Orléans lors du passage de l'ouragan Katrina : ceux qui le pouvaient sont partis ; ceux qui sont morts n'avaient pas pu partir ! En tout état de cause, je ne suis pas certaine qu'il y ait toujours eu une très bonne utilisation des informations données. Mme Delmas de l'ATMO Normandie a refusé de publier sur son site internet la qualité de l'air, car elle trouvait indécent d'annoncer une bonne qualité de l'air en raison d'un niveau normal de dioxyde d'azote ou de CO2. Le préfet n'en a pas tenu compte et a dit que la qualité de l'air était bonne.

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Au nom de la mission d'information, je vous remercie pour cette audition et pour l'ensemble des réponses que vous avez bien voulu apporter.

L'audition s'achève à douze heures quarante-cinq.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à Rouen

Réunion du mercredi 4 décembre 2019 à 11 h 30

Présents. - M. Damien Adam, M. Christophe Bouillon, M. Jean Lassalle, M. Hubert Wulfranc

Excusé. - M. Pierre Cordier