Intervention de Francis Combrouze

Réunion du mercredi 4 décembre 2019 à 15h10
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Francis Combrouze, Conseil national de la transition écologique :

Comme je ne dispose que d'un temps très limité, ce que je vais dire là vous sera transmis par écrit, sous forme d'une note de 14 pages. Je représente la CGT au Conseil national de la transition écologique (CNTE), mais je suis également de la Fédération de l'équipement et de l'environnement. Nous sommes l'organisation majoritaire au sein du ministère de l'Écologie.

Une première leçon au sujet des effectifs : je vous donne les effectifs, « réels » et « théoriques », du programme « risques » de la DREAL en Normandie. En 2019, il y a 116 équivalents temps plein (ETP) contre 136 ETP théoriques, donc un écart de 20. Comme vous voulez de la chronique, voici les chiffres 2016 : 143 théoriques, 122 réels. Je constate que l'écart se maintient et les effectifs n'ont, en gros, pas baissé. Mais dans le programme « risques », et certains autour de cette table connaissent bien le programme 181 « Prévention des risques » puisqu'ils en sont les rapporteurs à l'Assemblée nationale, notamment pour la commission des finances, il y a une baisse d'effectifs de 50 personnes encore cette année, essentiellement au détriment du risque naturel (RN).

Les effectifs de l'Inspection se maintiennent globalement, mais les indicateurs sont en baisse. Vous avez déjà entendu parler du bilan national 2018. Sur une longue période, on constate une baisse de 39 % des visites d'inspection. Ce que nous préconisons essentiellement, c'est de mettre fin à l'espèce d'austérité budgétaire aveugle qui fait que nous n'avons pas des effectifs suffisants. Nous avons entendu que le directeur général de la prévention des risques souhaitait 50 % de visites en plus dans les installations, mais en même temps, l'indicateur de résultat du programme 181 casse l'outil des visites approfondies en disant qu'on va compter toutes les visites. C'est un projet pour 2020 qui est sur la table du Parlement, c'est l'indicateur de résultat de performance du budget opérationnel de programme (BOP) 181. Nous nous en étonnons. Nous tenons beaucoup à avoir des visites approfondies. Tous les sujets ne se valent pas.

Notre proposition est d'augmenter les effectifs. Nous avons donné un chiffrage annuel, environ 150 par an sur plusieurs années.

Il y a actuellement environ 1 300 équivalents temps plein, dont je vous rappelle que 300 environ sont dédiés aux installations agricoles, notamment d'élevage intensif. Nous ne les compterons pas et, en s'intéressant uniquement à l'industrie, il faudrait augmenter nos effectifs. Pourquoi ? Parce que les sujets sont plus complexes. Il y a des enjeux d'efficacité énergétique, des enjeux de biodiversité, des enjeux de pollution chronique, en tenant compte des milieux. Il faut connaître les sites. Les interactions sont nombreuses. Sans parler des produits chimiques et d'autres sujets qui font que nous avons besoin de tutorat, de formation, d'une mobilisation beaucoup plus grande. Enfin, nous ne comprenons pas que le gouvernement s'acharne à amputer l'institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), qui perd encore 13 emplois dans le projet de loi de finances (PLF) 2020. En 12 ans, je constate une perte de 70 emplois à l'INERIS sans aucune espèce de raison. Je rappelle que l'INERIS a été la cellule d'appui pour modéliser le panache et ses conséquences dans la prévention sanitaire à Rouen.

La CGT propose qu'Inspection du travail et Inspection des installations classées s'échangent directement, travaillent, fassent des contrôles inopinés, sans les filtres du préfet. Mes camarades de la chimie et mes camarades de l'Union départementale de Seine-Maritime ont bien mis en lumière les occurrences de la sous-traitance, les occurrences du facteur humain, les écarts entre le prescrit et le réel… C'est la situation sur le terrain. Puisque les facteurs humains sont capitaux, nous suggérons de faire des contrôles inopinés avec les deux inspections et que les inspecteurs des installations classées puissent répondre aux sollicitations des élus des personnels qui ont beaucoup à dire sur la réalité du site et de ce qui s'y passe.

Enfin, nous pourrions également imaginer des contrôles conjoints des services des douanes et des services de la concurrence et de la répression des fraudes sur tout ce qui est produit, sur le trafic des déchets, sur les gaz frigorigènes, sur les substances qui appauvrissent la couche d'ozone, sur tout un tas de trafics en matière de produits ou de transport, qui peuvent être légitimes – les deux sont vrais – mais qui posent au quotidien des problèmes et qui appellent des « co-inspections », si je puis dire. C'est la même chose pour le sanitaire où nous pensons que les cohortes de suivi des populations et l'état de santé des salariés ont beaucoup à voir. Je pense notamment au site de Fos où il est indispensable que les travaux des autorités en charge de la santé publique, de l'Inspection des installations classées et d'autres types d'expertise sanitaire, par exemple la CARSAT pour le suivi de la santé des salariés, donnent lieu à des données publiques, à des suivis. Il faut qu'en matière de communication, les inspecteurs aient beaucoup plus de droits pour s'exprimer sur la réalité de ce qu'ils rencontrent.

Pour gérer le décalage entre les moyens humains et la gravité des problèmes, les pouvoirs publics à notre connaissance ont répondu de trois manières. La première consiste à déréglementer. Concrètement, nous vous mettons en garde à propos du site de Normandie Logistique qui, de notre point de vue, relève au moins de l'enregistrement. Observez que nous en sommes à 17 000 installations soumises à enregistrement depuis 2010, date de création de cette rubrique dans la nomenclature avec un seuil à 300 000 mètres cubes. Je rappelle que le seuil était à 50 000 mètres cubes dans l'autorisation, avant la réforme de la nomenclature et la création de la rubrique enregistrement. Or le Premier ministre, le 16 septembre, dix jours avant l'incendie, annonce au nom de l'intérêt des chaînes logistiques vouloir passer ce seuil à 900 000 mètres cubes ! De 50 000 mètres cubes à 300 000 en 2010 puis à 900 000 mètres cubes en 2019, avec le projet du gouvernement qui allait être mis par le décret de nomenclature à consultation du public quelques jours avant l'incendie de Rouen, cela fait un facteur de l'ordre de 20 en relèvement des seuils. Nous voulons la mise à plat du système d'enregistrement avec un bilan de ses avantages et des inconvénients. Je rappelle qu'il n'y a plus de consultation du CODERST, pas d'enquête publique, pas d'avis, pas d'information de la population sur toute une partie de ces enjeux essentiels.

L'autre réponse a consisté à essayer de « préfectoraliser » une partie de nos activités d'inspection, par le fait que les procès-verbaux (PV) sont, au pénal, transmis directement au procureur ou pas, ou que les mises en demeure sont relues par le préfet, que des délais supplémentaires sont accordés. Faites-vous transmettre les PV pris par nos collègues de l'unité Rouen. Voyez ce qu'a fait l'inspection. Voyez ce qui a été transmis par le préfet. Tracez bien ces éléments. Il n'est pas normal, au titre de la Charte de l'environnement intégrée au bloc de constitutionnalité, que ni la population ni les salariés n'aient accès aux données brutes qui ressortent d'un contrôle, a fortiori quand il s'agit d'une mise en demeure administrative avec des délais, ainsi que de sanctions pénales.

Enfin, s'agissant du retour d'expérience que nous pouvons avoir, bien sûr, nous saluons comme tous nos camarades, outre les salariés de Lubrizol, ce qu'ont pu faire dans la nuit et dans la matinée les salariés de Triadis, d'autres sites SEVESO mobilisés, les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS), les services de secours, mais également des agents de la direction interdépartementale des routes (DIR) par exemple, qui ont été mobilisés pour interrompre la circulation.

La gestion de la crise a été de notre point de vue relativement désordonnée. Je ne parle pas là de ce qui concerne la communication du préfet, mais par exemple du fait que le réseau de transport de Rouen a été interrompu à 13 heures et que les gens sont rentrés à pied sous le panache. Je rappelle quand même la modélisation en termes de risques, avec une situation sur le périmètre du panache estimé à 100 mètres de hauteur en dose létale et avec des effets irréversibles à 20 mètres du sol. Si la climatologie ou l'aérologie locales avaient été un peu modifiées, nous aurions pu avoir des ennuis extrêmement sévères et des effets redoutables pour la population.

On peut parler bien sûr de dysfonctionnements de communication, mais il n'y a pas que cela. De notre point de vue, il y a dans la conception du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) qui a été mis en oeuvre une faute majeure : la coexistence de Normandie Logistique, qui relevait de l'enregistrement, sinon de l'autorisation, et dont les produits ont brûlé. La modélisation du PPRT aurait dû consister à agréger les deux données en ayant l'hypothèse d'un incendie Normandie Logistique qui allait vers les installations de Lubrizol. Or toute une partie de l'entrepôt ne relevait pas de sprinklers, c'est-à-dire de réseau d'extinction de mousse. Une partie des eaux et les mousses d'extinction d'incendie a d'ailleurs été épuisée très rapidement.

Enfin, dernière leçon : le fait que la pollution majeure de la Seine a pu être évitée grâce à un bassin – une darse – du Grand port maritime dans lequel les eaux se sont déversées. Pourquoi ? Parce que des remorqueurs de Rouen ont pu faire un contre-courant et surtout des moyens de rétention des hydrocarbures et produits chimiques qui pouvaient être largués à la Seine ont été retenus avec des barrages et des dispersants venus du Havre. Nous vous faisons observer que le plan Polmar Terre en projet au ministère prévoit d'avoir un seul centre Polmar Terre pour toutes nos façades maritimes, un centre situé à Brest. Calculez, Brest-Rouen, ce n'est pas Le Havre-Rouen, par la voie terrestre. Il est très probable que nous aurions eu une pollution majeure de la Seine.

Dans l'histoire de ce site, il y a le gaz mercaptan en 2013 comme vous l'avez vu, mais également, en 2015, une fuite de plusieurs centaines de tonnes d'hydrocarbures qui sont parties dans la Seine. Tous ces éléments montrent que nous avons la possibilité de mieux faire, en nous dotant d'effectifs, en travaillant mieux avec plusieurs types d'inspection.

En ce qui concerne la piste de l'autorité indépendante, c'est à notre avis un problème pour le Statut général de la fonction publique. Si les fonctionnaires de contrôle et d'inspection doivent être systématiquement dans une autorité indépendante pour bien faire librement leur travail avec une bonne technicité, nous mettons le doigt dans un engrenage dangereux. Certes, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est devenue une autorité indépendante et c'est très bien. Ses effectifs sont à peu près maintenus et augmentent légèrement, ce qui est une très bonne chose, mais nous pensons aussi que les services d'inspection, en travaillant ensemble directement, en s'échangeant les données, peuvent s'améliorer.

Pour les installations soumises à déclaration, nous posons une question importante de notre point de vue qui est celle des suites données aux cas de non-conformité grave, car dans le décalage missions-moyens a également été inventée par les pouvoirs publics la notion de contrôle périodique. Pour une partie des installations soumises à déclaration, les entreprises privées sous-traitantes, qui contrôlent périodiquement les installations soumises à déclaration dès lors qu'elles appartiennent à certaines rubriques de la nomenclature, doivent réagir quand le contrôle délégué privé leur signale des non-conformités. L'inspection est avertie de ces cas de non-conformité grave, mais nous ne voyons ni de bilan ni de suite.

Enfin, nous redoutons que des suites soient données à des préconisations du rapport consistant à augmenter les pouvoirs des préfets pour, de manière discrétionnaire, ne pas consulter les CODERST quand ils doivent l'être, ne plus informer les populations, simplifier et déréglementer. Tout cela est extrêmement inquiétant de notre point de vue. Il est temps d'y mettre un coup d'arrêt.

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