Intervention de Bertrand Brulin

Réunion du mercredi 4 décembre 2019 à 15h10
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Bertrand Brulin, CFDT chimie énergie :

Je vais essayer d'apporter quelques éléments de réponse sur les sujets que vous avez abordés en préambule.

Pour ce qui relève de la gestion de crise, effectivement, on ne peut pas dire que cela ait été de notre point de vue géré en l'état de l'art. Quelques jours après l'accident sur cette usine, nous avons vu se déplacer sur le terrain trois ministres, un Premier ministre et, encore quelques jours plus tard, un Président de la République. Je ne suis pas sûr que ce soit de nature à conforter la parole du préfet. Deux jours après, le ministre de l'Intérieur est certes dans son périmètre, tout comme le ministre de l'Environnement et celui de la Santé. Malgré tout, il a fallu qu'ils soient présents sur le site, pour dire ni plus ni moins que ce que le préfet disait. Cela sous-entend que le préfet n'était pas audible. En termes d'organisation et de communication au plus haut niveau, il semble que ce soit quelque chose de perfectible, disons-le comme cela.

Il s'agit aussi de savoir comment on prévient la population. Alerter et faire en sorte que la population soit au courant font partie des fonctions du préfet. Cela pose aussi la question des outils dont nous disposons pour faire cela. Aujourd'hui, nous avons un outil qui date de 1930, qui s'appelle la sirène. Vous avez tous des smartphones. Je ne vous fais pas de cours là-dessus. Il existe d'autres solutions dans des pays différents du nôtre, notamment, on l'a déjà dit, en Belgique. Le système de Bureau d'enquête et risques technologiques (BE-RT), qui est en lien avec les opérateurs téléphoniques, prévient toutes les personnes qui sont dans la zone concernée, y compris si vous êtes de passage. Ce système est en mesure de vous donner des informations précises sur les conduites à tenir. Je signale que dans la région, notamment à Gonfreville, un travail a été fait par le maire de la commune qui va beaucoup plus loin que ce qui existe ailleurs.

Outre cette problématique, ce besoin d'informer la population sur ce qui se passe et sur les conduites à tenir, ce qui a amplifié le drame, ce qui a rajouté du dramatique au dramatique, c'est que la population n'était pas du tout préparée. Cela nous pose une question claire : comment travailler sur la communication des risques ? Je vais donner un exemple très précis. Ce matin, j'étais avec des collègues de la société allemande Bayer. Ils me disaient qu'ils organisaient ce que nous pourrions appeler des comités de site comme nos différentes commissions locales, ces commissions qui ne fonctionnent pas ou fonctionnent mal, il ne faut pas s'illusionner.

En Allemagne, l'industriel, les services de l'État, les organisations syndicales, les salariés rencontrent les populations environnantes et parlent de ces sujets. Il y a aussi les salariés dans la boucle. Ce n'est pas un industriel qui vient et qui – sans lui faire de procès d'intention – prêche la bonne parole. Les salariés et leurs représentants sont associés et les représentants des salariés sont associés. Je ne sais pas s'il faut copier ce modèle, mais il y a quelque chose à travailler.

Sur la crise encore, comme j'ai eu l'occasion de le dire à vos collègues du Sénat, il se trouve que ma fille est dans un lycée du périmètre. Le matin, on nous a dit : « Venez la chercher, venez la chercher ! » Nous avons protesté en demandant s'ils n'étaient pas en confinement et le lycée a insisté pour que nous venions la chercher. Une heure après, nous avions des mails et des coups de fil du même établissement qui nous disaient de ne surtout pas venir puisqu'ils étaient en confinement. Quand j'en ai rediscuté avec ma fille, elle m'a dit qu'ils n'avaient même pas de scotch pour se confiner. Pourtant nos enfants sont formés dans le cadre de l'Éducation nationale, alors qu'ils sont tout petits, mais quand ils se retrouvent dans des situations réelles, cela part dans tous les sens. Il y a vraiment du travail à faire sur ce sujet.

L'idée du bureau enquêtes accidents est une proposition que nous avons faite après le deuxième procès AZF. Nous partons du constat que la procédure judiciaire concernant AZF se termine en Cour de cassation et que la décision va être rendue le 17 décembre prochain, soit 18 ans après. On peut comparer avec, par exemple, l'accident de la raffinerie de Texas City aux États-Unis en 2005. Le Chemical Safety Board s'était emparé de la question et, 24 mois plus tard, il rendait ses conclusions. La conséquence est que, 24 mois après, on peut faire un premier retour d'expérience. Nous n'avons pas le temps de nous caler sur le temps judiciaire pour attendre des retours d'expérience. Nous voyons bien la différence, 24 mois ou 18 ans. Il existe déjà en France dans le domaine du transport des bureaux d'enquêtes et d'analyses (BEA). Il en existe aussi à la Direction générale de l'aviation civile (DGAC). Les conclusions ou les travaux de ces BEA sont très rarement remis en cause. L'idée qui guide notre démarche est celle d'une autorité indépendante, sous forme d'un BEA. Il faut réfléchir à son rôle, compte tenu de ce qui a été dit précédemment.

À propos des CHSCT : nous passons de CHSCT qui avaient des prérogatives à ce que l'on a appelé des commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), quand elles existent parce qu'elles ne sont pas obligatoires. Ces commissions sont sous l'égide du CSE et, comme cela a été dit, les représentants du personnel qui y siègent sont appelés à gérer à la fois des problématiques économiques, des problématiques sociales, la vie de l'entreprise et on leur demande aussi de s'intéresser aux conditions de travail, à la sécurité et à l'hygiène, tout en leur retirant des prérogatives. La personnalité morale qu'avait le CHSCT auparavant n'existe plus. Dans certaines sociétés, lorsque c'était fait correctement, les représentants du personnel étaient consultés sur les études de danger et, de façon plus large, sur les demandes d'autorisation d'exploiter. C'est dans la tendance générale qui pose un vrai problème aujourd'hui : il faut réduire partout. On ne sait pas trop pourquoi, parce que finalement les arguments restent quand même assez vagues. Mais la tendance est qu'il faut réduire. J'ai fait un petit post-it sur les diminutions d'effectifs dont nous avons parlé tout à l'heure dans les DREAL. L'INERIS, dont il a déjà été question, voit ses effectifs diminuer de 20 % pendant la période 2013-2023. C'est à un point tel que le conseil d'orientation et de recherche de l'INERIS a déclenché une expertise. Cela réinterroge fortement leurs missions et la capacité qu'ils ont à les remplir. On assiste dans les services de l'État qui sont affectés sur ces sujets à un désengagement qui se traduit très clairement par la diminution d'effectifs. Vu les enjeux, il y a une vraie et grosse question. Nous souhaitons évidemment une revue complète de ce qu'on appelle maintenant les CSSCT, au moins sur les sites classés. Mais la question de la sécurité ne se pose pas uniquement sur les sites classés. On a un vrai sujet autour des modifications qu'ont introduites les ordonnances.

S'agissant des logiques de contrôle, il ne s'agit pas pour nous de dire ou de faire croire que nous sommes contre ; nous sommes bien évidemment pour. Je voudrais simplement attirer votre attention sur un élément : depuis 2013, la société Lubrizol de Rouen a eu 39 contrôles, soit un tous les deux mois en moyenne. Je ne suis pas en train de dire que les contrôles n'ont pas été faits correctement, ce n'est pas mon sujet. Ces contrôles ont conduit à des mises en demeure dont je n'ose pas imaginer que l'industriel ne les ait pas respectées, sinon je pense que son usine aurait été arrêtée. Pourtant, nous voyons bien que, malgré 39 contrôles, tous les deux mois pendant six ans, nous ne sommes pas capables d'éviter l'accident. Certes, il n'y a pas de risque zéro. Mais, par exemple dans les études de danger, il y a la notion de probabilité qui apparaît. Le stockage qui a brûlé chez Lubrizol a été identifié dans l'étude de danger, sauf erreur de ma part, et la probabilité qu'il y ait un problème, voire un incendie, a été estimée à une fois tous les 10 000 ans. Je pense que la méthode de l'approche probabiliste a probablement ses vertus, mais aussi ses défauts, et qu'à un moment donné, il faut l'utiliser comme un outil pour se caler, mais que la conclusion ne doit pas être : « Si cela arrive une fois tous les 10 000 ans, c'est bon ! ». Il faut aller un peu plus loin. Les spécialistes de la question vous en diront probablement plus sur ce sujet.

Nous faisons également un parallèle avec AZF, car ce sont des stockages qui ont brûlé. Pour les études de danger ou les logiques de contrôle notamment, nous posons la question de savoir si on ne s'intéresse pas plus aux unités de production en tant que telles tandis que, consciemment ou inconsciemment, on délaisse un peu les stockages. Des militants CFDT de Lubrizol nous disent : « Nous avons des moyens mobiles, ils sont ce qu'ils sont. » Le sujet des pompiers professionnels dans les sites a déjà été abordé et c'est une vraie question. Ce sont quand même les opérateurs qui viennent en renfort des brigades de pompiers sur les sites. Nous sommes à la fois opérateurs et pompiers. Cela signifie que, lorsque nous sommes appelés sur une intervention, nous quittons les unités et ces unités tournent avec moins d'effectifs.

Concernant les PPRT, puisque vous avez abordé le sujet, il y a effectivement un problème d'organisation, mais il y a aussi un problème d'application des PPRT. Comme cela a été dit, l'entreprise Normandie Logistique est juste à côté. Les effets domino étaient finalement potentiellement identifiés dans les études, mais la Métropole de Rouen construit un « éco quartier » qui vient, sans exagérer je pense, mourir à quelques dizaines de mètres de l'usine Lubrizol. Il faut savoir, en l'occurrence, que ce type de site était probablement déjà installé et que l'urbanisation s'est mise en place autour. C'est le fruit de l'histoire. La réglementation à l'époque était forcément différente, mais nous sommes en train d'en payer la facture. Ce n'est pas vrai partout. Au Havre, la zone est concentrée un peu à l'extérieur de la ville. Pour tout vous dire, quand j'étais enfant, j'habitais au Havre et je me souviens qu'il y avait à l'époque des sphères de gaz, pas loin de la gare du Havre. Cela remonte à plus de quarante ans. Elles ont été déplacées. Il y a un vrai problème d'urbanisation et de respect des PPRT.

À propos de la sous-traitance, tant que nous serons dans des renégociations quasi permanentes des contrats en tirant vers le bas, et comme je l'ai dit aussi à vos collègues du Sénat, je pense que nous ne pouvons pas avoir le beurre et l'argent du beurre. C'est un peu une réflexion de Normand. On a un vrai problème avec la sous-traitance, mais ce n'est pas la sous-traitance qui pose problème, c'est la façon dont les donneurs d'ordres fonctionnent avec la sous-traitance. Comment voulez-vous construire une culture commune avec les entreprises qui interviennent sur votre site si, en exagérant à peine, cela change toutes les cinq minutes ? J'ai toujours travaillé sur ces sites-là. Lorsqu'une entreprise avait le contrat et était renouvelée, nous avions toujours les mêmes gens sur le terrain ce qui fait que nous prenions l'habitude de travailler ensemble. Il y avait des gestes et des réflexes, en termes de suivi des procédures, de ce que l'on fait et de ce que l'on ne fait pas, des réflexes professionnels qui étaient mis en place, y compris avec les sous-traitants.

Dès lors qu'ils sont pleinement associés et présents sur le site de façon pérenne, on arrive à construire des choses. Mais si vous changez tous les cinq minutes, cela ne peut pas fonctionner, c'est clair. Cela renvoie à l'idée de culture commune. Nous ne découvrons pas ces sujets à la CFDT, puisque nous y travaillons depuis 10 ou 15 ans. Dernièrement, nous avons travaillé plus précisément avec un institut qui s'appelle l'Institut pour la culture de la sécurité industrielle (ICSI), qui est basé à Toulouse et qui a été financé par la région Midi-Pyrénées après l'accident d'AZF. Il regroupe des universitaires, des chercheurs, les organisations syndicales représentatives au niveau national et les industriels, évidemment. L'idée est de regarder comment on se met en ordre de marche sur des sujets précis. Cela se traduit sous différentes formes ; l'institut produit entre autres de la littérature. C'est en open source sur leur site, tout est gratuit. Il y a également des groupes d'échange et de concertation, dont un qui a débuté au mois d'octobre et qui s'appelle « Culture sécurité et dialogue social ». Nous ne faisons pas des réunions pour le plaisir, il y a un réel enjeu autour de cette notion de culture sécurité et de dialogue social. Nous travaillons beaucoup avec eux et nous avons aussi abordé la question de ce qui relève du prescrit et du réel. Personnellement, je préfère parler de ce qui est réglé et de ce qui est géré. Pour faire court et essayer d'être synthétique, le réglé est ce qui relève des procédures à mettre en oeuvre pour réaliser tel type d'intervention, tandis que le géré correspond à ce qui ne rentre dans aucune procédure parce que c'est le moment où vous rencontrez un problème et qu'il faut que vous agissiez. Cela fait appel à des réflexes et ces réflexes se construisent à partir des cultures communes, des cultures partagées. Cela se construit et cela signifie aussi que les effectifs sont stables. On ne les change pas toutes les cinq minutes, y compris pour les sous-traitants.

Comme je le disais au tout début, la question est de savoir comment on construit ces cultures communes, y compris avec les populations. On pourrait se faire plaisir en disant : « Oui, mais on travaille bien, on fait de la culture commune sur le site. On est bon. » Mais a-t-on réglé le problème de l'interface avec la population ? C'est d'autant plus important dans un contexte où l'urbanisation est venue grignoter autour des sites. Il y a une acculturation qui est incontournable, mais il faut que tout le monde y mette du sien. Je ne fais pas de procès d'intention aux industriels, mais moins on les embête, mieux c'est ou la réglementation est toujours trop importante. Ces réactions du genre « Pour vivre heureux, vivons cachés… » sont beaucoup plus accentuées pour certains que pour d'autres et il y a quelque chose à travailler avec les industriels, les organisations syndicales, des représentants de la société civile locale. Des essais ont émergé ici ou là, comme la mise en place des comités de site, des comités locaux d'information et de concertation (CLIC), des secrétariats permanents pour la prévention des pollutions et des risques industriels (S3PI) et consorts. Mais nous constatons que c'est de la défense d'intérêts particuliers de chacun des acteurs ce qui rend le dialogue très difficile. La défiance prend une autre dimension. On est complètement à côté de l'objectif. Il faut réinterroger la façon dont on travaille cela avec la population.

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