Je suis juriste voyageur, et je travaille sur la question de l'accueil des Gens du voyage. La situation des aires d'accueil de la Métropole de Rouen ne représente en réalité que la partie émergée de l'iceberg… Nous savons que les choix de leur localisation relèvent d'une stratégie de mise à l'écart et de contrôle, dont le caractère est systémique. En ayant vécu sur ces aires, nous savons que la plupart sont situées à proximité de sources polluantes : de sites classés Seveso, mais pas uniquement. Ce sont aussi des déchetteries, des stations d'épuration, des autoroutes, des décharges, des centrales électriques, etc. Chez les voyageurs, il est commun d'entendre : « Si tu ne trouves pas l'aire, cherche la déchetterie ! ».
Nous savons également que l'immense majorité de ces lieux d'accueil sont situés loin, voire très loin des tissus urbains. Mais tout ce que nous savons semble rester lettre morte dans le débat public. Aucune étude globale ou totale précise n'existe sur l'ensemble des aires d'accueil du territoire français. Nous avons tenté de mettre en exergue ces situations lors de l'incendie de Lubrizol, en disant : « Attention, ce qui se passe pour l'aire d'accueil du Petit-Quevilly, s'est déjà passé. Cela continuera à se passer en raison des emplacements des aires d'accueil en France ». Mais sans données objectives, il est impossible d'être entendu par un système qui n'accepte qu'un dialogue de chiffres.
C'est pourquoi, depuis plusieurs mois, nous menons un recensement total de ces lieux, département par département. Aujourd'hui, après l'étude de plus de 230 aires d'accueil recensées dans dix départements, il nous est possible d'affirmer que :
- plus de 90 % des aires d'accueil sont isolées des tissus urbains ;
- plus de 70 % subissent un environnement dégradé ;
- seuls 3 % d'entre elles ne sont ni isolées ni polluées.
Ces mises à l'écart sont assorties d'un contrôle social et économique permanent, par la présence de gardiens et de vidéosurveillances sur les aires, et la mise en oeuvre de règlements de plus en plus restrictifs au sein des aires.
Autrement dit, la France n'accueille que rarement ces Gens du voyage. Elle les garde. Afin de justifier l'existence du plus grand système d'en-campement en Europe, la loi Besson repose sur un canevas moral, une sainte trinité de l'argumentaire « pro-aires d'accueil » : (1) l'inclusion professionnelle ; (2) l'accès à l'éducation ; (3) l'accès à la santé. Comprenons ensemble ce qu'y entend le législateur, et plus précisément la façon dont les décideurs locaux interprètent ces notions. Ils ne raisonnent pas tout à fait de la manière dont nous, nous l'entendons.
Je vais vous présenter la situation dans le département des Yvelines. Pourquoi ai-je choisi les Yvelines ? Les Yvelines constituent un département très représentatif des différentes stratégies d'évitement de l'accueil que nous pouvons rencontrer. Or ce n'est pas le pire en France. Dans les Yvelines, de manière globale, nous notons un manque aigu de places avec des aires vieillissantes, inadaptées et impropres aux êtres humains. Elles sont isolées et cachées en « zone Seveso », en seuil industriel ou pollué :
- l'aire d'accueil d'Aubergenville, située en zone industrielle, est isolée du reste de la ville. Elle est cachée, jouxtant plusieurs déchetteries ;
- l'aire d'accueil de Buchelay est isolée du reste de la ville, située à proximité directe d'une station d'épuration ;
- l'aire d'accueil de Conflans-Sainte-Honorine est située en zone industrielle, isolée du reste de la ville et proche d'une déchetterie ;
- l'aire d'accueil des Mureaux est aussi à l'écart, en zone industrielle ;
- l'aire d'accueil de Limay est aussi isolée du reste de la ville, entre deux routes départementales et une station d'épuration ;
- l'aire d'accueil de Beynes est très isolée, et jouxte une déchetterie ;
- l'aire d'accueil de Guyancourt - pour varier les nuisances - est une aire isolée du reste de la ville, et jouxte une centrale électrique ;
- l'aire d'accueil de Trappes se situe en zone industrielle, et sur « l'échelle du vivable » dans les Yvelines, c'est relativement correct ;
- l'aire d'accueil de Plaisir, dont il ne faut pas se fier au nom, est située au bord d'une route nationale et d'une déchetterie ;
- l'aire d'accueil de Maurepas est isolée et cachée dans une zone non habitée, sa plus proche voisine étant la station d'épuration ;
- l'aire d'accueil de Freneuse est isolée du reste de la ville entre une usine de béton, une déchetterie et un cimetière ;
- l'aire d'accueil des Essarts-le-Roi est dans une zone inhabitée de la ville. Pour y accéder, il faut passer sous un petit pont de la voie ferrée qui est sa plus proche voisine ;
- l'aire d'accueil de Rambouillet est en bordure d'une route nationale, dans une zone isolée, et sa plus proche voisine est aussi la déchetterie ;
- l'aire d'accueil de Saint-Arnoult-en-Yvelines est isolée, cachée, et jouxte la déchetterie ;
- l'aire d'accueil de Mesnil-Saint-Denis est aux frontières de la ville (difficile d'aller plus loin) et jouxte une station d'épuration où les odeurs sont infectes ;
- les deux seules aires d'accueil correctement situées dans le département, sont celles d'Elancourt et de Gargenville mais cela ne donne aucune indication sur les conditions de vie ;
- l'aire d'accueil de Montesson est au bord de l'autoroute : elle est tellement isolée du reste de la ville qu'elle n'est même pas dans la ville et elle se trouve, elle aussi, à deux pas de déchetteries ;
- enfin, la pire de toutes les aires d'accueil est celle de Saint-Germain-en-Laye. Elle est située en plein coeur d'une des plus grandes et dangereuses usines de traitement des eaux en France, un site Seveso seuil haut. Plusieurs incidents, dont un incendie assez important, ont eu lieu depuis 2018. Ce n'est donc pas la première fois qu'arrive ce type d'événements. Les habitants vivent dans un environnement très dangereux pour leur santé et leur vie.
Quelles solutions existe-t-il ? De manière pratique, il conviendrait d'élaborer un cahier des charges prenant en compte les questions environnementales, de sécurité et d'inclusion, à partir de critères beaucoup plus exigeants :
- la présence de matériels de sécurité aux normes ;
- l'interdiction de construire près des autoroutes, d'une décharge, d'une centrale électrique, d'une station d'épuration ou d'un site Seveso.
En outre :
- les aires doivent être considérées juridiquement comme des zones d'habitation ;
- il faut permettre aux personnes que nous avons progressivement contraintes à la sédentarisation sur les aires d'accueil, qui n'ont pas vocation à cela, d'accéder à un habitat adapté par l'allocation de terrain, par exemple ;
- il faut revoir les conditions d'accès à l'achat foncier des parties catégorisées « gens du voyage » ;
- il faut permettre un accès convenable au crédit immobilier et aux assurances, dont les critères sont particulièrement « excluants » pour les voyageurs ;
- il faut revoir l'interdiction de stationnement d'une caravane dédiée à l'habitation au-delà d'une certaine durée, sur nos propres terrains.
De manière théorique, il faut repenser ce système de l'accueil. En fait, il faut se repenser, il faut vous repenser, il faut repenser l'entité tsigane au XXIe siècle. Si l'aire d'accueil du Petit-Quevilly est reléguée entre deux zones Seveso « seuil haut » et des silos agricoles, ce n'est pas un hasard. Aujourd'hui, chaque projet d'accueil est assorti d'une pétition de riverains qui s'y opposent. L'entièreté de la loi Besson doit être repensée. Le concept même d'accueil des gens du voyage doit être revu, car dans ces cas, il ne s'agit pas d'accueil mais d'en-campement. Pensez-y la prochaine fois que vous rentrez chez vous. Cherchez les lieux invisibles dans vos villes et pensez aux personnes qui sont légalement tenues d'y vivre et de payer leur loyer.