Je préside l'association « Respire » de Rouen, qui s'est créée immédiatement après l'accident. Elle est liée à l'association nationale « Respire » qui existe depuis de longues années. Je vais essayer de donner mon avis sur les trois points demandés : les mesures de prévention, la gestion de la crise et la culture du risque.
Au sujet de la prévention, nous avons constaté des dysfonctionnements profonds. Par exemple, après chaque crise, nous observons des réactions qui viennent après coup, c'est-à-dire qui n'ont pas été anticipées. C'est la preuve du dysfonctionnement. Nous pouvons le constater après le premier incident de Lubrizol en 2013. En 2014, le tribunal de police a relevé une série d'insuffisances dans la maîtrise des risques de la part de la société. Il l'a d'ailleurs condamnée à une amende, certes modeste, mais qui a objectivé cette absence de prise en compte suffisante du risque. Nous l'avons observé aussi avec la décision récente du préfet, qui a autorisé l'augmentation des stockages sur le site de Lubrizol, grâce à un arrêté de juillet 2019. Nous avons déposé un recours, puisque nous considérons qu'il n'a pas été fait comme il le faudrait. Il n'y a pas eu notamment une étude de risques suffisante. C'est un dysfonctionnement profond. À présent, l'enquête actuelle sur l'incident a mis en évidence toute une série de problèmes amenant la préfecture à faire deux mises en demeure sur le plan incendie, qui n'était pas complet, et sur le système de confinement des eaux. La reconnaissance a posteriori de ses insuffisances, démontre que tout le système de surveillance et de prévention était insuffisant.
Concernant la gestion de la crise, beaucoup de choses ont été dites. Évidemment, nous considérons que cette crise a été très mal gérée. Par exemple, le fait que le préfet ait renoncé à faire retentir les sirènes durant la nuit de l'accident, parce qu'utiliser ce système aurait été mal compris par les citoyens et les aurait amenés à sortir de leur domicile, alors qu'il fallait justement encourager leur confinement. Cela illustre bien que le coeur même du dispositif était tellement mal préparé que s'il avait été utilisé, il aurait été contre-productif. C'est un aveu terrible de l'inefficacité du système de gestion de la crise. Il y a de multiples autres exemples.
Au sujet du suivi, il existe tout un ensemble de dysfonctionnements profonds, mais je ne parlerai que d'un seul : le problème de la transparence. Ce problème de transparence est lié à la culture du risque. Si nous voulons préparer l'avenir, la seule solution, le point le plus important, est la transparence, incluant le dialogue citoyen. Nous constatons, en tant qu'association, que ce n'est pas le cas au niveau rouennais et dans nos relations avec la préfecture, en dépit des annonces et de la volonté du gouvernement sur le terrain.
Dans l'immédiate suite de l'accident, nous avons demandé au tribunal administratif la nomination d'un expert indépendant. À notre grande surprise, la préfecture s'est opposée à cette nomination, alors même que Lubrizol aurait pu se sentir plus menacé. Le juge a finalement donné raison à notre demande, mais cette situation nous a semblé complètement absurde. Durant les réunions de cette expertise, nous avons pu constater que la Préfecture s'opposait au fonctionnement de cette commission. Elle refusait de nous transmettre un certain nombre de pièces dont nous avions besoin. C'est le signe d'un profond dysfonctionnement.
Concernant les propositions : dans la suite immédiate de la catastrophe, la question de l'exposition et de la présence ou non de polluants chimiques toxiques, s'est posée, incluant leur variété et la diversité des situations, directement autour du site ou dans un périmètre plus large. Nous avons tenté de mettre en place des mesures citoyennes, c'est-à-dire des prélèvements dans l'environnement ou des prélèvements sanguins sur les citoyens. Nous avons constaté l'absence de soutien des autorités, voire une hostilité. Dans notre esprit, ces prélèvements n'étaient pas du tout menés contre les mesures réalisées avec l'INERIS (Institut national de l'environnement industriel et des risques) ou d'autres institutions, mais de manière complémentaire. Le fait que nous n'ayons pas pu faire suffisamment de prélèvements ou d'études, contribue à la méfiance. Dès que les citoyens ont pu faire des mesures, ou qu'ils ont pu rentrer dans les détails techniques, puisque ces prélèvements sont évidemment extrêmement techniques, ils pouvaient se rendre compte directement de ce qui était présent ou pas, et ils pouvaient progresser dans le débat. Mais si nous n'offrons pas un cadre positif à ces mesures, cela crée cette méfiance.
Un dernier exemple de l'absence de transparence et de dialogue avec les pouvoirs officiels : c'est le fonctionnement du comité de transparence. Il part d'une bonne idée. Mais il s'est révélé complètement dysfonctionnel. Sont réunies presque une centaine de personnes dans une salle prestigieuse. Mais pendant la séance, le temps de parole donné aux associations citoyennes est infinitésimal. Nous n'avons pas le temps de poser des questions. Pour les rares qui réussissent à être posées, le préfet ne se donne même pas la peine d'y répondre. En fait, ce n'est pas de la vraie transparence, ni de la vraie concertation.
Évidemment, au vu de tous ces éléments, le redémarrage de l'usine nous semble extraordinairement précipité. Nous n'avons pas tous les éléments d'évaluation. Concernant les mises en demeure, l'Etat ne sait pas encore quels moyens donner pour vérifier qu'elles ont été respectées. Par manque de concertation, l'avis de la population, des citoyens comme des associations, n'est pas suffisamment entendu.