Je représente le « Collectif Lubrizol » qui est le groupe Facebook réunissant le plus d'habitants actuellement autour de Rouen. Quelle est la genèse de ce groupe ? Dans la nuit du 26 septembre 2019, un incendie éclate. Avec des tonnes de produits chimiques s'envolent aussi deux certitudes : celle que tout est prêt en cas d'incendie ou d'accident de ce type et, dans les jours suivants, la certitude que seul l'intérêt général compte incluant, en premier lieu, la santé et la protection des populations. C'est un droit constitutionnel et une des fonctions régaliennes de l'Etat.
Première désillusion : la sirène qui retentit chaque premier mercredi du mois, n'est pas actionnée, laissant ainsi dans l'inconnu toute une population, dont les riverains, ceux qui habitent un peu plus loin puisque cet incendie génère un nuage qui se propage très loin, et les travailleurs qui passent par Rouen ce jour-là. Tous se demandent ce qu'il se passe et ce qui conviendrait le mieux de faire : « Devons-nous fuir ou se calfeutrer chez soi ? Où trouver l'information ? ». De toute évidence, les autorités ont présumé, en pleine nuit, que la sirène serait contre-productive car la population y réagirait mal. C'est une preuve que la population est mal formée, du fait de l'absence d'exercices de masse durant les 50 dernières années. Depuis, certaines entreprises, comme Total, ont fait des exercices qui ont rajouté un petit plus de peur pour les riverains déjà assez affolés.
Cet été, nous avons appris dans un fait divers, qu'un touriste, randonneur en Italie, se casse les jambes et meure abandonné au fond de son ravin, les secours italiens et français ne disposant pas de système de géolocalisation, pourtant évident à tout utilisateur de smartphone. De toute évidence, à l'heure où les autorités envisagent le lancement de la 5G, les avantages de ces technologies modernes n'ont pas encore été mis à la disposition de la population. Cela peut être justement des éléments à mettre en place. En tout cas, lors de l'accident de Lubrizol, le seul dispositif existant était une sirène. En pleine nuit, il a été décidé, d'un claquement de doigts, qu'elle n'allait pas être actionnée.
Comble de malchance, le décès du Président Jacques Chirac a entraîné la focalisation de tous les médias sur un autre sujet. À ce moment-là, tous les habitants de la région semblent avoir été abandonnés. Seuls face à cet immense nuage qui les survole et aux multiples questions qui se posent, la radio locale, France Bleu, ne peut pas les traiter entièrement en dépit de sa bonne volonté. Un titre dans le journal 20 minutes va même choquer toute la population. Nous apprenons qu'un incendie de ce genre peut être « toxique, mais pas trop… ».
Dans ce contexte, et puisque la nature a horreur du vide, les résidents vont spontanément utiliser le plus grand réseau mondial du monde, Facebook, pour offrir à leur entourage un espace d'échanges et d'informations. Trois ou quatre groupes prennent rapidement de l'ampleur. Deux jours plus tard, ils décident de se rapprocher et de fusionner. Ce groupe compte alors entre 6 000 et 7 000 membres. Ces chiffres vont augmenter très rapidement, de plus d'un millier de membres par jour.
Dans un deuxième temps, l'évolution du groupe va permettre de gérer l'incompréhension grandissante des citoyens vis-à-vis de la réaction des autorités publiques, parce qu'elles gèrent ce dossier avec une communication qualifiée par beaucoup de « désastreuse ». Rapidement vont défiler des ministres et des préfets qui nous disent : « Tout va très bien, Madame la Marquise. Circulez, il n'y a rien à voir ! ». Beaucoup de ministres viennent pour nous le dire, et le Premier ministre vient même promettre « la transparence ».
Mais ce n'est pas grâce à cette « transparence » que nous apprendrons, deux jours après, que c'est le double de la quantité de produits qui a brûlé. C'est grâce à des fuites dans la presse. La confiance en ces belles paroles disparait donc durablement et apparaissent la méfiance et aussi le bon sens populaire qui sont bien souvent de meilleur conseil pour une population. Mais ce bon sens est rarement conciliable avec la gestion d'intérêts économiques, par définition individualistes et non dévolus à l'intérêt général.
Aujourd'hui, il existe un comité de transparence. Certains le perçoivent comme une mascarade, et le préfet comme un prévôt du XVIIe siècle venant imposer à « la populace » ce qu'il convient de penser, ou non, et ce qu'il est possible de débattre, ou pas. Il n'est pas possible d'ailleurs, visiblement, d'avoir un débat, de contredire et d'avoir des réponses à ces questions. Il faudrait juste venir, faire acte de présence et remercier d'avoir l'honneur de pouvoir écouter la parole venue d'en haut. Ce n'est pas un signe de transparence.
Comment fonctionne ce groupe Facebook aujourd'hui ?
Il est administré par cinq administrateurs qui engagent leur responsabilité légale vis-à-vis de la loi et de Facebook. Huit modérateurs leur prêtent main-forte dans la gestion quotidienne. Il existe des règles à différents niveaux, celles du groupe, édictées par les administrateurs, celles du réseau Facebook et la loi française. Les objectifs que se sont fixés ces animateurs, ce sont la recherche de la vérité et la transparence réelle, et non la « calinothérapie ». Nous voulons simplement savoir ce qui s'est réellement passé. Il y a aussi la protection des populations, la justice qui viendra dans un temps un peu plus long, et l'indemnisation exhaustive des sinistrés. Sur ce point, il existe un grand manque pour le particulier « lambda » qui ne sera pas indemnisé, quel que soit le préjudice subi. Rien n'a encore été mis en place.
Aujourd'hui, le groupe Facebook rassemble 26 500 personnes. Il est assez stable depuis la fin du mois d'octobre. A titre de comparaison, le club de hockey local, les « Dragons de Rouen », inclut 38 000 personnes, le club de rugby en comprend 27 000, et l'entreprise Lubrizol comporte 200 personnes. Monsieur le rapporteur Damien Adam, vous avez 847 suiveurs. Monsieur le Président en a 4 300 et la chanteuse Rihanna 79 millions. Le groupe Facebook représente 9 000 publications, 140 000 commentaires dès le premier mois, 22 000 le mois suivant et 465 500 réactions par minute, nuit et jour.
Au sujet des dernières actualités qui animent ce groupe de citoyens, il apparaît un regain de membres substantiels, c'est-à-dire quelques centaines en quelques jours, à l'occasion d'un fait divers. Une maman a témoigné de la souffrance de son nouveau-né, en détresse respiratoire. Ils habitent dans la zone riveraine jouxtant Lubrizol. Dans ces circonstances, la question du lien avec l'incendie peut au moins être posée. Ce bébé a été ou va être débranché. Il ne peut pas survivre.
Il n'y aurait pas de lien direct, mais d'autres cas similaires se sont manifestés. A chaque fois, il y a une très grande émotion de la population proche ou plus lointaine. Un collectif de mamans s'est créé. Il existe une grande inquiétude à ce sujet. Pour ma part, j'ai dû emmener ma petite fille de deux ans au CHU (centre hospitalier universitaire) pour un problème ORL (oto-rhino-laryngologie). J'ai constaté qu'aucune question ne m'avait été posée concernant ma proximité, ou non, avec l'incendie. Aucune information n'a été prise par le personnel. Si dans quelques années, des maladies venaient à apparaître, aucun lien ne pourra être fait puisqu'aucune donnée n'a été récoltée. L'Agence régionale de santé (ARS) ne semble instruire qu'à décharge.
Dernière actualité qui a fait s'éveiller les membres du collectif : il s'agit de l'avis du CODERST. Le CODERST est le conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques. L'émotion est grande depuis deux jours et elle ne fait que ranimer la colère des habitants et leur défiance vis-à-vis des autorités. Comment une telle structure peut-elle inclure notamment de la Directrice générale de Lubrizol ? Pourquoi l'avis de l'Union départementale des médecins peut-il ne pas y primer en de telles occasions ? Comment leur voix peut être égale à celle d'un retraité de la pétrochimie, ou à celle des représentants d'entités dépendantes de l'Etat et du préfet, comme la DREAL, et dont nous avons pointé les manquements ?
Comment se fait-il que la santé des travailleurs ne semble pas préoccuper les autorités ? Ils pourraient avoir à retravailler d'ici peu dans cette usine, alors même que le site n'a pas été dépollué. Je rappelle que 8 000 mètres carrés de toitures amiantées se sont envolés. Ils n'ont pas disparu. À moins en ce qui concerne l'amiante, nous en connaissons les dangers. Or il serait envisagé de refaire travailler des gens dans cette usine.
Comment pouvons-nous envisager une reprise d'activité, même partielle, alors que nous n'avons toujours pas les conclusions de l'enquête et que les odeurs perdurent deux mois et demi après l'incendie ? À ce jour, les fiches de sécurité qui ont servi de base aux décisions de ces organismes, sont incomplètes, voire erronées.
L'étude de ces fiches a été réalisée par certains de nos 26 000 membres qui sont compétents et qui ont peut-être « bac +20 ». Nous ne pouvons pas se baser sur ces fiches pour émettre une décision. Face à cette incompréhension et à cette absence de mise en place du principe de précaution, qui est dans notre Constitution depuis 1995, mon mot de la fin est celui qui revient le plus ces deux derniers jours : « C'est honteux ! ». Ce mot s'adresse à vous, Messieurs, au préfet, dont la démission est demandée par beaucoup, au gouvernement en place, aux députés et aux sénateurs. Il doit résonner comme une exigence, celle de garantir le premier droit du citoyen, qui est sa santé, et repris dans l'article 3 de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme puisque nous sommes en France : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ».
Le collectif Lubrizol, c'est Facebook. Afin d'exister au-delà des échanges virtuels, il faut une existence légale pour aller devant la justice notamment. Nous avons donc créé l'Association des Sinistrés de Lubrizol. Il s'agit de l'outil dont s'est doté le collectif pour pouvoir agir et unifier les bonnes volontés au niveau local. Je remercie d'ailleurs tous les bénévoles qui s'investissent dans le collectif ou l'association, sans compter leurs heures, afin de mener cette action d'intérêt général.