Intervention de Julia Massardier

Réunion du jeudi 12 décembre 2019 à 10h55
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Julia Massardier, avocate au Barreau de Rouen :

Cela tombe bien que vous évoquiez cette question, puisque je suis avocate au Barreau de Rouen. Je suis l'avocate d'un certain nombre de particuliers, dont des riverains et d'autres personnes qui ont subi directement la retombée du nuage et qui ont des suies chez eux. Je suis aussi l'avocate de personnes détenues à la Maison d'arrêt de Rouen qui se trouve à deux kilomètres environ de Lubrizol, et des habitants des aires d'accueil des Gens du voyage, dont les personnes du Petit-Quevilly qui sont intervenues en début de séance et qui vivent au pied de l'usine, et d'autres qui logent sur l'aire d'accueil de Bois-Guillaume-Bihorel et qui ont aussi subi très fortement les suies. Je précise cet aspect, parce que c'est celui dont il sera question pour l'indemnisation des préjudices.

Dans un premier temps, j'ai été saisie par des personnes démunies et en manque d'informations, tant sur ce qu'il s'était passé que sur leur avenir. C'est aussi leur question. Evidemment, ils ont envie de comprendre ce qui s'est passé. Évidemment, ils ont envie que cela ne se reproduise pas. Mais ils ont aussi envie de savoir comment vont être pris en charge leurs différents préjudices. Ils viennent donc voir les avocats ou ils s'organisent en associations. Mais nos réponses sont limitées, parce que les moyens d'action que nous avons, en tant qu'avocats, sont les mêmes que dans n'importe quel procès.

Je suis avocate pénaliste, c'est-à-dire que je sais comment faire indemniser une victime d'une infraction, d'un vol, voire d'un viol ou d'un meurtre. Mais dans ce cas, nous sommes face à un accident collectif, et les dispositifs sont relativement limités. Notre action en tant qu'avocats devient plus importante que notre rôle habituel, en ce qui concerne par exemple les aires d'accueil des gens du voyage. La question de la prise en charge par des médecins s'est posée. Elle s'est posée aussi pour l'ensemble de la population. Les premières questions qui m'ont été posées sont : « Dois-je mettre mon enfant à l'école ? », « Est-ce que je peux aller travailler, ou pas, si je le souhaite ? », « Comment récolter un certain nombre de preuves ? ». La question des médecins s'est aussi très rapidement posée.

Heureusement, les particuliers se sont organisés. Mais malheureusement, et c'est ce qu'ils décrivent : il n'y a pas eu d'organisation suffisante de la part des pouvoirs publics, et ils ont dû s'organiser seuls. Ils se sont organisés au sein d'associations qui leur ont permis d'avoir un porte-voix, par le biais des avocats. Cela m'a permis d'interpeller Lubrizol et la préfecture, en expliquant qu'un certain nombre de particuliers se posaient des questions. J'ai demandé notamment à la préfecture de se mettre en lien avec l'ARS afin que des protocoles soient définis.

Aujourd'hui, tous les intervenants nous ont dit que beaucoup de choses n'avaient pas été mises en place, alors que nous connaissions les risques. Nous n'avons pas cette culture du risque. Nous savons que ce type de catastrophes peut se produire, mais nous n'avons pas les moyens de les gérer. Dans ce cas, par exemple, aucun protocole réel et adapté à la situation n'a pu être mis en oeuvre avec les médecins. Lorsque nous, les particuliers, allons voir notre médecin, il nous dit : « Je ne peux pas attester de lien avec l'incendie. Je ne sais pas quelles analyses, sanguines ou autres, vous proposer afin que vous puissiez les faire tester dans un laboratoire ». Un certain nombre d'analyses ne sont pas non plus prises en charge par la Sécurité sociale. La véritable question que se sont posée les particuliers est : « Quoi faire ? Comment le prendre en charge ? ».

L'indemnisation va donc avoir lieu dans le cadre du processus pénal, c'est-à-dire dans des années. Dans ce type de catastrophe, habituellement, il existe des protocoles, et notamment des accords-cadres. Nous avons fait un certain nombre de demandes, notamment auprès de la préfecture et de Lubrizol, afin de savoir comment cela allait être pris en charge. Lubrizol nous a répondu : « Il faut récolter des éléments de preuve, aller voir nos médecins, voir avec nos assurances, etc. ». Ils nous ont donc donné des conseils juridiques que nous connaissons. Ce n'est pas notre question.

Notre question est : « Comment gérer cette masse ? Comment faire pour que toutes ces personnes avancent des fonds ? ». Certains préjudices économiques subis par des entreprises sont déjà actés. Mais pour les particuliers, récolter un certain nombre de preuves, faire des constats d'huissier, faire analyser les suies, faire des tests sanguins, etc., il faut avancer les coûts. Cependant, ce n'est pas possible pour un très grand nombre de personnes au sein de la population touchée. Certaines personnes peuvent bénéficier de l'aide juridictionnelle. Mais il faut des revenus relativement bas, c'est-à-dire moins de 1 000 euros pour une personne seule. Or les revenus de certaines personnes qui travaillent, sont au niveau minimum prévu par la loi dans le cadre du salariat. Leurs revenus sont donc au-dessus des sommes prévues pour l'aide juridictionnelle. De même, dans le cadre d'un procès judiciaire où une expertise sera décidée, elles ne peuvent pas prendre en charge la consignation de fonds qui leur sera assignée. Cela va décourager un certain nombre de personnes.

Aujourd'hui, des enquêtes sont menées, et c'est très bien. Mais les conclusions seront rendues tardivement. Ce que demande la population, ce sont des prises en charge rapides, et non dans dix ans, afin d'indemniser ceux qui ont pu mettre de l'argent dans ces investigations. Ce sont des prises en charge immédiates.

C'est d'ailleurs ce qui avait été décidé à la suite de l'accident d'AZF (AZote Fertilisants) : un accord-cadre a été signé entre le ministère de la Justice, les responsables et les victimes. Il comprenait la prise en charge des préjudices et des examens nécessaires pour les rétablir. Cela n'existe pas aujourd'hui dans le cadre de l'accident de Lubrizol.

Les tribunaux ne nous suivent pas toujours non plus. Effectivement, une expertise a été diligentée, mais elle va concerner « les moins de 500 mètres », c'est-à-dire les habitants d'un périmètre décidé par le préfet, ce qui est assez inquiétant. Nous venons donc de décider la prise en charge en fonction de ce périmètre défini par le préfet, dans l'urgence, et alors qu'il n'avait aucune donnée, puisqu'encore aujourd'hui, il est en train de les recueillir. Cette décision n'était donc pas éclairée. Pourtant, le tribunal administratif va accorder cette expertise pour « les moins de 500 mètres », mais pas pour les autres.

Lorsque j'ai demandé ces expertises et le recours devant le tribunal administratif, dès le samedi après l'incendie, et notamment le recours concernant les personnes détenues, ils m'ont répondu qu'il n'y avait pas d'urgence puisque le préfet avait demandé un confinement pour les personnes détenues, qui avaient pu l'être. Lorsque l'expertise a été décidée par le tribunal administratif pour des riverains, donc non détenus, j'ai effectué la même demande pour les personnes détenues. J'ai donc calqué ma demande sur l'ordonnance qui avait été rendue. Le tribunal m'a répondu qu'il n'y avait pas besoin de faire des analyses au sein de la Maison d'arrêt, alors qu'elle se trouve dans une zone où les odeurs étaient très persistantes. Mais cela ne justifiait apparemment pas d'une exposition spécifique.

J'ai cherché ce que cela voulait dire et, effectivement, c'est sujet à interprétation. Mais dans l'ordonnance rendue qui décide de cette expertise, non pas dans le dispositif de la décision mais dans son coeur, il est indiqué qu'on fait état des « moins de 500 mètres ». C'est très bien si quelqu'un peut m'apporter des précisions, parce que je n'ai pas pu les obtenir lorsque j'ai essayé de contacter les personnes concernées. En tout cas, c'est ma lecture de la décision. Lorsqu'il est dit qu'il n'y a pas eu d'exposition spécifique à la Maison d'arrêt, alors qu'elle se situe à deux kilomètres et que les odeurs ont été ressenties bien au-delà, cela pose question. Lorsque nous avons fait ce recours, nous n'avons pas eu de réponse.

Quels sont les moyens dont nous disposons ? C'est saisir la justice, le tribunal administratif et le tribunal de Grande Instance. C'est ce que nous allons faire pour les aires d'accueil puisque j'ai été saisie récemment par les habitants. Nous allons tenter, devant le tribunal de Grande Instance, d'obtenir des analyses avec des prélèvements sur place, parce qu'ils sont bénéficiaires de l'aide juridictionnelle. Cela ne va donc pas engager de frais pour eux, ce qui n'était pas le cas de mes clients précédents, qui vivaient au sein de Rouen. Nous avons saisi aussi le Défenseur des droits afin de savoir ce qu'il pourrait faire. Ce sont les moyens dont je dispose, qui sont les mêmes que lorsque nous faisons face à des infractions individuelles. Ils ne sont donc pas véritablement adaptés à cette situation.

J'espère qu'une enquête épidémiologique aura lieu, parce que c'est un moyen d'obtenir des preuves pour les particuliers. Si mon dossier comprend des cas de nausées ou des maux de tête, le tribunal va me répondre que ce n'est pas forcément lié à Lubrizol, et c'est vrai. Mais si une enquête épidémiologique est menée, que des symptômes se retrouvent au sein de la population et qu'ils sont plus importants que durant les années précédentes etou sur cette partie du territoire que sur les autres, nous aurons des éléments de preuve tangibles. Cet aspect doit être mis en avant. Mais à notre niveau, celui de la défense des particuliers, c'est plus difficile à demander. C'est donc quelque chose qui pourrait être recommandé à la suite de votre mission d'information. Nous allons envoyer également la demande d'un accord-cadre. Il doit être transparent, et non être une prise en charge de certains préjudices. Il ne doit pas être signé tant que toutes les parties n'ont pas participé à cette demande.

En outre, cet accord-cadre doit prendre en charge la recherche des éléments de preuve, notamment les examens médicaux et les prélèvements sur place.

Nous avons lancé aussi des plaintes pénales. Nous avons incité la population à aller déposer des plaintes. Beaucoup se sont faites par notre intermédiaire, par l'intermédiaire d'autres avocats ou même par les particuliers eux-mêmes. C'est très positif, parce que ce n'est pas dû à notre seule action. Cette mobilisation générale de la population qui a déposé plainte, qui veut connaître ce qui s'est passé et qui fait valoir ses droits, a permis la mise en place d'un certain nombre d'éléments, et notamment des perquisitions dans les entreprises et l'ouverture d'une instruction au pôle de Santé Publique de Paris. C'est extrêmement positif.

Nous attendons beaucoup de choses qui vont se dérouler dans un temps très long. Nous essayons de nous constituer partie civile dans l'instruction. C'est compliqué. Notre dossier a mis beaucoup de temps à être coté. Je ne sais d'ailleurs pas s'il l'est encore. En tout cas, nous n'avons pas encore accès à ce dossier. Cette instruction et ses suites vont durer un temps colossal. Nous avons donc besoin d'utiliser d'autres moyens pour faire établir les éléments de preuve et les récolter. Si un jour, des maladies se révèlent progressivement, il faudra avoir acté les symptômes apparus à l'époque. C'est aujourd'hui que nous pouvons acter notre situation, s'il y a eu des dépôts de suie ou des débris d'amiante, ou pas. C'est un processus de consignation et de conservation des preuves très important pour les particuliers, mais qui est aujourd'hui très difficile à mettre en oeuvre. C'est par le biais de cet accord-cadre que nous pourrons avoir des éléments de réponse.

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