Je représente la Coordination nationale des associations riveraines des sites Seveso. M. Michel Le Cler, qui est son président, n'a pas pu être disponible aujourd'hui parce qu'il habite à Donges, à côté d'une raffinerie, et qu'il n'a pas pu trouver de trains. J'habite en Seine-et-Marne, à Sénart, à 500 mètres d'un site logistique qui a obtenu l'autorisation de stocker jusqu'à 3 000 tonnes de produits chlorés. Je suis membre de la commission de suivi des sites Seveso de Sénart et vice-président d'une association locale pour la défense de l'environnement à Sénart.
La Coordination nationale des associations riveraines des sites Seveso s'est créée au début de l'année 2012, dans la foulée de la « charrette » - le mot s'applique bien - de la mise en place des différents PPRT, puisque 600 à 700 sites auraient été concernés. Cela a suscité beaucoup de mobilisation et d'organisations locales, partout en France. Nous regroupons donc environ une soixantaine d'associations présentes à Donges, à La Rochelle, à la Fos-sur-Mer, etc.
Evidemment, nous avons suivi ces questions depuis la création de la Coordination au niveau local, comme au niveau national, puisque nous avons sollicité à plusieurs reprises le ministère de l'Environnement. Nous avons été reçus par des conseillers techniques des différents ministres qui se sont succédé depuis 2012. Nous avons aussi appuyé des propositions de loi, au Sénat notamment, concernant la mise en place et l'application des PPRT. En résumé, nous suivons ce dossier depuis notre création.
Mon propos ne sera pas exclusivement centré sur la gestion de la crise et de l'après-crise, parce que nous pensons que c'est assez réducteur. Lubrizol est, hélas, un cas d'école, comme a pu l'être AZF. Il faut donc le resituer chronologiquement pour mieux comprendre ce qu'il s'est passé, et ce qu'il peut encore se passer à Lubrizol - ou ailleurs -, dans le contexte de l'évolution de la législation et de son application sur les installations classées. Je ne remonterai pas au XIXe siècle, mais à 2001, c'est-à-dire à l'accident d'AZF.
Cette catastrophe a donné lieu à la création d'une commission d'enquête parlementaire en octobre 2001, présidée par M. François Loos. Elle a produit un rapport prenant sérieusement en compte la protection des riverains à cette époque. C'est à la suite de ce rapport que le gouvernement suivant a proposé et fait voté la loi Bachelot, en juillet 2003, qui a mis en place les PPRT. Il s'agit d'un dispositif de prescription d'urbanisme, incluant les obligations de travaux, de délaissement ou d'expropriation.
D'ailleurs, nous avions ajouté dans la loi Bachelot un élément fondamental pour comprendre ce qui va suivre : nous nous étions donnés comme but, de réduire les risques des sites industriels à la source, dans la mesure où cela était économiquement acceptable pour l'exploitant. C'est sans doute dans cet aspect que réside le problème aujourd'hui. La mise en oeuvre des PPRT a beaucoup traîné, puisque l'objectif initial était qu'ils soient appliqués en 2008. Mais il a fallu attendre 2019 pour que la quasi-totalité des PPRT soit approuvée par les préfets, c'est-à-dire avec dix ans de retard. La loi Bachelot est donc difficile à appliquer, comme le prouve ce retard très important. Concernant la critique de la loi Bachelot en elle-même, cette notion d'« économiquement acceptable » est très discutable parce qu'elle permet toutes les interprétations de la part de l'exploitant, afin de ne pas faire certaines modifications qui iraient dans le sens de la réduction des risques à la source.
Par ailleurs, notre coordination s'est beaucoup centrée sur la question des obligations de travaux, et notamment de renforcement des bâtis, des pièces de confinement, etc. qui ont suscité de nombreuses discussions ces dernières années. Concernant leur prise en charge financière, il a fallu beaucoup de palabres entre l'État, les exploitants et les collectivités locales pour que les riverains n'aient pas à supporter la charge des travaux pour limiter un risque dont ils n'étaient absolument pas responsables. Elle s'appuie sur des crédits d'impôt et d'autres dispositifs, qui rendent la situation assez inconfortable pour les riverains eux-mêmes.
De plus, beaucoup de ces travaux maintenant obligatoires ne garantissent en aucun cas une protection véritablement efficace, parce qu'en cas de surpression par exemple, aucun constructeur de fenêtres ne garantit la résistance de ses huisseries au-delà d'un certain nombre de millibars. Résultat : beaucoup de riverains renoncent, par exemple, à faire les démarches de travaux, sachant que de toute façon, ils ne les protégeront que sur le papier. C'est pourquoi nous avions demandé un moratoire, et non une annulation de la loi Bachelot, afin de revoir la question des travaux infligés aux riverains et la question de l'attitude des exploitants vis-à-vis de ce principe de l'« économiquement acceptable ». Nous voulions que la réduction des risques à la source devienne l'objectif principal. Mais jusqu'à présent, les intérêts économiques semblent donc avoir gagné.
Ces PPRT s'appuient sur des méthodes probabilistes, comme les études de danger. Ces dernières sont effectuées par les exploitants, avec l'aide de cabinets spécialisés, contrôlés formellement par les DREAL. Mais en fait, dans ces études de danger est évacuée une série de scénarios considérés comme très improbables. Finalement, nous nous apercevons que des accidents comme ceux de Lubrizol et d'AZF, site qui n'était d'ailleurs même pas classé Seveso à l'époque, sont considérés comme extrêmement improbables. Mais ils se sont quand même produits. Il est donc possible de contester que les études de danger et les PPRT accordent autant d'intérêt à la méthode probabiliste, et évacuent ainsi un certain nombre de scénarios, comme celui qui s'est produit à Lubrizol, avec le prétexte que les statistiques d'occurrence prouveraient qu'il y a peu de chances qu'ils se produisent. Car la réalité démontre le contraire.
De plus, dans les études de danger et les PPRT, il n'est absolument pas question des impacts à long terme ou diffus sur des grandes parties du territoire dépassant les périmètres du PPRT et du Plan particulier d'intervention (PPI).
L'exemple de Lubrizol le montre parfaitement.
L'accident de Lubrizol est aussi le résultat d'un assouplissement de la réglementation, accéléré avec les décrets et la loi pour un État au service d'une société de confiance dite ESSOC de 2018. Ils sont allés dans le sens des intérêts des industriels, et ils ont permis aux préfets de faire des arrangements au cas par cas, avec des dispenses d'études d'impact de l'Autorité environnementale. D'ailleurs, cette dernière est généralement la structure d'inspection des sites classés au niveau local, ce qui permet de questionner son indépendance. L'application des lois est donc à géométrie variable, de même que le suivi de l'évolution des produits classés dans les sites qui peuvent se prévaloir de cet assouplissement.
Il y a aussi moins d'inspecteurs, et donc moins d'inspections, ce qui va de pair avec une augmentation des accidents : +30 % en deux ans, selon les chiffres du BARPI (Bureau d'analyse des risques et pollutions industrielles).
Concernant l'information, la concertation et la prévention vis-à-vis des habitants, je ne souhaite pas revenir sur la façon dont sont traités les riverains et leurs représentants dans les Commissions de suivi des sites Seveso. Ce sont souvent des « grandes messes » ou des chambres d'enregistrement, comme le CODERST. Bien sûr, des collèges existent, et donc une pondération pesée au trébuchet. Les préfets savent le faire. Pour avoir participé depuis de nombreuses années au Comité de suivi des sites de Sénart, et avoir vu ce qui se passe ailleurs, la parole des riverains et de leurs représentants dans ces commissions de suivi et ces CODERST est rarement prise au sérieux. Il faut vraiment beaucoup « ramer » pour pouvoir se faire entendre.
D'autre part, les PPI présentent des failles importantes en matière de systèmes d'alerte et d'éducation aux comportements de sécurité. Les consignes et les injonctions sont très contradictoires, notamment dans les établissements recevant du public, comme les écoles, etc. Le fonctionnement des PPI pose aussi un problème en lui-même. Même s'il existe des exercices dans les écoles, les collèges ou les lycées, lors d'un accident comme celui de Lubrizol, il n'y a « pas de pilote dans l'avion » pour donner les consignes, non seulement aux riverains, mais aussi aux établissements recevant du public. C'est dramatique.
En conséquence, il nous paraît évident de revoir la loi Bachelot et de faire un bilan de son application, parce que nous voyons bien que le PPRT a été bâclé et qu'il n'a pas permis d'éviter la catastrophe. Or cela peut se reproduire à tout moment, dans n'importe quel grand site industriel à risques. Si nous ne sommes pas capables depuis 2003, c'est-à-dire depuis que les PPRT ont été adoptés, de faire un bilan de cette loi, nous nous mettons la tête dans le sable. Il nous semble important qu'il y ait non seulement une mission d'information, mais aussi une commission d'enquête pour faire le bilan de l'accident de Lubrizol et de la loi Bachelot, parce qu'il y a certainement beaucoup à dire sur l'application des PPRT.
Nous demandons également une annulation des assouplissements pris en 2018, parce qu'ils sont inacceptables. C'est une des causes principales, sans doute, de l'incendie de Lubrizol, même s'il faut encore trouver l'origine du sinistre. Il illustre la part trop belle faite aux industriels, sous prétexte de leur rendre la vie économique plus facile.
Nous demandons aussi une refonte complète des niveaux de présence et de participation des habitants et des représentants des associations de riverains, au sein des processus de concertation. Nous ne voulons plus être réduits à la portion congrue ou à des faire-valoir, voire des pots de fleurs.
Tout ce qui a été dit aujourd'hui le démontre aisément : il y a plus qu'un « trou dans la raquette ». C'est une lacune dramatique. À l'heure actuelle en France, il n'existe pas de systèmes de protection de la santé publique en cas d'accident majeur. Il ne faut pas se cacher derrière des mots ronflants ou des dispositifs à la petite main.
Par exemple, il n'y a eu aucune campagne systématique de mesures, ni de capitalisation des données. Concernant tous ces aspects, il est évident qu'il y a une page vierge à remplir par les parlementaires, pour qu'en cas d'accident de ce type, nous puissions avoir une prise en charge sérieuse, des mesures, des campagnes de santé publique et la législation qui va avec. Car pour l'instant, c'est le désert.