Intervention de Arnaud Brennetot

Réunion du jeudi 19 décembre 2019 à 9h05
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à rouen

Arnaud Brennetot, géographe à l'Université de Rouen :

L'impact local d'une catastrophe comme celle que vient de traverser Rouen et sa région dépend de l'intensité de l'événement lui-même certes, mais également du contexte géographique dans lequel il se produit. Dit autrement, la capacité d'un territoire à supporter un choc, que ce soit un attentat, une catastrophe environnementale ou technologique, puis à rebondir ensuite, dépend des capacités de résilience locale accumulées au préalable. Dans le cas de l'accident de l'usine AZF survenu en 2001, le très fort dynamisme démographique et économique de l'agglomération toulousaine avant la catastrophe a permis de faciliter l'absorption du choc. Dans le cas de Rouen, la situation est malheureusement fort différente. L'agglomération connaît un état de stagnation et de décrochage structurel par rapport aux autres métropoles françaises. Nous pouvons donc craindre que les effets économiques de l'incendie du 26 septembre soient plus difficiles à surmonter.

Au regard de sa très longue histoire, l'agglomération rouennaise connaît en effet une période compliquée, caractérisée par une certaine atonie démographique et économique. L'évolution de l'emploi montre que comparée aux 25 autres grandes villes de province, la création d'emplois dans l'aire urbaine de Rouen est parmi les plus faibles du pays depuis les années 1980. Le contraste avec la situation toulousaine est flagrant à cet égard. Les derniers chiffres publiés pour la période 2006-2016 confirment le décrochage de l'agglomération par rapport aux autres grandes villes françaises. Parmi les 12 plus grandes aires urbaines, Rouen est la seule avec Nice à avoir vu le nombre de ses emplois stagner au cours de la dernière décennie. Nous sommes sur une croissance de 0,26 % contre, en moyenne, 5,8 % pour les 25 plus grandes villes françaises.

Dans presque tous les secteurs d'activité, Rouen présente des performances inférieures à la moyenne des autres grandes villes. Le seul secteur d'activité dans lequel Rouen en présente de meilleures concerne l'administration publique, ce qui indique à la fois la dépendance de l'agglomération à l'égard de son statut de capitale administrative, mais également son faible attrait pour les entreprises privées et ceci, quel que soit le secteur d'activité considéré. L'agglomération rouennaise subit tout d'abord un recul de l'emploi industriel plus prononcé qu'ailleurs, ce que nous voyons pour le poste fabrication ou pour entretien, réparation. Ceci est relativement nouveau par rapport aux décennies antérieures. Jusqu'alors, la désindustrialisation était plus faible à Rouen qu'ailleurs. La dynamique s'est inversée au cours de la dernière décennie. Rouen continue par ailleurs à rencontrer plus de difficultés que les autres grandes villes françaises à créer des emplois dans les services spécialisés du secteur privé.

Dans le secteur de la conception et de la recherche, la dynamique est opposée à ce que nous observons dans les autres villes françaises. C'est un secteur d'activité en très forte croissance. À Rouen, au contraire, ce poste-là est en net recul. Il en est de même pour la gestion ou pour les prestations intellectuelles.

L'évolution de la part des emplois de cadre des fonctions métropolitaines, qui est un indicateur classique de l'institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), indique que Rouen n'appartient pas au groupe des métropoles les plus dynamiques. Si dans toutes les grandes villes françaises, nous assistons à une forte croissance de ces fonctions métropolitaines, Rouen fait partie du groupe le moins dynamique, aux côtés de villes qui sont plus petites qu'elles, comme Metz, Nancy, Tours, Avignon ou Saint-Étienne. Il apparaît donc que Rouen a raté le tournant de la métropolisation, demeurant incapable de créer des emplois de services spécialisés en quantité suffisante et équivalente à ce que l'on a observé dans les autres grandes villes françaises, notamment dans celles qui sont à la tête de la plupart des régions françaises. Sans surprise, la difficulté à créer des emplois s'accompagne d'une plus faible propension de la population locale à trouver une activité. Hormis Lille, le taux de chômage de l'aire urbaine de Rouen est supérieur à celui des autres métropoles françaises.

Rouen se caractérise également par une faible attractivité résidentielle. Sur le graphique apparaît l'évolution du solde migratoire pour chaque période intercensitaire depuis 1968 pour les 12 plus grandes villes françaises de Paris à Rouen. Avec Paris et Lille, Rouen fait partie des grandes villes qui sont structurellement répulsives. Ceci est récurrent depuis maintenant plusieurs décennies. Les enquêtes qui sont menées régulièrement par les organismes privés ou publics sur l'attractivité – je pense par exemple au sondage annuel Cadremploi – montrent que Rouen est une ville relativement peu attractive. En 2017, une enquête sur l'image externe de Rouen commandée par l'agence de développement Rouen Normandy Invest révélait également une image floue et une attractivité faible pour une agglomération de cette taille. À l'époque, l'ancien président de la Métropole Rouen Normandie, Frédéric Sanchez, déclarait : « Rouen n'a pas une mauvaise image, plutôt une image neutre, une ville où il n'y a pas de problème. Mais a-t-on envie de vivre et travailler dans une ville neutre ? ». La question se pose avec d'autant plus d'acuité que la ville a aujourd'hui une image fortement dégradée depuis l'incendie du 26 septembre.

Au-delà de la fragilité de l'image extérieure, une enquête rendue publique la semaine dernière et réalisée avant l'incendie par les sites de recrutement RegionsJob et ParisJob révèle que la population rouennaise a moins de propension que la population des autres grandes villes à recommander leur ville à ceux qui seraient en quête de relocalisation. Seul Paris fait moins bien en la matière. Rouen souffre en effet d'être associé à des images peu flatteuses : les embouteillages, la pollution atmosphérique, la mauvaise connexion au reste du territoire, un certain passéisme, auxquels s'ajoutent désormais d'inquiétants risques industriels. Au-delà des représentations collectives et des stéréotypes, cette faible attractivité résidentielle tient à des facteurs économiques structurels. La proximité de Paris exerce de puissants effets d'aspiration qu'aucune autre grande ville n'a à subir de la même façon en France, sans pour autant bénéficier d'une connexion ferroviaire de qualité qui permettrait d'inverser la tendance. L'incapacité de l'espace économique rouennais à enrayer le déclin de l'emploi industriel se pose aujourd'hui également. L'étroitesse du marché de l'emploi freine les jeunes ménages biactifs à s'installer dans cette agglomération. D'un point de vue statistique, Rouen est donc objectivement une métropole « répulsive », ce qui en fait une ville peu dynamique sur le plan démographique dans la longue durée.

En conclusion, depuis quatre décennies, l'agglomération rouennaise connaît une situation économique compliquée, les données les plus récentes indiquant que les problèmes déjà identifiés par le passé se sont légèrement aggravés au cours de la dernière décennie. Alors que l'agglomération rouennaise souffrait déjà d'une image peu attractive dans le reste du pays, la situation s'est considérablement aggravée depuis le 26 septembre. L'hypothèse que cette dégradation, incomparable avec la situation de Toulouse a dû affronter après 2001, conduise à faire de Rouen une métropole déclinante ne doit pas être traitée à la légère. La moitié des aires urbaines normandes est déjà aujourd'hui en situation de déclin démographique et économique, l'aire urbaine du Havre en tête. La menace que Rouen connaisse une trajectoire similaire suite aux conséquences à long terme de l'incendie existe bel et bien. Or un affaiblissement économique de Rouen signifierait une fragilisation de la Normandie, mais également une remise en cause de la stratégie de développement de la vallée de la Seine, promue conjointement par l'État et les collectivités territoriales depuis quelques années.

Éviter une telle perspective suppose une stratégie à la fois ambitieuse et lucide. La situation économique difficile dans laquelle se trouvait l'agglomération avant l'incendie exige de réévaluer l'ensemble du projet métropolitain et des moyens nécessaires à sa mise en oeuvre. Nous pourrions en lister un certain nombre, mais nous sommes aujourd'hui dans une situation de défiance très forte de la population vis-à-vis des pouvoirs publics. Une des conditions de la restauration de l'attractivité est aussi l'amélioration de la politique en matière de prévention des risques. Tous les spécialistes s'accordent à dire que les PPRT mis en place suite aux réformes législatives consécutives à l'accident d'AZF à Toulouse ont permis des améliorations substantielles.

Il apparaît, suite à l'incendie du 26 septembre à Rouen, que les progrès réalisés doivent être complétés par des améliorations substantielles, notamment en matière de contrôle de l'entreposage des marchandises. Manifestement, c'est ce qui a posé problème. Nous ne connaissons pas encore les origines de l'incendie, mais l'accumulation de tels stocks a contribué à l'intensité de l'événement. Les périmètres qui sont arrêtés dans le cadre de ce genre de document permettent sans doute de faire face à des accidents de type explosion, comme à AZF, mais pas à la diffusion de nuages plus ou moins toxiques. Les modélisations de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) ont montré que le nuage s'était diffusé jusqu'aux Pays-Bas. Les nuages de 2013, à la suite de l'émission de mercaptan, ont montré que Londres et Paris avaient été touchés. Nous sommes sur des rayons bien plus longs que ceux que prévoient les PPRT.

Si nous allons jusqu'à Neufchâtel par exemple, nous pouvons considérer qu'une cinquantaine de kilomètres autour de l'usine sont potentiellement touchés. Si nous élargissons à tous les sites Seveso seuil haut en France, il faudrait intégrer dans les PPRT une majorité écrasante des communes françaises, pour permettre une meilleure préparation des populations, des collectivités territoriales et des responsables d'établissements publics. C'est ce qui a manqué le 26 septembre. L'improvisation a généré à la fois des dysfonctionnements et un phénomène d'angoisse très forte qui s'est muée ensuite en défiance et en colère plus ou moins froide. Il y a vraiment des améliorations à faire. Il serait utile de mobiliser non seulement les services de l'État et les industriels, mais également les populations, les représentants du monde associatif, du monde économique et par-dessus tout, les élus des collectivités territoriales.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.