La séance est ouverte à neuf heures.
Nous allons poursuivre nos auditions dans le cadre de la mission d'information sur l'incendie de Lubrizol à Rouen. Cette mission dont la création a été décidée en Conférence des présidents nous amène depuis plusieurs semaines à auditionner différents acteurs qui nous permettent d'avoir une meilleure compréhension de l'événement, de traiter la question de la gestion et de la communication de crise, mais aussi de faire un retour d'expérience pour que notre rapporteur puisse, dans son rapport, dégager des pistes de réflexion, de véritables perspectives.
Aujourd'hui, nous auditionnons deux universitaires, des chercheurs en géographie et en sociologie industrielle. L'un et l'autre ont écrit ou se sont fortement documentés sur les questions liées à l'urbanisme, au développement sur les différents territoires, et notamment sur une question essentielle et que nous nous posons immédiatement suite à un événement de cette nature : la cohabitation entre des sites industriels présentant un niveau de risque élevé, comme c'est le cas des sites Seveso, et un territoire urbain, c'est-à-dire un environnement habité qui les entoure. Pouvez-vous nous décrire cette situation ? Celle-ci n'est pas propre à la Métropole rouennaise, puisqu'il existe plus de 1 300 sites Seveso à travers la France dans des territoires très marqués, avec une empreinte industrielle assez forte, historique. Les entreprises, pour la plupart d'entre elles, sont arrivées avant les habitants, mais ce n'est pas toujours le cas. Pouvez-vous nous aider à bien comprendre ce phénomène dans le temps ?
Ma deuxième question concerne l'idée d'un rebond ou d'une opportunité du territoire. Nous avons beaucoup évoqué le préjudice d'image lorsque nous voyons diffuser très largement des images de cet incendie et de ses conséquences à la fois sur l'environnement et la santé des habitants. Ensuite, beaucoup de débats sont survenus et ils ne sont pas terminés. La preuve, notre travail se poursuit. Nous nous interrogeons sur la suite, sur les perspectives d'avenir. L'un comme l'autre, vous disposez de retours d'expérience concernant d'autres territoires qui ont pu connaître des événements importants ; on pense naturellement à Toulouse et à AZF. J'ai sous les yeux l'Atlas de la Vallée de Seine que M. Brennetot a réalisé. En tant que parlementaire de la Vallée de Seine, je suis assez sensible à ce territoire que l'on appelait la Basse Seine historiquement et qui a vu pendant des années s'installer des sites industriels conséquents, ce qui est une signature aujourd'hui de la zone. Comment pouvons-nous faire de cette situation une opportunité ? Il existe des territoires que nous identifions parfois à leur industrie. Quand on pense à l'agglomération de Toulouse, on pense automatiquement à Airbus. Que pouvons-nous faire à l'échelle de ce territoire ? Faut-il assumer cette signature industrielle avec la présence de ces risques ? Comment pouvons-nous en faire une opportunité ?
Monsieur Crague, dans une tribune au Monde sur la place des usines industrielles dans nos villes, vous affirmez que suite à la catastrophe de Lubrizol, fermer les usines serait une erreur économique et écologique. Pouvez-vous préciser vos propos et nous donner plus d'éléments à ce sujet ? Avez-vous aussi une réponse à apporter au paradoxe qui traverse aujourd'hui les territoires industriels entre la volonté d'éloigner des villes les usines, tout en reconnaissant leur importance dans notre économie et la structuration du territoire ?
Sur une partie plus urbanistique et concernant notamment les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), quel est votre avis sur les PPRT tels qu'ils sont présents et tels qu'ils ont été travaillés depuis la loi Bachelot de 2003 ? Jugez-vous nécessaire la révision des règles d'urbanisme autour des sites Seveso voire des autres usines voisines de ces sites ? Si oui, comment ?
Monsieur Brennetot, vous êtes l'auteur d'un document sur la gestion de crise de l'incendie du 26 septembre. Pourriez-vous détailler le travail que vous avez mené sur ce sujet ? Vous avez notamment souligné une série accablante d'erreurs sur la gestion de la situation post accident. Quelles sont-elles ?
Dans les médias, vous avez souligné un manque d'information concernant les substances brûlées et leur quantité. La préfecture a cependant publié une liste détaillée de tous les produits stockés chez Lubrizol et chez Normandie Logistique. Quelles sont, selon vous, les améliorations à apporter sur cette question précise ?
Enfin, je souhaiterais avoir votre avis sur l'urbanisation autour de la zone industrielle, notamment l'éco-quartier Flaubert. Comment jugez-vous l'implantation de ce nouveau quartier, compte tenu de la proximité avec des sites industriels Seveso ?
Je citerai les propos tenus dans les médias par un avocat saisi par deux associations à la suite de l'accident de Lubrizol : « Plus aucune usine de ce type ne devrait exister à trois kilomètres du centre-ville d'une grande agglomération ! »
Cette phrase a suscité une réflexion chez moi qui ne suis pas spécialiste des risques industriels, mais qui m'intéresse au développement des territoires, aux rapports entre les entreprises et les territoires depuis ma thèse, au début des années 2000. Ces propos renvoient à deux enjeux structurels qui dépassent le seul cas de l'accident Lubrizol : d'une part, l'enjeu de la disparition de l'industrie et d'autre part, celui de la cohabitation de l'industrie avec la ville.
Il me semble important de revenir sur la question de la disparition de l'industrie parce que c'est la toile de fond économique dans les faits, et aussi dans les têtes. Cette disparition de l'industrie peut être un voeu pour un certain nombre de parties prenantes, mais c'est aussi une tendance naturelle et spontanée ; il faut en être conscient. Ce retrait, peut-être même cette disqualification de l'industrie est un vrai problème. Je reviendrai sur les villes et les territoires, parce que ce sont des points critiques où se joue aujourd'hui l'avenir de l'industrie française, qu'il s'agisse de redéveloppement – vous avez parlé de rebond, d'opportunité – ou de sa disparition, de son évanescence. Si nous choisissons intentionnellement, explicitement et formellement l'option de son redéveloppement, la question de l'aménagement spatial des villes devient un enjeu stratégique majeur.
Nous ne pouvons pas réfléchir à l'industrie aujourd'hui sans examiner la façon dont nous évoquions l'industrie jusqu'à très récemment. Parler de l'industrie consistait essentiellement à parler de désindustrialisation, c'est le point de départ dans les têtes des dirigeants économiques et d'un certain nombre d'acteurs de la société civile politique. Ce discours est étayé par des chiffres.
Dans les rapports du Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), les chiffres clignotent presque en montrant l'effondrement des effectifs industriels dans les dernières décennies en France, mais ce n'est pas tout. Ce retrait que nous pourrions qualifier « d'objectif » s'est accompagné d'un retrait subjectif, c'est-à-dire dans les têtes, d'abord dans celles des développeurs économiques. Les grands modèles économiques, qui sont ma spécialité en tant que chercheur, qui ont accompagné les politiques locales de développement économique depuis plusieurs décennies ont tous en commun de mettre l'accent sur tout, sauf sur l'industrie. Premier exemple : les travaux sur la base résidentielle (le tourisme) qui relativisaient par la même occasion en disant que pour développer un territoire, il faut développer sa base résidentielle, et donc laisser tomber sa base productive ; ce n'est plus l'enjeu.
Mon deuxième exemple concerne les travaux qui ont mis en exergue l'importance de la classe créative. Les politiques de développement économique devaient se focaliser sur l'attractivité de la classe créative. Cela voulait dire qu'attirer des entreprises, notamment productives, n'était plus la bonne manière de faire du développement économique local.
Je parlais des développeurs économiques locaux. Des doctrines équivalentes ont été développées du côté des entreprises. C'est la fameuse « courbe du sourire » dont vous avez peut-être entendu parler, proposée par le président-directeur général d'Acer, Stan Shih, qui préconisait aux managers des entreprises de se concentrer soit sur les fonctions « amont » (la recherche et développement, le marketing, l'innovation) soit sur les fonctions « aval » (la logistique, la relation client) et de se délester des usines en les mettant ailleurs, là où cela coûtait moins cher, et de devenir des entreprises fabless.
Enfin, nous retrouvons aussi une tendance analogue, en dehors du monde du développement économique des entreprises, dans les discussions sur l'orientation professionnelle de nos enfants, au sein même des familles. C'est ce que disait très bien le Délégué aux territoires d'industrie, Olivier Lluansi, à l'occasion d'un séminaire l'été dernier. Selon lui, un des grands défis pour le développement industriel aujourd'hui était lié à la transformation de l'image de l'industrie chez les parents et chez les grands-parents, pour qui l'industrie était avant tout des usines qui ferment et des licenciements. Ils sont peu enclins à orienter les enfants vers elle pour leur future activité professionnelle. Nous avons donc une tendance générale récente à faire disparaître l'industrie. Elle est objectivée par les statistiques officielles, mais elle est aussi ancrée dans les têtes, celle des développeurs locaux, celle des managers, et même celle des familles, au moment où l'on discute de l'orientation des enfants.
Deuxième point, cette disparition, ce retrait, voire même cette disqualification de l'industrie ne va pas sans un certain nombre de problèmes. Nous pouvons en citer au moins trois : un problème économique, un problème écologique, mais plus largement, un problème sociétal. La décrue des emplois industriels s'accompagne à partir du milieu des années 2000 d'un déficit de la balance commerciale manufacturière, et ce déficit ne fait que croître. Cela ne poserait pas forcément de problème si nous pouvions compenser l'importation de produits manufacturiers par l'exportation de services ; par exemple, le tourisme, où la France a de beaux atouts à faire valoir. Cette compensation est très loin de pouvoir être mise en oeuvre. Les exportations liées au tourisme ne compensent pas du tout le déficit commercial manufacturier. Pour certains économistes, je pense notamment à Thierry Weil et Pierre-Noël Giraud, qui ont écrit un livre de référence sur cette question, L'industrie française décroche-t-elle ? le rôle de l'industrie dans le commerce extérieur est vraiment la question stratégique. C'est du fait de ce déficit de commerce extérieur qu'il faut faire de l'industrie un champ d'action politique et stratégique. À terme, si ce déficit commercial n'est pas réduit, cela va conduire à un appauvrissement du pays. Ce problème économique est lié au déficit manufacturier. Les chiffres du dernier rapport de la Direction générale des entreprises (DGE) sont édifiants : 50 milliards en 2017.
Cette disparition de l'industrie est aussi, peut-être paradoxalement, un problème écologique. Le déficit de la balance commerciale manufacturière constitue un problème écologique dans la mesure où les importations manufacturières ont un effet direct sur l'empreinte carbone de la France. Nous pouvons nous référer à ce qu'écrivent les experts du haut conseil pour le climat dans leur dernier rapport. Ils rappellent que l'empreinte carbone de la France s'élève aujourd'hui à près de 750 millions de tonnes équivalent CO2, et que plus de la moitié, 421 millions de tonnes, est due aux émissions importées. De façon un peu contre-intuitive, relocaliser la fabrication pour substituer aux importations manufacturières des fabrications locales permet d'atténuer l'empreinte carbone de la France. C'est l'un des objectifs mis en exergue par les experts du haut conseil au climat, qui est aussi cité dans la stratégie nationale bas carbone où il y a un scénario de relocalisation de l'industrie.
Enfin, abordons le problème sociétal. La France est un vieux pays industriel. Des infrastructures y sont installées depuis des décennies. Celles-ci sont et seront d'autant plus sécures tant que seront maintenues à leur égard une attention et une vigilance soutenue et que sont et seront entretenus les savoirs de leur fonctionnement et de leur usage. Dans la période récente, nous observons une valorisation extrêmement vigoureuse de l'innovation, de la nouveauté, de la disruption ; c'est frappant. Quand une société met à ce point l'accent sur la rupture avec l'existant, elle en vient à négliger ce qui existe, ce qui est là, ce qui fonctionne. Un certain nombre d'indices laissent à penser que la vigilance et l'attention sociale à l'égard de nos vieux systèmes techniques se sont effritées dans la période récente, c'est ce qui constitue le problème sociétal. Le public, l'État et les industriels sont concernés ; le système de formation, bien évidemment. Je travaille dans une école d'ingénieurs. Je vois comment les choses se passent.
Ce que signale l'accident de Lubrizol avec force, c'est que l'avenir de l'industrie en France se joue en partie dans la façon dont va être organisée la cohabitation entre ville et industrie. J'ai beaucoup réfléchi à cette question dans les dernières années, à partir d'une enquête de terrain dont les résultats sont publiés dans un livre à paraître en janvier 2020, Faire la ville avec l'industrie. Nous observons que faisant fi des doctrines à la mode (mettre l'industrie ailleurs, faire disparaître l'industrie) il y a des villes et des territoires qui ont continué malgré tout à soutenir leur tissu industriel. Vous évoquiez, monsieur le président, la ville de Toulouse dans la zone AZF. Quand nous essayons de retracer l'opération d'aménagement qui s'est développée dans cette zone à la suite de l'explosion, nous constatons que les autorités locales et l'État ont préféré réimplanter une filière industrielle de pointe autour de l'oncologie plutôt que de laisser le terrain au promoteur de logements. Ceci constituait un véritable pari politique. Il aurait été beaucoup plus simple et plus rémunérateur de laisser le terrain de 200 hectares aux promoteurs de logements. Pourtant, les Toulousains ont décidé de ne pas s'engager dans cette voie-là, avec l'appui de l'État.
À Ivry-sur-Seine dans le Grand Paris, la ville, soutenue par l'établissement public territorial (EPT), Grand-Orly Seine Bièvre, déploie des trésors d'ingéniosité pour tenter de maintenir coûte que coûte une économie productive en son sein, dans la zone dense. Tout conduit naturellement à faire en sorte que cette économie productive aille en seconde couronne. Ce n'est ni la politique, ni l'intention, ni la stratégie de la ville et de l'EPT pour son territoire.
À Flers, dans l'Orne en Normandie, les acteurs locaux se sont mobilisés pour que l'usine Faurecia déménage, non pas en Pologne, comme cela aurait pu être le cas si l'ensemble des acteurs avait laissé faire, mais à sept kilomètres du centre-ville, dans de nouveaux locaux dans un campus industriel.
Voilà trois exemples de résistants. Ce sont des politiques économiques, des interventions publiques très fortes qui mobilisent des moyens et supposent des stratégies d'innovation pour aller à contre-courant des tendances économiques spontanées. Il est essentiel de prendre connaissance de ces expériences locales, de les rendre publiques.
Tous les territoires sont concernés par le maintien de l'industrie et de la production : les villes moyennes, bien sûr, où souvent, l'industrie est beaucoup plus voyante. Faurecia étant le premier employeur privé de la ville, quand elle éternue, toute la ville va mal. C'est moins le cas dans les métropoles. Pourtant, l'Île-de-France est la deuxième région industrielle française. L'enjeu industriel se pose aussi dans les métropoles. Partout, la tâche est extrêmement ardue pour arriver à maintenir, puis peut-être développer, ce tissu industriel.
Deux enjeux importants s'imposent en termes d'intervention : il faut simplement trouver de la place au sens physique du terme. C'est compliqué dans les métropoles. C'est compliqué dans les villes moyennes, mais pour des raisons assez différentes. Dans les métropoles, nous avons des marchés immobiliers fonciers qui rendent plus avantageux économiquement aujourd'hui de développer du logement dans les métropoles, plutôt que de développer des locaux d'activité. Dans les villes moyennes, la situation est un peu différente. Si jusqu'à présent nous pouvions consommer du foncier agricole, ce n'est plus le cas avec l'objectif de zéro artificialisation nette des sols. Cette contrainte s'ajoute aux intentions stratégiques de maintien et de développement de l'industrie.
Trouver de la place ne suffit pas. Il faut aussi ménager des coexistences, faire cohabiter l'industrie avec les autres fonctions urbaines, et donc avec les habitations. Ici, c'est l'urbanisme qui a un rôle crucial et stratégique à jouer. Finalement, qu'est-ce que l'urbanisme ? Quelle est cette activité professionnelle ? Quelles sont les grandes idées qu'il travaille ? Historiquement, l'urbanisme est l'art d'organiser l'espace afin d'assurer un certain équilibre fonctionnel. Celui-ci peut se traduire par différentes solutions spatiales. L'urbanisme n'est pas forcément la mixité, il peut aussi s'agir d'organiser des séparations de fonctions dans l'espace.
En conclusion, il s'agit de remettre l'industrie au coeur des politiques d'aménagement de l'espace. L'industrie n'est pas seulement une question de politique économique ou macro-économique. Il y a un enjeu à remettre l'industrie dans l'aménagement de l'espace. L'ampleur et la difficulté de la tâche, que j'ai pu constater dans le cadre mes enquêtes, nécessiteront l'engagement et la coopération de toutes les autorités publiques à tous les niveaux. Dans ma tribune publiée dans Le Monde, j'évoquais que cet enjeu pouvait ressembler à une sorte de nouvelle cause nationale.
L'impact local d'une catastrophe comme celle que vient de traverser Rouen et sa région dépend de l'intensité de l'événement lui-même certes, mais également du contexte géographique dans lequel il se produit. Dit autrement, la capacité d'un territoire à supporter un choc, que ce soit un attentat, une catastrophe environnementale ou technologique, puis à rebondir ensuite, dépend des capacités de résilience locale accumulées au préalable. Dans le cas de l'accident de l'usine AZF survenu en 2001, le très fort dynamisme démographique et économique de l'agglomération toulousaine avant la catastrophe a permis de faciliter l'absorption du choc. Dans le cas de Rouen, la situation est malheureusement fort différente. L'agglomération connaît un état de stagnation et de décrochage structurel par rapport aux autres métropoles françaises. Nous pouvons donc craindre que les effets économiques de l'incendie du 26 septembre soient plus difficiles à surmonter.
Au regard de sa très longue histoire, l'agglomération rouennaise connaît en effet une période compliquée, caractérisée par une certaine atonie démographique et économique. L'évolution de l'emploi montre que comparée aux 25 autres grandes villes de province, la création d'emplois dans l'aire urbaine de Rouen est parmi les plus faibles du pays depuis les années 1980. Le contraste avec la situation toulousaine est flagrant à cet égard. Les derniers chiffres publiés pour la période 2006-2016 confirment le décrochage de l'agglomération par rapport aux autres grandes villes françaises. Parmi les 12 plus grandes aires urbaines, Rouen est la seule avec Nice à avoir vu le nombre de ses emplois stagner au cours de la dernière décennie. Nous sommes sur une croissance de 0,26 % contre, en moyenne, 5,8 % pour les 25 plus grandes villes françaises.
Dans presque tous les secteurs d'activité, Rouen présente des performances inférieures à la moyenne des autres grandes villes. Le seul secteur d'activité dans lequel Rouen en présente de meilleures concerne l'administration publique, ce qui indique à la fois la dépendance de l'agglomération à l'égard de son statut de capitale administrative, mais également son faible attrait pour les entreprises privées et ceci, quel que soit le secteur d'activité considéré. L'agglomération rouennaise subit tout d'abord un recul de l'emploi industriel plus prononcé qu'ailleurs, ce que nous voyons pour le poste fabrication ou pour entretien, réparation. Ceci est relativement nouveau par rapport aux décennies antérieures. Jusqu'alors, la désindustrialisation était plus faible à Rouen qu'ailleurs. La dynamique s'est inversée au cours de la dernière décennie. Rouen continue par ailleurs à rencontrer plus de difficultés que les autres grandes villes françaises à créer des emplois dans les services spécialisés du secteur privé.
Dans le secteur de la conception et de la recherche, la dynamique est opposée à ce que nous observons dans les autres villes françaises. C'est un secteur d'activité en très forte croissance. À Rouen, au contraire, ce poste-là est en net recul. Il en est de même pour la gestion ou pour les prestations intellectuelles.
L'évolution de la part des emplois de cadre des fonctions métropolitaines, qui est un indicateur classique de l'institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), indique que Rouen n'appartient pas au groupe des métropoles les plus dynamiques. Si dans toutes les grandes villes françaises, nous assistons à une forte croissance de ces fonctions métropolitaines, Rouen fait partie du groupe le moins dynamique, aux côtés de villes qui sont plus petites qu'elles, comme Metz, Nancy, Tours, Avignon ou Saint-Étienne. Il apparaît donc que Rouen a raté le tournant de la métropolisation, demeurant incapable de créer des emplois de services spécialisés en quantité suffisante et équivalente à ce que l'on a observé dans les autres grandes villes françaises, notamment dans celles qui sont à la tête de la plupart des régions françaises. Sans surprise, la difficulté à créer des emplois s'accompagne d'une plus faible propension de la population locale à trouver une activité. Hormis Lille, le taux de chômage de l'aire urbaine de Rouen est supérieur à celui des autres métropoles françaises.
Rouen se caractérise également par une faible attractivité résidentielle. Sur le graphique apparaît l'évolution du solde migratoire pour chaque période intercensitaire depuis 1968 pour les 12 plus grandes villes françaises de Paris à Rouen. Avec Paris et Lille, Rouen fait partie des grandes villes qui sont structurellement répulsives. Ceci est récurrent depuis maintenant plusieurs décennies. Les enquêtes qui sont menées régulièrement par les organismes privés ou publics sur l'attractivité – je pense par exemple au sondage annuel Cadremploi – montrent que Rouen est une ville relativement peu attractive. En 2017, une enquête sur l'image externe de Rouen commandée par l'agence de développement Rouen Normandy Invest révélait également une image floue et une attractivité faible pour une agglomération de cette taille. À l'époque, l'ancien président de la Métropole Rouen Normandie, Frédéric Sanchez, déclarait : « Rouen n'a pas une mauvaise image, plutôt une image neutre, une ville où il n'y a pas de problème. Mais a-t-on envie de vivre et travailler dans une ville neutre ? ». La question se pose avec d'autant plus d'acuité que la ville a aujourd'hui une image fortement dégradée depuis l'incendie du 26 septembre.
Au-delà de la fragilité de l'image extérieure, une enquête rendue publique la semaine dernière et réalisée avant l'incendie par les sites de recrutement RegionsJob et ParisJob révèle que la population rouennaise a moins de propension que la population des autres grandes villes à recommander leur ville à ceux qui seraient en quête de relocalisation. Seul Paris fait moins bien en la matière. Rouen souffre en effet d'être associé à des images peu flatteuses : les embouteillages, la pollution atmosphérique, la mauvaise connexion au reste du territoire, un certain passéisme, auxquels s'ajoutent désormais d'inquiétants risques industriels. Au-delà des représentations collectives et des stéréotypes, cette faible attractivité résidentielle tient à des facteurs économiques structurels. La proximité de Paris exerce de puissants effets d'aspiration qu'aucune autre grande ville n'a à subir de la même façon en France, sans pour autant bénéficier d'une connexion ferroviaire de qualité qui permettrait d'inverser la tendance. L'incapacité de l'espace économique rouennais à enrayer le déclin de l'emploi industriel se pose aujourd'hui également. L'étroitesse du marché de l'emploi freine les jeunes ménages biactifs à s'installer dans cette agglomération. D'un point de vue statistique, Rouen est donc objectivement une métropole « répulsive », ce qui en fait une ville peu dynamique sur le plan démographique dans la longue durée.
En conclusion, depuis quatre décennies, l'agglomération rouennaise connaît une situation économique compliquée, les données les plus récentes indiquant que les problèmes déjà identifiés par le passé se sont légèrement aggravés au cours de la dernière décennie. Alors que l'agglomération rouennaise souffrait déjà d'une image peu attractive dans le reste du pays, la situation s'est considérablement aggravée depuis le 26 septembre. L'hypothèse que cette dégradation, incomparable avec la situation de Toulouse a dû affronter après 2001, conduise à faire de Rouen une métropole déclinante ne doit pas être traitée à la légère. La moitié des aires urbaines normandes est déjà aujourd'hui en situation de déclin démographique et économique, l'aire urbaine du Havre en tête. La menace que Rouen connaisse une trajectoire similaire suite aux conséquences à long terme de l'incendie existe bel et bien. Or un affaiblissement économique de Rouen signifierait une fragilisation de la Normandie, mais également une remise en cause de la stratégie de développement de la vallée de la Seine, promue conjointement par l'État et les collectivités territoriales depuis quelques années.
Éviter une telle perspective suppose une stratégie à la fois ambitieuse et lucide. La situation économique difficile dans laquelle se trouvait l'agglomération avant l'incendie exige de réévaluer l'ensemble du projet métropolitain et des moyens nécessaires à sa mise en oeuvre. Nous pourrions en lister un certain nombre, mais nous sommes aujourd'hui dans une situation de défiance très forte de la population vis-à-vis des pouvoirs publics. Une des conditions de la restauration de l'attractivité est aussi l'amélioration de la politique en matière de prévention des risques. Tous les spécialistes s'accordent à dire que les PPRT mis en place suite aux réformes législatives consécutives à l'accident d'AZF à Toulouse ont permis des améliorations substantielles.
Il apparaît, suite à l'incendie du 26 septembre à Rouen, que les progrès réalisés doivent être complétés par des améliorations substantielles, notamment en matière de contrôle de l'entreposage des marchandises. Manifestement, c'est ce qui a posé problème. Nous ne connaissons pas encore les origines de l'incendie, mais l'accumulation de tels stocks a contribué à l'intensité de l'événement. Les périmètres qui sont arrêtés dans le cadre de ce genre de document permettent sans doute de faire face à des accidents de type explosion, comme à AZF, mais pas à la diffusion de nuages plus ou moins toxiques. Les modélisations de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) ont montré que le nuage s'était diffusé jusqu'aux Pays-Bas. Les nuages de 2013, à la suite de l'émission de mercaptan, ont montré que Londres et Paris avaient été touchés. Nous sommes sur des rayons bien plus longs que ceux que prévoient les PPRT.
Si nous allons jusqu'à Neufchâtel par exemple, nous pouvons considérer qu'une cinquantaine de kilomètres autour de l'usine sont potentiellement touchés. Si nous élargissons à tous les sites Seveso seuil haut en France, il faudrait intégrer dans les PPRT une majorité écrasante des communes françaises, pour permettre une meilleure préparation des populations, des collectivités territoriales et des responsables d'établissements publics. C'est ce qui a manqué le 26 septembre. L'improvisation a généré à la fois des dysfonctionnements et un phénomène d'angoisse très forte qui s'est muée ensuite en défiance et en colère plus ou moins froide. Il y a vraiment des améliorations à faire. Il serait utile de mobiliser non seulement les services de l'État et les industriels, mais également les populations, les représentants du monde associatif, du monde économique et par-dessus tout, les élus des collectivités territoriales.
Vos deux présentations ouvrent bien des questionnements. Vous optiez, dans l'une de vos conclusions, pour une réévaluation du projet métropolitain. Vous avez exprimé la nécessité de préserver et de promouvoir notre patrimoine industriel et ses savoirs au travers de politiques publiques fortes. Au vu de la situation dans la Métropole de Rouen, considérez-vous que l'aire sud de la Métropole, territoire historique du développement industriel, doive être exposée comme un territoire d'avenir industriel majeur et donc être affichée par les politiques publiques qui sont apportées maintenant dans le cadre du rebond, mais aussi de la résilience auxquels vous appelez ?
Étant de Toulouse, j'ai vécu la catastrophe d'AZF. Il y a quand même deux mesures entre Rouen et Toulouse au niveau de la catastrophe. Celle de Rouen a fait zéro mort, et tant mieux, tandis que Toulouse a connu 31 morts et des milliers de blessés. Toulouse, tout le monde s'en souviendra très longtemps. Je vous ai entendu sur la relation ville et métropole, et usine chimique ou entreprise industrielle. Les métropoles se sont agrandies et sont arrivées autour de ces usines. Au cours de toutes ces auditions, j'entends revenir un manque d'information et ce côté secret de l'entreprise face aux habitants. J'ai une entreprise comme celle-ci à Toulouse, Esso, et j'ai demandé que l'on puisse la visiter et être tenu au courant. Ce sont des entreprises qui sont stratégiquement importantes, mais qui ne sont pas toutes à déplacer.
AZF est un site sur lequel l'oncologue est arrivé, mais c'est vertueux. Cela soigne et répare. Un site industriel explose, faisant 31 morts. C'était une très bonne idée de mettre un oncologue dessus. Pour Toulouse, c'était absolument nécessaire et pour les malades, indispensable. Ce processus nous a fait réparer peut-être encore plus vite une situation par un signal fort de soins. La population rouennaise a besoin d'être soignée, d'être pansée, quitte à avoir des entreprises qui repartent. L'entreprise Lubrizol est repartie. Je crois que la population autour a la nécessité d'être tenue informée de tout ce qui s'y passe. C'est à cela que le député local doit s'attacher aussi. Vous l'avez signalé et je vous donne totalement raison sur ce point.
Vous avez dit tout à l'heure que notre territoire était industriel. C'est aussi une terre de géographes et de sociologues. Je ne vais pas remonter jusqu'à Siegfried, mais plus récemment, comme étudiant, je me souviens parfaitement des propos de François Gay ou de Michel Bussi lorsqu'il était, non pas l'auteur que nous connaissons aujourd'hui, mais plutôt l'enseignant à l'Université de Rouen. Il évoquait le silence assourdissant des Normands. Vous avez exprimé l'un et l'autre une sorte d'effet de proximité avec Paris et cette incapacité parfois de tous les acteurs normands, et cela depuis des années, de parler de concert en ce qui concerne le développement. Dans les propos de notre collègue de Toulouse, j'observe la capacité de territoires de cette nature, lorsqu'ils ont une vision de leur développement, à se battre dur comme fer et ensemble, comme ils ont pu le faire sur l'oncologie, profitant aussi de la réorganisation d'un groupe pharmaceutique bien connu. Que pouvez-vous dire de ce fameux silence assourdissant et de cet effet levier qui est celui de la proximité avec Paris et l'Île-de-France, plus généralement ?
Au-delà, qu'en est-il de la culture du risque ? Dans les auditions auxquelles nous avons procédé, nous avons constaté, malgré tout – même si j'ai bien compris que le déclin que vous décrivez est commun à la Vallée de la Seine, autant au Havre qu'à Rouen – que dans la zone du Havre, il y a une culture industrielle qui semble beaucoup plus forte. À Port-Jérôme, où il y a une concentration d'activités industrielles très forte avec des sites Seveso, il y a une adhésion, en tout cas des éléments de compréhension. Est-ce dû à un rapport au nombre de salariés par rapport au nombre d'habitants plus important sur ces territoires ? Concrètement, nous avons autour de Port-Jérôme, Gonfreville-l'Orcher, etc., des communes avec un nombre d'habitants relativement faible, mais un nombre de salariés relativement fort. Cette culture du risque n'a-t-elle pas d'abord un agent de diffusion qui est le salarié lui-même, qui permet sans doute d'imprégner les familles, le territoire, les acteurs locaux, les élus de cette culture ?
Vous l'avez dit, il y a quand même un enjeu de compétences. L'enjeu aujourd'hui pour des territoires comme les nôtres – nous le voyons – est qu'il y a des métiers sous tension. Ce sont notamment des métiers industriels. Le fait de tourner le dos à l'industrie donne les plus grandes difficultés du monde à recruter. Je ne citerai qu'un exemple, parce que je ne voudrais pas donner le sentiment que nous sommes sur un territoire sans rien. Nous avons une filière aéronautique très puissante en Normandie, où il y a généralement des métiers sous tension. Il y a une corrélation entre ce discours sur l'industrie et les difficultés qu'elle rencontre dans l'immédiat. Comment, à partir d'un événement de cette nature qui marque l'opinion et pour lequel l'émotion reste vive, pouvons-nous rebondir ? Pouvons-nous nous permettre, à l'échelle d'un territoire comme le nôtre, de candidater pour accueillir demain les sièges sociaux des sites spécialisés dans le risque ? Est-ce une solution parmi d'autres, comme a pu faire Toulouse, saisissant une opportunité de réorganisation d'un groupe pharmaceutique ?
Monsieur Crague, vous mettez en corrélation l'industrie, l'économie et l'écologie. En cohérence avec ce que vous dites, la France a perdu deux millions d'emplois industriels en 30 ans. Cela doit nous interpeller massivement. L'industrie représente 14 % du produit intérieur brut (PIB) en France, contre plus de 20 % en Allemagne. Petite lueur d'espoir : la « Une » de L'Usine Nouvelle de cette semaine consacre le fait que depuis 2017, nous enregistrons, en France, plus de créations que de fermetures de sites, ainsi qu'un nombre important de sites en extension, donc de la création nette d'emplois industriels, ce qui n'était pas arrivé depuis très longtemps.
Monsieur Brennetot, vous nous avez un peu plus déprimés sur la vision territoriale de la Métropole, même si vous ne faites que rappeler des choses que nous savions déjà. Il est vrai que cela ne fait pas forcément plaisir à entendre. Cela traduit bien l'échec des politiques publiques de ces 20 dernières années sur comment créer ce territoire métropolitain, cette capitale régionale de la Région Normandie. À ce stade, nous ne sommes pas encore tout à fait dans ce qu'il aurait fallu faire. Mais dans chaque échec – et Lubrizol doit être vécu comme tel pour le territoire et pour l'usine – il y a aussi une opportunité. Cela peut engendrer un « Wake-up call » pour nous inciter à travailler ensemble à créer quelque chose qui nous permette de ne pas être avant-derniers après Paris et avant Marseille en termes de volonté des citoyens de mettre en avant leur territoire.
Vous n'avez pas répondu à la question de ma collègue sur la communication de crise, et notamment sur comment l'améliorer à l'égard de la population. En parallèle, je m'interroge sur le document d'information communal sur les risques majeurs (DICRIM), ce document qui permet normalement d'informer la population sur les risques industriels et les comportements à avoir en cas de situation à risque. Ces DICRIM sont gérés par les communes et chacune a la liberté de faire ce qu'elle veut pour les mettre en avant. Celui de la ville de Le Petit-Quevilly est disponible assez facilement sur internet et le DICRIM de la ville de Rouen est inaccessible. Il faut se présenter physiquement à la mairie pour y avoir accès, ce qui fait que trois mois après l'incendie de Lubrizol, je ne l'ai toujours pas vu. C'est un peu l'arbre qui cache la forêt. On a l'impression que l'on fait des choses, alors qu'on ne fait rien, puisque personne n'est finalement informé des vrais risques et de ce qu'il faut faire. Pensez-vous qu'il faudrait essayer de faire les choses différemment ? Ou est-ce tout à fait convenable et nous pourrions nous satisfaire de cela ?
Il est évident que la communication ne peut être qu'améliorable, notamment par l'information des populations en amont, mais la culture du risque suppose d'aller bien au-delà de la simple information. Les gens n'iront pas plus sur le site internet qu'ils n'iront en mairie pour consulter des informations sur des risques dont les occurrences sont extrêmement faibles. Il faut aller au-delà, notamment par une sensibilisation. Vous aviez évoqué la question de l'ouverture des sites industriels au public, c'est important pour sensibiliser les populations à la fois aux enjeux en termes de production, mais aussi en termes de sécurité (ce qui s'y fait, comment on y travaille) et au-delà, par des exercices de confinement, des entraînements. Là, nous n'avons pas déclenché les sirènes parce que nous ne l'avions jamais fait ni de nuit ni de jour, hormis le fameux premier mercredi du mois à midi. Nous n'avons pas utilisé l'instrument de peur qu'il provoque un effet contre-productif supérieur à ce qu'il est censé résoudre. Si nous avons des outils, il faut les utiliser. Nous pouvons imaginer, bien au-delà des périmètres actuels des PPRT, mobiliser l'ensemble d'une agglomération sur des exercices, comme cela se fait dans certains territoires.
Vous mentionniez tout à l'heure le cas de l'agglomération du Havre et le pôle de Port-Jérôme. Des exercices de confinement y sont organisés. La population est équipée en petite mallette et sait comment faire. Il faudrait vérifier cela par des enquêtes un peu plus approfondies, mais du moins, ce genre d'exercice existe. Dans l'agglomération rouennaise, cela a fait défaut et nous pouvons y remédier. Ceci traduit une vision collective qui tend à nier l'industrie alors qu'elle est présente au coeur de la ville depuis le milieu du XVIIIe siècle, avec des accidents industriels, avec des risques. La dynamique qui se met en place à partir de l'entre-deux-guerres et qui s'est poursuivie jusqu'à aujourd'hui a abouti, ce qui est assez classique, à une déconnexion du coeur d'agglomération, des zones habitées, des zones de production. Cela s'est combiné à un renforcement des clivages géopolitiques locaux. Nous avons une dissociation fonctionnelle à l'intérieur de l'agglomération rouennaise et un clivage géopolitique local qui oppose rive gauche, rive droite, de telle manière que sur les plateaux nord, dans le centre-ville, on peut vivre en oubliant presque l'existence de ce tissu industriel très dense, ce qui est néfaste au vivre ensemble, ainsi qu'à la capacité à construire des projets de développement urbain cohérents.
J'ai inséré en diapositive un résumé du projet Seine Cité qui est porté par la métropole depuis plusieurs années et que je ne remets pas du tout en cause. La priorité du développement économique rouennais doit être les services spécialisés, c'est ce qui fait défaut. Nous avons quantité de projets industriels. Vous évoquiez le projet Seine Sud, le Grand Campus du Madrillet par exemple. Il y a l'économie circulaire, il y a le projet de gigafactory. Je n'ai pas de doute sur le fait que le rebond industriel a de bonnes chances d'avoir lieu, notamment parce que nous ne sommes dans une conjoncture de redressement industriel très récent, que nous pouvons saluer. L'enjeu pour l'agglomération rouennaise est de devenir une métropole en termes de services spécialisés, ce qui fait défaut aujourd'hui. Cela passe par une réflexion sur l'articulation fonctionnelle entre les services spécialisés et les activités industrielles, ce qui forme la base productive. Deux métropoles voient leurs emplois industriels fortement croître sur la dernière décennie, ce sont Montpellier et Toulouse, deux villes qui ont des fonctions métropolitaines absolument incontestables. Nous voyons bien qu'il n'y a pas d'opposition entre les fonctions industrielles et les services spécialisés, qu'il y a vraisemblablement des complémentarités à mettre en oeuvre. Reste ensuite à les rendre compatibles dans la ville.
Lubrizol est un cas particulier parce que c'est le site Seveso seuil haut le plus proche du centre. Quelqu'un évoquait tout à l'heure l'avenir de l'éco-quartier Flaubert. En termes d'attractivité, tous ces sites Seveso « seuil haut » comme « seuil bas » à proximité compromettent le développement du projet. Incontestablement, il faudra trouver des solutions. Une campagne est en train de démarrer, peut-être faudra-t-il poser la question au cours du débat et lorsque la nouvelle équipe à la tête de la métropole prendra ses fonctions. En tout cas, il ne s'agit pas de mettre toutes les usines classées en Seveso « seuil haut » à la campagne ou en périphérie. C'est totalement invraisemblable et éthiquement inacceptable. Par contre, ce site Lubrizol, avec une telle proximité du centre-ville, pose question. C'est un véritable enjeu de cohabitation fonctionnelle.
Vous évoquiez la question du silence. Il est déjà important de se rendre compte de ce dont on ne parle plus. C'est déjà recommencer un petit peu en parler, ce qui est capital.
Je me bats contre les lunettes statistiques. Quand nous décrivons les métropoles aujourd'hui, nous utilisons un indicateur de l'INSEE qui s'appelle les cadres des fonctions métropolitaines (CFM). Est métropole un lieu où il y a beaucoup de fonctions métropolitaines. Dans les métropoles, il y a les fonctions tertiaires supérieures, les cadres des fonctions métropolitaines. Les usines se trouvent en dehors des métropoles. La manière de voir la géographie économique française est une image très forte. Il faut commencer par essayer de voir les métropoles autrement et se rendre compte qu'à l'intérieur, il y a aussi des usines et de la fabrication. Ces lunettes-là, les CFM, ont tendu à le faire disparaître. Quand il y a un accident, on se rend compte qu'il y a aussi de l'industrie dans les métropoles françaises. L'Île-de-France est une grande région industrielle. Ce n'est pas qu'une city-region ou une ville globale qui concentrerait essentiellement des services high-tech aux entreprises.
L'avantage de Toulouse est qu'il y a Airbus. En fait, en Ile-de-France, il y a aussi plein d'aéronautique et parfois, on l'oublie. J'ai été amené il y a peu à discuter avec le responsable d'Air France Industries. Cette entreprise Air France Industries, c'est la maintenance, l'entretien et la réparation. Nous avons beaucoup parlé d'innovation et nous avons oublié que nous avions des systèmes techniques qu'il fallait entretenir, maintenir, faire évoluer. Lâchons un peu l'innovation. Même s'il y a de l'innovation dans la maintenance, il y a la maintenance prédictive, mais il faut nous ré-intéresser aux milieux dans lesquels nous vivons, pas à ceux dont nous rêvons. Intéressons-nous à notre environnement, qui est aussi industriel.
Dire que c'est un problème culturel est essentiel. Si nous avons perdu une forme de culture de l'industrie, cela veut dire qu'il faut reconstruire. Comment reconstruire une culture ? Qu'est-ce qu'une culture ? Cela a à voir avec ce que nous (les politiques, les managers, les familles) avons dans la tête à propos de l'industrie. Là, il y a vraiment quelque chose à changer dans les esprits. Dire ceci ouvre des perspectives en termes d'intervention publique. C'est tous azimuts et c'est aussi dans l'aménagement de l'espace.
Je ne connais pas Rouen, mais je connais un peu ce que font les Lyonnais. Ils ont la vallée de la chimie et ils y tiennent énormément ; c'est frappant. Les Lyonnais ont créé en 2015 une mission territoriale qui y est dédiée. Ils ont fait intervenir de grands urbanistes pour aménager ce territoire. Ils ont créé un concept de paysage productif. Ils font une connexion entre la chimie et l'environnement. Une autre manière de recréer cette culture de l'industrie est simplement de considérer que la transition écologique est un problème industriel, en articulant ces deux sphères de politiques publiques qui le sont assez peu. Nous ne ferons pas la transition écologique et énergétique sans avoir à développer et maintenir des compétences et des savoirs de chimie extrêmement importants.
Pour revenir sur la question du déficit manufacturier de la France, parmi les secteurs manufacturiers qui restent exportateurs, il y en a trois : d'abord, l'aéronautique – si nous ne vendions pas d'avions, nous serions dans une position inconfortable – l'industrie agroalimentaire, et la chimie. Il faut cultiver la chimie, l'entretenir et la valoriser. Les Lyonnais sont un bon exemple d'action publique concertée. Ils ont joué avec le PPRT et d'autres choses pour faire de ce Couloir de la chimie quelque chose d'important pour eux, pour la métropole, à travers tout un travail conceptuel et d'intervention. Le point positif de l'enquête que j'ai menée est qu'il y a des acteurs en France qui considèrent que l'industrie est cruciale, et qui ont déjà mené des actions. Cela vaut le coup de faire circuler cette expérience, de la porter à la connaissance de ceux qui sont plus en difficulté, comme l'agglomération rouennaise. Dans la planification urbaine à Rouen, il faut dire : « Nos chimistes et nos installations industrielles sont précieux, pas juste pour nous, mais aussi pour l'économie française ». Il est essentiel pour la Nation que l'industrie chimique à Rouen fonctionne, se développe et se maintienne.
Il est vrai qu'à Toulouse, nous sommes très attachés, très fiers et tous très réalistes sur le fait qu'Airbus est une dynamique formidable sur l'emploi et une vitrine exceptionnelle sur la région. Je défendrai toujours ce site, mais Airbus sait le défendre aussi en proposant des rencontres avec les habitants, en générant des visites de sites. Ce n'est pas un site chimique. C'est un site depuis lequel nous voyons s'envoler les avions. Un avion fait toujours rêver, alors qu'avec la chimie, c'est beaucoup moins !
Vous disiez que les sirènes n'ont pas été déclenchées après l'incendie et tant mieux, que chacun soit resté confiné. Juste après l'explosion à Toulouse, nous avons tous rempli nos voitures d'êtres chers, et avons tous essayé de partir. J'ai mis cinq heures pour faire cinq kilomètres, qui ne nous éloignaient pas du risque. C'est avant tout l'information qui doit être faite. Il y avait un gaz redoutable sur ce site AZF qui n'a pas été répandu. Si la population sort, forcément, elle s'expose davantage. C'est compliqué à expliquer et cela prend plusieurs années à faire, mais c'est indispensable.
Avant-hier, nous avons auditionné le groupe Lubrizol France. Il avait été évoqué la possibilité de disposer d'un fonds d'attractivité. Finalement, cela sera plutôt une démarche, sans pour l'instant en connaître exactement les contours. Si vous aviez un conseil à donner à ceux qui pourraient être en charge d'une campagne d'attractivité, dans une démarche portée par des collectivités et des acteurs privés, quels conseils leur donneriez-vous ?
Il est important d'avoir une stratégie de communication qui soit inclusive à l'égard des populations et des entreprises. Il faut les mobiliser et assumer enfin ce qu'est Rouen, c'est-à-dire une grande ville avec un passé glorieux, une multitude de monuments prestigieux et qui a participé à l'aventure industrielle depuis le départ, depuis le milieu du XVIIIe siècle. Ce passé vraiment original m'a toujours étonné. Avec l'histoire de Lyon, Rouen fait partie des plus vieilles villes industrielles du pays. Elle a été une ville d'innovation, d'ouverture, intégrée à toutes les vagues de mondialisation. Cela peut être un élément très fort.
Néanmoins, il ne faudrait pas laisser croire que l'attractivité se construit exclusivement par de la communication. Il y a des verrous structurels et matériels qui bloquent le développement économique de Rouen, y compris des activités industrielles. Une des principales difficultés des entrepreneurs est d'attirer des salariés. Vous évoquiez l'aéronautique. Celle-ci peine à se développer dans la vallée de la Seine parce qu'elle a du mal à attirer du personnel. Ceci ne tient pas du tout à la qualité du cadre de vie de Rouen, qui est somme toute à peu près équivalente ailleurs. La connexion avec le reste du territoire, pas seulement l'agglomération parisienne, mais aussi la ligne nouvelle Paris-Normandie, qui fait relativement consensus, semble absolument indispensable sur le plan économique. Si nous voulons que le quartier Saint-Sever devienne un complément du centre-ville historique sur le plan des activités de services, une gare doit y être construite, et sans doute pas à l'horizon 2040-2045, comme nous pouvons le craindre aujourd'hui. Dans les opportunités à provoquer, il y a sans doute quelques équipements à mettre en oeuvre, sans lesquels les stratégies de communication ne suffiront pas.
Dans la continuité de mon propos, je m'appuierai sur ce qu'ont fait les Toulousains dans l'aménagement post AZF, et ce que font les Lyonnais. Ils font appel à des artistes urbanistes pour créer des espaces remplis de sens. Comme disait Pierre-Emmanuel Reymund, qui a été un des acteurs importants de ce projet, il faut que cela se voie sur Google Maps. L'idée est donc d'investir un espace. La capacité d'agir d'une collectivité aujourd'hui, en termes de développement économique, est l'aménagement spatial. Il faut utiliser ce levier-là pour signaler quelque chose dans l'espace en lien avec ce à quoi tiennent les Rouennais, la communauté, les responsables politiques, et ce qu'ils veulent valoriser. Il faut faire appel à des professionnels qui ont cette compétence. Qu'il s'agisse de l'aménagement d'AZF, mais aussi de la Vallée de la chimie, on fait travailler des urbanistes pour trouver un concept et l'insuffler dans un espace ; c'est frappant…
J'ai eu une idée quelques jours après l'incendie pour rebondir, après avoir lu des réactions de collègues spécialisés en marketing qui insistaient sur la nécessité d'assumer le passé : pourquoi ne pas imaginer un grand événement ou même un équipement de type musée qui serait un Mémorial de l'aventure industrielle, qui réfléchirait au passé, à ce que cela a représenté sur le plan technologique, sur le plan économique, sur le plan social et politique. De la même façon qu'il existe un Mémorial de la Paix à Caen, Rouen pourrait prétendre porter un tel équipement qui permettrait sans doute de changer le paradigme et le regard sur l'industrie en France, afin d'intégrer le passé, mais aussi d'imaginer les horizons possibles ; comment faire en sorte que l'industrie puisse prendre place dans des projets de développement durable ? Il y a énormément d'industriels qui sont impliqués dans la recherche de moyens pour rendre la production compatible avec la durabilité.
Nous vous remercions pour vos contributions et pour ces propos éclairants ; plus éclairants que déprimants, ils organisent un rebond. Ils nous permettront de tracer des perspectives. Si vous avez, d'ici la fin de nos travaux, d'autres contributions à mettre à notre disposition, n'hésitez pas à le faire. Merci, encore une fois.
La séance est levée à dix heures quinze.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'incendie d'un site industriel à Rouen
Réunion du jeudi 19 décembre 2019 à 9 h 05
Présents. - M. Damien Adam, M. Christophe Bouillon, M. Pierre Cabaré, Mme Annie Vidal, M. Hubert Wulfranc
Excusés. - M. Pierre Cordier, M. Sébastien Leclerc