Intervention de Jean-Bernard Lévy

Réunion du mercredi 18 décembre 2019 à 16h30
Commission des affaires économiques

Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d'EDF :

Je vous remercie de m'avoir invité à vous présenter le plan d'action qui fait suite au rapport établi par M. Jean-Martin Foltz, qui était venu en exposer ici même les conclusions et recommandations.

Ce plan d'action, nous l'appelons Excell. Sa réussite est un enjeu majeur, non seulement pour EDF et pour la filière nucléaire française en général, mais aussi pour les engagements pris par notre pays. Derrière la question énergétique se cachent des enjeux d'indépendance, de croissance et de développement, de pouvoir d'achat et de compétitivité… Il y va aussi de notre capacité à lutter contre le réchauffement climatique. Car, si la France enregistre une meilleure performance que tous ses voisins en matière d'émissions réduites de dioxyde de carbone, c'est lié à la part importante de la production d'électricité d'origine nucléaire dans notre pays.

En 2015, EDF a été désigné comme chef de file de la filière nucléaire française. À ce titre, nous avons créé Edvance, filiale commune d'EDF et de Framatome. Quelques mois plus tard, nous avons pris le contrôle de Framatome. C'est donc bien à EDF qu'il revient d'entraîner l'ensemble de la filière, pour lui faire retrouver le niveau d'excellence industrielle qui aurait dû rester le sien.

Comme l'a déclaré le ministre de l'économie et des finances, M. Bruno Lemaire, nous devons préserver notre souveraineté énergétique. Le plan Excell est notre réponse à cette exigence. Les mesures qui le composent montrent que nous mettons tout en oeuvre pour corriger les dysfonctionnements constatés et retrouver le niveau de qualité, de rigueur et d'excellence atteint au cours de la construction et de l'exploitation du parc nucléaire actuel. Nous devons créer les conditions d'un renouveau du nucléaire français, de façon à inspirer confiance pour le jour où l'État aura à décider de la relance de la construction de nouvelles centrales nucléaires.

Dans ce cadre, à la suite d'un discours du Président de la République tenu en novembre 2018, le Gouvernement nous a demandé de lui remettre, à la mi-2021, un dossier complet pour permettre de décider – ou non – de la construction de six réacteurs EPR de nouvelle génération. Nous y travaillons d'arrache-pied et nous agissons de manière à remettre la filière nucléaire à un niveau d'excellence qui permettra cette décision.

Nous sommes confrontés à un double impératif. D'abord, le défi climatique impose de produire une énergie toujours plus décarbonée. Cela passe par une diminution massive des émissions de gaz à effet de serre, produites notamment par les centrales utilisant les énergies fossiles – principalement chez nos voisins, d'ailleurs, plus qu'en France. Ensuite, à l'ère du digital, EDF doit relever le défi de catalyser la croissance, l'innovation et le numérique, pour les pays les plus en avance dans le développement nucléaire, telle la France, aussi bien que pour ceux qui s'y engagent seulement. Nous devons pouvoir démontrer à tous les habitants de la planète que l'électricité, dont on sait qu'elle sera la principale source d'énergie du XXIe siècle, peut être abondante, permanente, peu onéreuse et contribuer à la préservation de la planète.

Dans des rapports tout à fait récents, l'Agence internationale de l'énergie et le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ont montré que, pour concilier croissance et environnement, le nucléaire est et sera indispensable. Dans la loi française, on prévoit un socle nucléaire à hauteur de 50 % de la production d'électricité en 2035. Nous devons donc atteindre un mix équilibré entre nucléaire et énergies renouvelables. Il est fixé par la loi énergie-climat. À ce titre, nous consacrons des investissements massifs au développement des énergies renouvelables et du stockage. En même temps, le maintien d'une part de nucléaire est cependant indispensable pour répondre aux objectifs climatiques de neutralité carbone de la France en 2050, tels que vous les avez vous-mêmes adoptés.

Or tant que le stockage de l'électricité en grande quantité et sur une très longue durée – dit stockage inter-saisonnier, en particulier de l'été vers l'hiver – n'aura pas réalisé des avancées majeures, si l'on ne produisait pas à partir de nucléaire, il faudrait se résigner à recourir à des centrales au gaz pour assurer, au minimum, la sécurité d'approvisionnement. Mais il faudrait importer ce gaz, ce qui serait nuisible à l'économie française et à notre indépendance. En outre, ce gaz émettrait du dioxyde de carbone, ce qui serait très mauvais tant pour le climat que pour la situation économique des systèmes énergétiques.

Comme le souligne M. Jean-Martin Folz dans son rapport, la technologie de l'EPR fait la preuve de sa pertinence à Taishan, en Chine, puisque deux réacteurs y sont en fonctionnement. Les difficultés indéniables de construction rencontrées en Finlande, à Olkiluoto, par Areva et à Flamanville par EDF ne doivent pas faire oublier cette réalité.

Je ne voudrais pas du tout vous donner l'impression que nous sous-estimons les difficultés rencontrées par la filière nucléaire française. Les déconvenues de Flamanville sont là pour le montrer : la filière nucléaire française connaît des temps difficiles. Cela fait naître des interrogations, des inquiétudes, des critiques, des difficultés industrielles. Cela fragilise la confiance que les Français accordent, encore majoritairement, à l'énergie nucléaire.

Il est de notre devoir de remettre la filière nucléaire au niveau d'excellence qui doit être le sien, tout en maintenant la priorité absolue à la sécurité et à la sûreté. De ce double point de vue, la filière n'a pas cessé d'être exemplaire. Elle continuera à l'être en ces matières, sous la surveillance vigilante des autorités publiques et indépendantes, notamment de l'Autorité de sûreté nucléaire, l'ASN.

J'en viens à l'aspect industriel. En ce domaine, la filière nucléaire n'a pas réussi aussi bien que d'autres industries françaises, telles que l'aéronautique, le spatial ou l'automobile, à maintenir les meilleurs standards en matière de qualité et d'organisation industrielle. De ce point de vue, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire et comme je le répète, je partage les conclusions du rapport de M. Jean-Martin Folz, lorsqu'il estime que nous avons subi des prévisions irréalistes, des erreurs techniques, des pertes de compétences, de mauvaises relations entre les acteurs, des absences en matière de culture de la qualité, des failles de gouvernance, mais aussi des évolutions des réglementations en vigueur pendant la phase de construction. Je dresse devant vous un constat sans concession.

Il nous faut lancer le sursaut. Nous devons nous mobiliser pour retrouver le meilleur niveau de qualité industrielle et pour redonner confiance. Confiance aux pouvoirs publics et, plus particulièrement, à la Représentation nationale, lorsqu'ils devront décider s'il faut construire de nouvelles centrales. Confiance à l'Autorité de sûreté nucléaire, qui nous alerte sur l'érosion de la performance, qui touche non seulement les constructions neuves mais aussi le parc existant. Confiance aux acteurs de la filière, désormais rassemblés dans le groupement des industriels français de l'énergie nucléaire, ou GIFEN. Confiance, enfin, aux salariés, dont certains peuvent encore douter de l'avenir de leur filière, et à ceux qui ne nous ont pas encore rejoints et hésitent à le faire, compte tenu des incertitudes.

Le plan Excell est axé sur trois thèmes principaux : la qualité industrielle, les compétences et la gouvernance des grands projets. La traduction concrète du plan inclura la création d'un poste de délégué général à la qualité industrielle et aux compétences. Je vais le recruter dans l'industrie française, mais non dans le nucléaire, car nous devons nous remettre en cause, en tirant profit des meilleures pratiques d'autres industries. Cette personne n'est pas encore embauchée, mais son recrutement est une priorité. Elle pilotera l'exécution du plan d'action, qui prévoit de premiers jalons dès 2020.

Le premier grand volet du plan d'action, c'est de rehausser le niveau de la qualité industrielle au même niveau que celui de la sûreté nucléaire. Qualité et sûreté se nourrissent l'une et l'autre de rigueur, de transparence et de professionnalisme. Le vecteur essentiel de la qualité industrielle sera de rassembler les acteurs sur les meilleures pratiques. Nous le ferons au sein du GIFEN, qui a créé cette année même une commission « qualité – sûreté ».

En matière de qualité industrielle, le plan comporte trois actions emblématiques.

Premièrement, il prévoit une révision en profondeur de notre relation client-fournisseur. Nous considérons que celle-ci est aujourd'hui déséquilibrée, parce que nous n'avons pas suffisamment aligné les intérêts d'EDF et ceux de ses fournisseurs. Je l'ai dit aux chefs d'entreprise que j'ai rencontrés vendredi dernier, à l'occasion de l'annonce du plan, les relations contractuelles entre EDF client et ses fournisseurs seront très prochainement revues, pour être modernisées et être plus en phase avec les meilleurs standards de l'industrie. Ainsi, un fournisseur ne pourra plus être exposé, au titre des pénalités et de sa responsabilité, à un risque supérieur à la valeur du contrat, comme cela était le cas depuis quelques années. Le choix des fournisseurs valorisera davantage les critères de qualité. Nos partenaires industriels seront plus systématiquement associés à l'élaboration des spécifications dans le cahier des charges et à l'analyse de la difficulté à construire, ou « constructibilité ». Nous avons déjà commencé sur le programme EPR 2, que nous préparons et pour lequel nous avons besoin de devis étayés. De premiers appels d'offres ont été lancés en septembre. Nos clauses contractuelles seront simplifiées pour les rendre plus lisibles et accessibles. Au cours des trois prochains mois, nous allons procéder à la révision des cahiers des charges dans nos contrats.

Deuxièmement, nous allons adapter aux projets neufs un nouveau schéma de qualification des fournisseurs. Il étendra les exigences en matière de qualité à nos sous-traitants, y compris à nos sous-traitants de rang 2 et 3.

Troisièmement, chose innovante dans une industrie qui ne l'a pas encore pratiqué jusqu'à présent, nous mettrons en oeuvre, sur les opérations les plus sensibles – dont nous devons encore définir le périmètre –, une qualification des procédés de fabrication, ainsi que des outils de traçabilité inviolables. En effet, pour certaines pièces, une fois construites, le contrôle qualité ne peut pas être réalisé sans la détruire, tandis que nous peinons à le conduire au cours de la phase de mise en service opérationnelle. Seule une qualification du procédé de fabrication et un suivi rigoureux de celui-ci permettent de garantir la qualité de la pièce. Cela permettra de retrouver une vision plus concrète, proche du métier, de la qualité au service de la sûreté nucléaire.

Ce volet de qualité bénéficiera également du fonctionnement en entreprise étendue, en s'appuyant sur le numérique. La transition numérique engagée par EDF et coordonnée avec la commission numérique du GIFEN va permettre de transformer l'ingénierie nucléaire en une ingénierie centrée sur la donnée, ou data centric. Mise au coeur des processus tout au long du cycle de vie, la donnée permettra une meilleure traçabilité ainsi qu'une réduction des erreurs. Les jumeaux numériques et les outils de gestion de projets numériques permettront aussi de partager avec les différentes parties prenantes les meilleures pratiques et les grands éléments des projets, dans des environnements bien mieux sécurisés.

Le deuxième volet essentiel du plan, c'est le renforcement des compétences. Le domaine du nucléaire est bien sûr dépendant de décisions politiques, qui obéissent à une logique et des horizons de temps qui ne sont pas ceux de l'industrie, laquelle vit dans le temps long, voire très long. Le rapport Folz le dit très bien, la filière n'a pas été mise en situation de gérer ses compétences dans la durée. Nous avons besoin d'une visibilité très importante dans une industrie comme la nôtre.

Il nous faut maintenant restaurer nos compétences, en nous attachant à en disposer pour nos grands programmes. Citons le Grand carénage qui a commencé en 2014, la fin de Flamanville 3, la construction, au Royaume-Uni, de la centrale d'Hinkley Point à peu près au tiers de sa réalisation, les projets indiens et britanniques et l'EPR 2, encore en gestation, en attendant la décision du Gouvernement français sur les prochains réacteurs à construire.

En matière de compétences, le premier point, c'est la formation. À travers la commission « compétences et formation » du GIFEN a déjà été engagé un plan de formation pour que la filière dispose des ressources nécessaires. Ce plan associe d'ailleurs l'opérateur de compétences de l'industrie, prévu par la loi sur la formation professionnelle, et les administrations concernées, sur le plan national comme territorial. Ces initiatives concernent tant les grands groupes que les petites et moyennes entreprises (PME) et les très petites entreprises (TPE). Elles incluent des partenariats avec les écoles d'ingénieurs et les centres de formation de techniciens. EDF consolidera cette démarche avec la création d'une université virtuelle des métiers du nucléaire, qui rassemblera l'ensemble des informations et formations nécessaires à l'acquisition de compétences.

Le deuxième point concerne le soudage. De toute évidence, nous avons perdu beaucoup de compétences en ce domaine. Nous avons besoin d'un redressement majeur, qui va toucher nombre des entreprises concernées dans la filière. Nous allons donc engager un plan spécifique pour le recrutement et la formation en nombre suffisant de soudeurs disposant d'une qualification de niveau nucléaire, qui n'est pas courante.

Le troisième point en matière de compétences concerne l'ingénierie nucléaire. Il est indispensable d'y créer un véritable outil de gestion des savoirs, ou knowledge management, doté d'un budget spécifique. Nous voulons qu'il se déploie dans tous les différents centres et bureaux d'études de l'ingénierie nucléaire. L'outil permettra de décloisonner les centres d'ingénierie d'EDF, y compris ceux d'Edvance, et de faciliter les parcours croisés entre exploitation et construction. On cherchera aussi à faire appel à des ingénieurs venant d'autres secteurs industriels ; ils sont aujourd'hui trop peu nombreux. Nous avons besoin d'ingénieurs disposant d'une grande expérience dans des industries de pointe, car nous avons un peu vécu en vase clos au sein des bureaux et centres d'étude du nucléaire.

Nous allons mener d'autres actions en matière de compétences et de gestion des carrières. Par exemple, nous allons renforcer et systématiser la formation à la gestion de projet. C'est déjà un objectif interne chez EDF depuis 2016. Ainsi, la totalité des managers de projet expérimentés et seniors auront reçu une formation certifiée aux meilleurs standards internationaux dans les deux prochaines années. Nous allons aussi mieux faire travailler les chefs de projets avec les spécialistes de la gestion de contrat, ou contract management, que nous avons instaurée depuis 2015.

Enfin, un troisième volet complétera ces volets compétences et qualité : celui de la gouvernance, ou de la gestion, des grands projets nucléaires. À défaut de client externe, tout grand projet aura un « client interne », qui aura pour rôle de valider les conditions de lancement du projet, de définir ses objectifs, d'approuver et suivre les principaux contrats et d'être le garant de la culture de la sûreté nucléaire et de la qualité industrielle. Je présiderai moi-même un comité stratégique qui fédérera les différents clients internes. La semaine dernière, j'ai prévenu le conseil d'administration que je le tiendrai régulièrement informé de l'avancement de ces grands projets, comme je le fais déjà pour Flamanville, Hinkley Point et pour le Grand carénage.

Le délégué général à la qualité industrielle et aux compétences, dont je viens d'annoncer l'embauche imminente, devra piloter l'exécution du plan. Il aura donc un rôle prépondérant pour analyser les problèmes et mettre en place les solutions et les meilleures pratiques, tant chez EDF que chez Framatome et à l'intérieur de la filière.

Je vais dédier un budget de 100 millions d'euros à l'ensemble du plan Excell, qui sera mis en place sur les exercices 2020 et 2021.

Pour ce qui est du calendrier, nous allons franchir les premiers jalons de la mise en place du plan Excell dès le premier trimestre de l'année 2020, car la mobilisation est immédiate. D'autres actions seront mises en oeuvre tout au long de l'année 2020 – il nous faudra quelques mois, car ce ne sera pas si facile.

Comme vous le voyez, ce plan est très concret et il va entrer en application immédiatement. Je peux vous citer quelques-uns de ses jalons, à savoir le lancement du plan soudage, la mise en place d'un client interne, la démarche structurée de gestion des savoirs ou le lancement d'un processus de qualification des procédés industriels. Nous essayons d'agir de façon très déterminée pour corriger les dysfonctionnements identifiés et synthétisés dans le rapport de M. Folz.

J'espère que nous arriverons à mobiliser tous les leviers. C'est, en tout cas, notre responsabilité, en tant que chef de file de la filière, de rétablir une industrie nucléaire performante, qui pourra redevenir conquérante à l'international. C'est aussi notre devoir de donner à l'État toutes les clés des décisions qu'il aura à prendre, le moment venu, pour lancer de nouvelles constructions.

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