Je m'attendais à ce que vos questions dépassent un peu le thème des conséquences du rapport de M. Jean-Martin Folz. Je suis à votre disposition pour élargir mon propos au-delà des strictes questions de qualité, de compétences et de gestion de projets. Nos rencontres ne sont pas si fréquentes que l'on puisse ne pas trouver utile de parler de l'ensemble des sujets.
Monsieur Cellier, le rapport Folz rappelle comment le projet de Flamanville a été lancé, il y a quasiment vingt-cinq ans, dans un cadre franco-allemand. Les décisions ont été préparées puis gelées pendant un quinquennat. Durant cette période charnière entre deux siècles, la filière ne prépare donc pas de construction. Puis Areva gagne un contrat en Finlande sur la base des études qui ont été réalisées sur l'EPR. L'avenir montrera que ce contrat était beaucoup trop optimiste et précipité. Deux ans plus tard, EDF lance la construction de Flamanville, là aussi, par une décision précipitée, comme on peut le voir aujourd'hui.
Depuis quelques années, nous avons rattrapé une partie des difficultés qui ont été créées par la double contrainte dans laquelle était EDF. Sur le plan programmatique, certains gouvernements ont souhaité construire de nouvelles centrales après la fin du programme, avec le palier N4 à Chooz et à Civaux ; d'autres gouvernements ne l'ont pas voulu. Nous avons aussi rattrapé les difficultés qui sont indiscutablement nées d'une décision précipitée, peut-être parce que du retard avait été pris, peut-être en raison de la rivalité entre Areva et EDF qui a fait beaucoup de tort à la filière et qui est désormais derrière nous. Petit à petit, on s'est aperçu que Flamanville souffrait des difficultés que j'ai énumérées dans mon propos introductif, et un certain nombre de mesures ont été prises.
Mme Batho et M. Herth me demandent pourquoi lancer un plan aujourd'hui et pourquoi on a rencontré des difficultés successives à Flamanville tandis que les choses se sont mieux passées à Taishan. Il est difficile de faire une réponse synthétique, tant les critères sont nombreux et leurs facettes diverses. Comme l'indique le rapport de M. Jean-Martin Folz, la gouvernance du projet de Flamanville n'a manifestement pas été à la mesure des enjeux. Je crois que les choses ont changé en 2015, lorsque j'ai nommé un chef de projet pour la période 2015-2019. Celui-ci prendra d'autres responsabilités le 1er janvier 2020, date à laquelle son successeur, qui est d'ores et déjà présent, prendra officiellement ses fonctions. C'est donc une véritable direction de programme que j'ai créée, avec un chef de projet ayant en main l'ensemble des responsabilités : sur l'ingénierie, le chantier, les budgets, les personnes, les contrats, etc. Mais il est clair que cette décision est arrivée tardivement et que cela n'a pallié qu'une partie des difficultés.
Au-delà de la gouvernance et du caractère intermittent des décisions de l'État en matière de programmation de centrales nucléaires, l'autre source de difficultés réside dans l'absence de construction. Alors qu'en Chine il y a eu simultanément vingt chantiers de construction de centrales nucléaires, en France, il n'y a eu, depuis le milieu des années 1990, que celui de Flamanville. Certains sujets sont liés à la conception – a-t-on fait la bonne étude, la bonne justification de sûreté, les bons calculs ? –, d'autres sont tout simplement liés à l'exécution des chantiers. Depuis trois ans, nos problèmes relèvent presque exclusivement de la qualité des soudures, que les Chinois peuvent maîtriser d'autant mieux qu'ils ont à souder des pièces métalliques sur des centrales nucléaires dans vingt chantiers à la fois, là où nous n'en avons qu'un seul. Il ne faut pas se voiler la face, l'une des différences essentielles, c'est bien celle-là.
Monsieur Herth, vous avez cité l'Autorité de sûreté nucléaire. À mon niveau, je n'ai pas connaissance du moindre sujet sur lequel la sûreté des deux EPR de Taishan auxquels nous participons aurait été mise en cause en Chine. Certains des ingénieurs d'EDF pourraient trouver, lorsqu'un problème se pose, que les choses vont un peu plus vite en Chine qu'en France. Là aussi, il faut se demander si la réactivité de l'autorité de sûreté chinoise n'est pas liée au fait qu'elle doit gérer vingt chantiers en même temps. Je ne retiens donc pas comme raison des difficultés que nous avons eues à Flamanville une différence d'appréciation des critères de sûreté entre la Chine et la France. Par contre, je retiens que nous ne nous sommes pas assez élevés nous-mêmes, chez EDF et chez Areva puis Framatome, contre des changements de réglementation en cours de chantier – certains que nous avons proposés nous-mêmes, d'autres que nous avons subis. De toute évidence, c'est quelque chose qui n'aurait pas dû se faire ; il faut des règles du jeu stables au moment où l'on démarre un grand projet comme celui-là, on ne peut pas vivre dans l'instabilité.
Oui, Madame Battistel, nous en sommes arrivés là par manque de savoir-faire lié au manque de constructions, par manque d'expérience.
Le plan n'a pas été prévu plus tôt parce que le chantier ne s'est pas mal déroulé de 2015 à 2018. Avec mes équipes, nous avons travaillé, pendant le premier semestre 2015, sur un nouveau devis et une nouvelle date objective de mise en service. Nous avons tenu trois ans sur ces bases-là, puis nous avons rencontré des problèmes successifs de soudage qui ne nous ont pas permis de maintenir le délai ni le devis. Pendant ces trois ans, toutefois, nous avons résolu des problèmes apparus sur le chantier. Nous avons notamment rencontré des difficultés sur la teneur en carbone du fond de cuve et du couvercle, que nous avons résolues avec l'Autorité de sûreté nucléaire. Des décisions ont été prises après une instruction assez longue et très approfondie de l'ASN sans que cela nuise au budget global et à la date de mise en service de Flamanville. Pendant cette période de trois années, donc, les choses n'ont pas été parfaites mais il n'y a pas eu de dérives.
Sur 300 000 soudures à Flamanville, nous avons rencontré des problèmes sur une cinquantaine, une soixantaine tout au plus. Aussi ne peut-on pas dire que tout a été mal fait. Sur le circuit primaire, nous avons eu à faire des soudures aussi difficiles que sur le circuit secondaire principal, qui se sont bien déroulées. Sur le circuit secondaire principal, nous avons eu un phénomène inattendu, celui que M. Jean-Martin Folz décrit très bien et qui met en péril, aux yeux de l'Autorité de sûreté nucléaire, la capacité du réacteur à être mis en service. Même si EDF a soumis à l'ASN une opinion contraire sur ce sujet, c'est, par définition, l'avis de l'Autorité de sûreté nucléaire qui prévaut. Nous avons donc à réparer, là où nous avions proposé, dans une première étape, de ne pas le faire, et, dans une deuxième étape, d'attendre avant de le faire. Cela n'a pas été considéré comme satisfaisant par l'ASN et nous nous sommes alignés sur sa décision. Puis nous nous sommes demandé pourquoi nous en étions arrivés là. D'où l'idée du rapport de M. Jean-Martin Folz, pour reprendre, sur la longue durée, les différents déboires du chantier, essayer de trouver une explication puis mettre en place ce plan qui vise clairement l'ensemble de la filière, mais surtout à faire en sorte que les choses soient mieux anticipées lors de la construction des futurs réacteurs.
Monsieur Cellier, vous avez parlé d'associer les territoires et la filière au plan Excell sans se restreindre aux très grandes sociétés. Je partage totalement votre point de vue. À la suite de la restructuration de la filière qui a été décidée par la Présidence de la République en juin 2015, nous avons créé le GIFEN, un peu sur le modèle du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS). C'est au travers du GIFEN que l'on va toucher l'ensemble des acteurs de la filière : les territoires et les entreprises, de rang 1 ou 2, mais aussi de rang 3 et parfois plus.
L'université des métiers que nous envisageons de créer n'est pas une université physique, elle n'est pas dans un lieu précis du territoire. Elle a vocation à se déployer partout où il y a des acteurs du nucléaire, des centrales nucléaires ou des installations d'Orano – Orano et son écosystème sont évidemment des participants actifs au sein du GIFEN. Nous allons nous appuyer sur ce tissu industriel ainsi que sur le pôle nucléaire de Bourgogne, pôle de compétitivité qui a été créé il y a quelques années, qui est implanté principalement en Bourgogne mais qui rayonne sur le territoire. Provence-Alpes-Côte d'Azur, Auvergne-Rhône-Alpes, Normandie et Hauts-de-France sont aussi des régions où les préoccupations autour de la filière nucléaire sont particulièrement fortes ; j'ai eu l'occasion de m'en entretenir avec les présidents de chacune d'entre elles.
Nous sommes très conscients de la nécessité d'associer le territoire et d'aller chercher la capillarité. Cela permettra, de surcroît, de rassembler davantage les bonnes volontés pour que l'université des métiers du nucléaire soit une réussite, ses formations étant de qualité. Un programme a déjà été lancé au sein du GIFEN pour aller à la rencontre des lycéens et leur faire comprendre les mérites et les perspectives de la filière nucléaire, en particulier dans le métier du soudage dont on sait que c'est évidemment aujourd'hui un peu notre talon d'Achille.
Vous avez posé des questions sur les référentiels de certification et sur le détail du cahier des charges contractuel. Je ne peux pas vous en donner le détail aujourd'hui, car il est en train d'être finalisé au sein du groupe EDF, mais je me suis engagé à ce qu'il soit totalement mis en oeuvre à la fin du premier trimestre de 2020. Nous aurons ainsi une relation harmonisée et modernisée au sein de la filière. Nous allons utiliser des normes internationales récentes qui ont associé au sein des organismes de normalisation des acteurs de tous les pays, y compris des acteurs français. C'est la norme ISO 19443, qui est maintenant reconnue au plan international, qui servira de guide de référence pour la totalité des projets neufs. On ne peut pas faire les choses du jour au lendemain sur le parc existant. Aussi un programme nous permettra-t-il d'appliquer progressivement cette norme récente, puisqu'elle date de fin 2018, à l'intérieur des prestations pour le parc existant, de façon à ne pas demander à notre chaîne d'approvisionnement des bouleversements trop rapides dans ses pratiques industrielles.
Les autres questions que vous avez posées concernent surtout le mix électrique et les problèmes de stratégie. Je rappelle que la programmation des moyens de production de l'électricité appartient à l'État et non à un opérateur, fût-il EDF. Dans certains domaines, par exemple celui des énergies renouvelables, l'État lance des appels d'offres ; EDF en gagne certains et pas d'autres. C'est l'État qui définit la programmation des moyens de production de l'électricité, dans un cadre légal que vous fixez au sein du Parlement, à travers une programmation pluriannuelle de l'énergie – l'actuelle est presque terminée et la prochaine nous amènera jusqu'à la fin de l'année 2028. EDF inscrit sa propre stratégie à l'intérieur de cette programmation. Nous la préparons au sein de l'entreprise et nous en parlons très régulièrement en conseil d'administration où siège un commissaire du Gouvernement – actuellement, une commissaire. De par la loi, ce commissaire du Gouvernement peut remettre en cause une décision présentée au conseil d'administration d'EDF, qui ne serait pas cohérente avec la stratégie nationale en matière de programmation des moyens de production d'électricité, ou plus généralement avec la stratégie nationale bas-carbone. Nous sommes donc très encadrés dans les décisions que nous avons à prendre au sein du conseil d'administration, non seulement par les dispositions légales mais aussi par la présence d'un commissaire du Gouvernement.
À ce titre, Madame Batho, je crois qu'il n'y a pas de doute que les gouvernements successifs nous ont demandé de préparer la construction de nouveaux EPR. Je n'étais pas en poste lorsque vous occupiez l'Hôtel de Roquelaure…