Il me revient ce matin de vous présenter le projet de loi autorisant l'approbation de deux accords de coopération en matière de défense, l'un avec la République de Chypre et l'autre avec celle d'Albanie, afin que notre commission émette un avis sur ce texte, dont nos collègues des Affaires étrangères se saisiront mercredi prochain.
Permettez-moi, en préambule, de vous dire combien il importe à mes yeux que notre commission se saisisse pour avis de ce type d'accords. Non que la commission des Affaires étrangères ait jamais manqué d'y accorder une attention soutenue, bien au contraire, mais je crois que ces accords méritent également un examen sous un angle de vue quelque peu différent de celui des Affaires étrangères.
Je crois sincèrement qu'il y a une spécificité « défense » dans l'approche de ces questions et qu'il est de notre responsabilité d'y travailler, en complément de l'approche générale, « tous azimuts » des Affaires étrangères.
Une analyse des accords de coopération militaire au prisme des enjeux de défense me semble d'autant plus importante que, d'une part, la coopération est au coeur de notre posture de défense et que, d'autre part, elle se résume de moins en moins au jeu des grandes alliances, des grands blocs. Je ne veux pas empiéter sur ce que notre collègue Philippe Folliot dira de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), bien entendu, ou sur les débats de nos tables rondes des 20 et 27 novembre. Cela étant, il me semble, schématiquement, que l'évolution du monde appelle notre pays à tisser des partenariats bilatéraux ou régionaux diversifiés, et entretenir des relations privilégiées de coopération avec nombre de partenaires différents.
Tel est le cas avec Chypre comme avec l'Albanie. Sans qu'il faille y voir de ma part le signe d'une préférence ou la marque d'une préséance, je commencerai par l'accord franco-chypriote.
Cet accord est somme toute de facture classique. Il se substitue à un précédent accord datant de 2007, et comporte des clauses assez habituelles dans ce genre d'instruments. Son intérêt tient plutôt à ce qu'il marque une volonté de resserrement du partenariat franco-chypriote dans un contexte stratégique de plus en plus tendu. Le principal facteur de tension, ce sont évidemment les pressions turques qui se traduisent notamment par des manoeuvres navales d'intimidation autour des plateformes pétrolières offshore au large de l'île.
En effet, d'importants gisements gaziers ont été découverts au large de Chypre, ce qui a contribué à une modification des équilibres géostratégiques en Méditerranée orientale. Chypre a privilégié, pour l'exploitation de ces gisements, deux partenaires : la France et l'Italie, pour lesquelles Total et ENI ont obtenu des concessions.
L'existence de telles richesses a conduit les Turcs à faire du droit international maritime une lecture très personnelle, et contestable, arguant que les îles telles que Chypre n'ont pas de plateau continental, donc pas de zone économique exclusive (ZEE).
De surcroît, la lecture faite par la Turquie du droit de Montego Bay comporte un paradoxe. Tout en déniant à Chypre le droit de revendiquer une ZEE, les Turcs estiment que la zone qu'ils occupent depuis 1974 au nord de l'île, et qu'ils sont les seuls à reconnaître sous le nom de République turque de Chypre du Nord (RTCN), aurait le droit de revendiquer des droits souverains sur une ZEE qui mord sur celle de Chypre.
C'est ainsi que la marine turque a tenté, en juillet 2017, de contraindre un navire de Total à faire demi-tour, alors qu'il se rendait dans une zone de prospection offshore qui a été concédée aux Français. Une frégate française croisant aux alentours a su prendre les mesures nécessaires pour que ce soient les Turcs qui fassent demi-tour. Plus récemment, ce sont cinq navires turcs qui ont entrepris la même manoeuvre d'intimidation à l'encontre d'un navire italien, qui a dû céder.
De telles manoeuvres violent le droit international et compromettent nos intérêts. Ne serait-ce qu'à ce titre, notre marine doit pouvoir opérer dans la zone pour protéger les intérêts de la France.
D'ailleurs, l'accès aux installations militaires chypriotes est de la plus grande utilité dans l'ensemble de nos opérations en Méditerranée orientale. Tous les ans, notre marine y fait escale et notre armée de l'air utilise des bases chypriotes.
En outre, la géographie de l'île, qui est montagneuse, présente moult intérêts pour l'appui de nos opérations en Méditerranée orientale, au Levant et même au-delà.
L'accord ouvre des voies d'approfondissement de cette coopération. Il a en effet l'originalité de mettre l'accent sur l'apport de facilités opérationnelles et de soutien logistique. Les Chypriotes sont d'ailleurs les premiers Européens à avoir assuré le transport de munitions françaises, ce qui constitue une application concrète de l'accord, appelé à se renouveler. La position de Chypre en fait en outre un point d'appui incontournable pour les opérations d'évacuation de nos ressortissants dans cette région en cas de crise. Nous nous souvenons tous de la crise libanaise en 2006, quand la France avait dû évacuer en urgence 78 000 ressortissants. Il faut bien sûr espérer que de telles opérations n'aient plus à être conduites dans cette zone à l'avenir, mais il serait à mes yeux très imprudent de ne pas s'y préparer.
En outre, l'accord franco-chypriote prévoit des actions de formation ainsi que d'échange de connaissances et d'expérience en matière de sécurité énergétique, de sûreté maritime, d'alerte précoce et de gestion de crise. De façon générale, la coopération devrait permettre de soutenir la constitution de forces chypriotes projetables, et stimuler l'engagement des Chypriotes à nos côtés, en opération.
Notons d'ailleurs, sans que cela ait bien entendu de liens directs, que Chypre est également un client important de l'industrie française. Pour 2020, les prospects sont évalués à 250 millions d'euros. C'est ainsi que la coopération est « gagnant-gagnant ».
Concernant maintenant l'accord franco-albanais, si l'on s'en tient à sa lettre, son niveau d'ambition est moindre que par exemple, celui de l'accord franco-chypriote. En apparence, il s'agit surtout d'une mise à jour d'un premier engagement technique franco-albanais de coopération militaire conclu en 1996, notamment pour tenir compte de l'adhésion de l'Albanie à l'OTAN en 2004.
L'accord prend davantage de sens si on le lit à l'aune de l'évolution géopolitique des Balkans occidentaux, comme un levier au service d'une stratégie de réinvestissement de notre pays dans la région. En effet, notre stratégie interministérielle pour les Balkans occidentaux comprend un volet militaire, certes modeste, qui se traduit par exemple, par un retour de nos armées dans la mission Althea.
Globalement, si les Albanais ne disposent pas de forces armées considérables, ils développent résolument des capacités crédibles. L'Albanie est ainsi passée en 20 ans du statut de « consommateur de sécurité » à celui de « fournisseur de sécurité ». Cette évolution ouvre des possibilités nouvelles de coopération, dans lesquelles il est de notre intérêt que notre pays ait toute sa part.
Or pour l'heure, dans les engagements de leurs forces, les Albanais mettent clairement l'accent sur leur relation avec les États-Unis et sur les opérations de l'OTAN, plutôt que sur celles de la France ou de l'Union européenne. Ainsi, l'Albanie a déjà engagé ses forces spéciales dans la coalition américaine en Syrie et en Irak, et s'apprête d'ailleurs à engager quelques effectifs dans la mission de l'OTAN en Irak.
De même, alors que l'industrie française a eu une part importante dans les acquisitions albanaises d'armement, notamment avec un contrat d'achat d'hélicoptères Cougar pour près de 80 millions d'euros qui reste le plus important jamais conclu par l'Albanie, l'industrie américaine prend une place grandissante à notre détriment.
Par exemple, les États-Unis fourniront à l'Albanie trois hélicoptères Black Hawk à titre vraisemblablement gratuit, ce qui conduirait logiquement les Albanais à ne plus employer leurs Cougar pour des missions de sécurité civile. Pourtant, avec 300 000 locuteurs du français sur trois millions d'habitants, l'Albanie est plus francophone que nombre d'autres pays des Balkans. Les Albanais sont clairement demandeurs de coopération avec la France. Sur le plan militaire en particulier, les voies d'approfondissement de la coopération pourraient être les suivantes. D'abord, la pleine mise en oeuvre de l'accord, qui prévoit que des plans d'action seront établis tous les ans. Les premiers envois d'observateurs militaires français sont ainsi prévus dans moins d'un an. Ensuite, les forces albanaises sont tout à fait aptes à engager des contingents dans certaines des opérations que nous soutenons, et pourraient trouver un intérêt à le faire par exemple dans la force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) ou dans la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Enfin, à plus long terme, la France pourrait trouver une place dans certains cadres de coopération régionale, notamment la Defence cooperation initiative que les Italiens ont mise en place avec plusieurs pays des Balkans.
Voilà en quoi cet accord de défense peut contribuer à relancer et à nourrir une coopération franco-albanaise à laquelle nous trouvons mutuellement intérêt. Naturellement, l'opposition exprimée par la France à l'ouverture de négociations d'adhésion de l'Albanie à l'Union européenne ne constitue pas l'élément de contexte le plus porteur qui soit. Je tire cependant de mes travaux le sentiment que les Albanais en ont bien compris les ressorts, et que la coopération en matière de défense peut aider à « aller de l'avant ».
En ce surlendemain du 11 novembre, je tiens à rappeler, avant de conclure, qu'un cimetière militaire français se trouve dans la ville albanaise de Korça, regroupant 640 tombes de soldats de l'armée française tombés en Albanie entre 1916 et 1918. À nos morts, le salut de notre commission.
Pour conclure, c'est bien sûr un avis favorable que j'émets à l'adoption du projet de loi, tout en souhaitant attirer votre attention sur un point de vigilance, qui vaut pour Chypre comme pour l'Albanie, et pour bien d'autres de nos partenaires.
La coopération, notamment dans le domaine militaire, est aussi une affaire d'homme à homme. Elle n'est jamais aussi fructueuse que lorsque les militaires se connaissent, partagent des références et une culture militaire commune.
Or en raison de l'impécuniosité de la Défense pendant de longues années, nous avons considérablement réduit le nombre de places de stagiaires offertes à des officiers étrangers dans nos écoles militaires. J'entends par là non seulement le centre des hautes études militaires (CHEM) et l'École de guerre, mais aussi Saint-Cyr, l'École navale et l'École de l'air, ainsi que les écoles d'application.
À moyen terme, le résultat est assurément « perdant-perdant » : d'une part, nos jeunes officiers perdent des occasions de fréquenter leurs homologues, alors même qu'ils sont appelés à opérer de plus en plus en format interallié ; d'autre part, nous asséchons ainsi un vivier d'officiers francophones et francophiles, et perdons ipso facto un réseau précieux.
Bien entendu, tout cela ne se perd pas du jour au lendemain, mais cela fait aujourd'hui une dizaine voire une quinzaine d'années que cette mécanique est à l'oeuvre et nous commençons aujourd'hui à en payer le prix.
Il y a certainement là un sujet de travail pour notre commission. D'ailleurs, notre commission gagnerait tout à fait à se déplacer en Albanie et à Chypre pour y prendre très concrètement la mesure des enjeux de défense, d'influence et de coopération.