Je m'en tiendrai, dans mes réponses, à quelques points qui nous tiennent particulièrement à coeur.
Le premier concerne la consultation des caisses nationales de sécurité sociale, sur laquelle le Conseil d'État a fait un certain nombre de remarques. Il se trouve que je suis vice-président de la caisse nationale qui a été consultée en premier, à savoir l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS). Pour répondre très directement à la question qui a été posée, nous ne disposions pas alors de la moindre étude d'impact, que nous avions pourtant réclamée. La commissaire du Gouvernement nous avait promis qu'elle serait transmise dès qu'elle serait disponible ; or cette étude d'impact, qui fait plus de mille pages, a été mise en ligne sur le site du haut-commissariat et sur celui d'AEF info seulement après le Conseil des ministres de vendredi. En attendant, nous n'avions aucun élément d'appréciation.
L'étude d'un document de cette taille exige, vous vous en doutez, un certain travail, auquel nous nous sommes attelés dès le week-end. Plusieurs points ont d'ores et déjà retenu notre attention, comme l'incohérence entre ce que dit le texte sur l'âge d'équilibre et les cas-types qui nous sont présentés, l'indexation sur les salaires, ou certains chiffres pour le moins étonnants – par exemple, les hypothèses d'indexation du SMIC indispensables pour le minimum de pension, qui aboutissent à des projections d'augmentation du SMIC extrêmement ambitieuses et dont nous pourrions nous réjouir, mais qui ne correspondent pas exactement à ce qu'on observe d'ordinaire...
La gouvernance enfin est à nos yeux une question fondamentale. La CGT a toujours été attachée à voir la sécurité sociale gouvernée sur le fondement de la démocratie sociale. Or il paraît clair que le projet suit une logique radicalement inverse, et je partage à cet égard le diagnostic de M. Cherpion : ce qui est proposé, c'est bel et bien une étatisation complète de cette gouvernance : c'est le Gouvernement qui in fine prendra par décret les décisions concernant l'ensemble des paramètres si l'action de la CNRU ne lui convient pas.
Il faut également revenir sur l'inversion totale de la gouvernance avec le rôle central accordé au comité d'expertise indépendant, dont la logique est très proche de celle du Haut Conseil des finances publiques – au sein duquel il va de soi que les partenaires sociaux ne siégeront pas... –, ainsi que sur la marginalisation non moins totale de la seule structure dont on nous a dit pendant des années qu'elle jouait un rôle fondamental : le COR. Nous connaissons bien la logique de ce schéma de gouvernance par les experts – M. Supiot parlait de gouvernance par les nombres : les projections notamment seront à la main de la Cour des comptes.
Par ailleurs, il est évident que le taux de remplacement baissera considérablement. Pas besoin de sortir de Polytechnique pour comprendre qu'avec un ratio actifsretraités de 1,7 et une part des pensions qui, sur la base d'une hypothèse modérée de croissance de 1,3 %, passerait de 13,8 % à 12,9 % du PIB, le taux de remplacement ne pourra que baisser dans des proportions importantes. Suite à la réforme de 2014, les chiffres d'âge de départ étaient déjà très proches et le taux moyen de remplacement avait baissé d'environ 20 %. Il faut clairement s'attendre à un mouvement tout à fait comparable.
Généralement, la réforme a été présentée comme visant à améliorer la situation des personnes dont les carrières sont hachées ou qui sont en situation de précarité. On ne peut qu'en être d'accord au vu de l'état de la société et de la place des femmes dans le système. Et personne ne peut contester la réalité de ce que les démographes appellent la famille hypernucléaire. C'est donc un point essentiel. Malheureusement, ce n'est pas du tout ce à quoi tend cette réforme ; pour le comprendre, le plus simple est d'en observer précisément les conséquences sur les droits des chômeurs. Il suffit de mettre en regard la manière dont les droits seront pris en compte – en l'occurrence, uniquement à partir des droits à l'assurance chômage qui auront été acquis, ce qui signifie que les personnes en fin de droits n'auront strictement rien – avec les effets de la diminution des droits à prestation chômage suite à la réforme de l'assurance chômage : on s'aperçoit immédiatement que la situation des chômeurs, loin de s'améliorer, se dégradera massivement.
La question des trois plafonds annuels de la sécurité sociale est quant à elle inséparable de celle du développement des retraites par capitalisation. Nous avons d'ailleurs déjà pointé ce problème. Pour ce qui me concerne, j'ai suivi de très près l'examen de la loi « PACTE » et, en particulier, les débats autour de l'article 71 concernant l'épargne retraite. Cette réforme, c'est là son problème principal, entraîne un appel d'air massif en direction des dispositifs de retraite privés par capitalisation. Sans vouloir revenir sur des discussions un peu polémiques, je vous renvoie simplement au site de BlackRock et à la note de vingt pages, d'ailleurs fort bien faite, dans laquelle on explique les opportunités du développement des retraites par capitalisation. Je me contenterai de poser cette simple question : croyez-vous vraiment que les retraites par capitalisation sécurisent mieux les pensions que le dispositif public par répartition ?
Nous participerons bien évidemment à la conférence sur le financement. Le problème, c'est que la feuille de route est complètement bordée par le Premier ministre dès lors qu'il a posé qu'il ne fallait pas baisser le montant des pensions – ce dont nous sommes certes entièrement d'accord – ni augmenter le coût du travail. Or une des leçons principales des travaux du COR, depuis l'origine, c'est qu'il n'existe que trois paramètres pour agir sur un système de retraite : le niveau des cotisations, le montant des pensions et la durée d'activité. Il est bien évident que dès lors que deux leviers sur trois sont exclus, il ne reste plus que le dernier...
Il est absolument indispensable de lever cette contrainte pesant sur les objectifs de la réforme. Il est impossible de discuter des questions de financement sans ouvrir celle des recettes, c'est-à-dire des cotisations. Cela suppose également de s'interroger sur de nouveaux modes de financement : la mise à contribution des revenus du capital, comme la CGT le propose depuis toujours, ou une révision sérieuse des exonérations de cotisations sociales. À en croire la Cour des comptes, leur montant total s'élève à 90 milliards. Or quel en est l'effet, notamment sur la croissance et l'emploi ?
Lorsque d'aucuns soutiennent que, dans notre système, le taux de contribution serait le plus élevé au monde, c'est tout simplement se moquer... du monde quand on sait que les employeurs ne paient plus aucune cotisation pour les emplois rémunérés au SMIC. Il convient donc selon nous de revoir profondément les dispositifs existants.
Enfin, monsieur le député Marilossian, je souhaite revenir sur la question solidarité-individualisation, qui est très importante : un système fondé sur la solidarité, ce n'est pas synonyme de système financé par répartition. Pour reprendre une formule que j'ai utilisée il y a dix ans dans un livre que j'ai commis, je dirais qu'un système de retraite a trois fonctions : assurantielle – perte d'emploi en raison de l'âge –, de report – prise en compte de retraites antérieures – et de solidarité, laquelle est fondamentale – pension minimum, droits familiaux, réversion...
L'un de nos désaccords majeurs avec cette réforme repose sur la séparation totale de la solidarité d'avec le reste du système en renvoyant à des dispositifs financés par la fiscalité. Des choses assez curieuses sont d'ailleurs conçues pour financer le Fonds de solidarité vieillesse universel : on mêle allégrement taxe d'acheminement d'EDF, financement des retraites des clercs de notaire à partir des honoraires des notaires, projets pour l'Opéra, etc.
Vous me pardonnerez d'entrer dans des détails un peu techniques. La logique du principe retenu repose strictement sur ce que l'on appelle la neutralité actuarielle, dont le modèle cible consiste à retrouver exactement sous forme de pensions de retraite ce qui a été versé sous forme de cotisation, ce qui supprime toute forme de redistribution. Contrairement à ce qui est parfois dit, il n'est pas question d'une redistribution à l'envers mais, d'abord, de la situation des personnes qui accomplissent des travaux pénibles et des ouvriers dont l'espérance de vie est inférieure à celle des autres salariés. En fin de compte, on se retrouve avec une situation ingérable où, à la limite, il y aura un taux de remplacement pour chaque âge de départ à la retraite et pour chaque génération. Si tant est que l'espérance de vie continue de croître, la philosophie de ce système ne visera pas à travailler plus longtemps mais à raccourcir la retraite car, rappelons-le, la moitié des gens ne sont plus en activité lorsqu'ils la prennent. Voilà ce que vous voulez, et sûrement pas la solidarité !