Je veux bien passer. Je vous dis simplement que l'étude Karuprostate est fondée sur une méthodologie de type cas-témoins réalisée en Guadeloupe. Elle compare un groupe de personnes atteintes de la maladie, les cas, à un groupe de sujets qui en sont indemnes, les témoins.
Ce type d'étude est très sensible à plusieurs biais, notamment au biais de sélection. Pour qu'une étude soit performante, les deux groupes doivent être comparables. L'équipe a inclus plus de 600 patients et autant de témoins et elle a fait le mieux possible, mais les groupes ne sont comparables ni sur le critère d'âge ni sur celui des facteurs de risques classiques de survenue d'un cancer de la prostate.
L'âge moyen des malades est de soixante-six ans alors que celui des témoins est de soixante ans – ce qui est très inférieur à l'âge médian de survenue de ce cancer. En outre, il y a davantage d'antécédents familiaux de cancer de la prostate chez les patients – 24 % – que chez les témoins. Il y a plus de personnes obèses chez les malades que chez les témoins : 45 % contre 30 %. Il y a aussi davantage de cas que de témoins à avoir adhéré à une proposition de dépistage par le PSA : 50 % contre 13 %. Je ne fais là que citer l'article.
L'association entre l'exposition à la chlordécone et le cancer de la prostate a été trouvée plus forte chez les hommes qui avaient des antécédents familiaux de cancer de la prostate et aussi – ce qui reste inexpliqué à ce jour – chez les gens qui avaient quitté les Antilles pour un pays occidental pendant au moins un an : le odds ratio, c'est-à-dire le risque, est 2,7 fois plus élevé pour les personnes qui ont quitté cette zone à risque. Certains faits observés demeurent sans explication, ce qui est d'ailleurs signalé par les auteurs eux-mêmes, très honnêtement, dans cet excellent travail. Pourquoi ce risque est-il près de trois fois plus élevé chez les personnes qui avaient quitté la Guadeloupe pendant une durée significative que chez celles qui étaient restées exposées sans discontinuer à la chlordécone ?
Les auteurs suggèrent un lien de causalité entre la survenue du cancer de la prostate et l'exposition à la chlordécone. Bien entendu, monsieur le président, l'article est à votre disposition et je peux vous l'envoyer si vous le souhaitez. De toute façon, je pense qu'il est désormais en accès libre sur internet. Les auteurs écrivent : « En tenant compte de la plausibilité biologique, les résultats suggèrent l'existence d'une relation causale entre l'exposition à la chlordécone et le risque de survenue d'un cancer de la prostate. Cette association pourrait être influencée par le patrimoine génétique individuel ainsi que par des facteurs environnementaux tels que l'alimentation et le mode de vie. »
Il convient aussi de noter que l'hypothèse initiale de ce travail, selon laquelle les effets cancérogènes du chlordécone seraient plus importants chez des individus porteurs de variants fonctionnels du gène de la chlordécone réductase, n'a pas été confirmée. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la présidente de l'INCa avait accepté de faire une deuxième étude, cette fois à la Martinique, afin de capitaliser sur l'excellent travail effectué mais en essayant d'avoir des populations de malades et de témoins comparables. Quand les deux populations ne sont pas comparables, il est extrêmement difficile d'interpréter les sujets d'intérêt.
Comme nous vous l'avons dit, l'INCa ne finance normalement que des études sélectionnées par des appels à projets compétitifs, avec un comité d'évaluation. La procédure hors appel à projets est exceptionnelle. C'est donc eu égard à l'enjeu et aussi à la sollicitation de la DGS, dès novembre 2010, que l'INCa a décidé de donner suite à cette demande dérogatoire, sous réserve d'une confirmation de la validité méthodologique de cette étude par un collège d'experts évidemment indépendants de l'INCa. Pour avancer sur les questions, il fallait que les biais construits dans la première étude disparaissent dans la deuxième.
Entre 2002 et 2014, l'INCa a donc financé l'étude de faisabilité Madiprostate de Luc Multigner afin d'étayer de manière statistiquement robuste ce qui devait ensuite être conforté par des données biologiques explicatives car les études épidémiologiques montrent un lien statistique et non pas un lien de causalité. Sur un plan statistique, on peut établir un lien entre les doigts jaunes et le cancer du poumon. Or on sait bien que ce ne sont pas les doigts jaunes qui donnent le cancer du poumon mais une autre cause qui est commune à ces deux constats. D'où l'importance de dépasser un mécanisme statistique pour rechercher un mécanisme explicatif.
Le collège d'experts a demandé la réalisation d'une étude de faisabilité préalable afin de s'assurer que les modalités de recrutement des cas et des témoins, ainsi que le questionnaire de l'étude, permettraient d'avancer sur le sujet en complétant les résultats de l'étude Karuprostate.
L'INCa a accepté de soutenir financièrement cette étude de faisabilité pour un montant de 215 000 euros, conforme à la demande de l'équipe afin de financer le déploiement de cette étude Madiprostate si les experts rendaient un avis positif. En mars 2012, 195 000 euros ont été versés, la remise du rapport final étant prévue en mars 2013. Pour rappel, le budget total de l'étude demandé par l'équipe de chercheurs, en incluant cette phase de faisabilité, était d'un peu plus de 1,2 million d'euros.
Il se trouve que Luc Multigner n'a pas pu réaliser cette étude de faisabilité au cours de l'année 2012, comme prévu aux termes de la convention, pour des raisons qu'il vous a expliquées, je le sais, et dont nous avons eu l'occasion, lui et moi, de parler. Il a demandé une prolongation d'une année et l'INCa qui lui a répondu positivement, lui laissant ce délai supplémentaire pour effectuer le travail.
En avril 2014, le docteur Multigner a remis son rapport sur l'étude de faisabilité, en demandant le déploiement de cette étude. Toutefois, le rapport n'a pas convaincu le collège d'experts. À cela s'ajoute un engagement des dépenses très inférieur à ce qui avait été fourni : sur les 215 000 euros accordés, seulement 81 000 euros avaient été engagés. Nous pourrons revenir en détail sur ces éléments car nous en avons une chronologie extrêmement fine et complète et nous disposons d'une copie des courriers.
Sur la base de ces éléments, l'INCa a proposé à la DGS de ne pas soutenir financièrement le déploiement de l'étude Madiprostate telle qu'inscrite. Pourquoi ? Parce que les experts sollicités pour évaluer le projet et l'enquête de faisabilité se sont accordés à dire que le coordonnateur n'avait pas suffisamment pris en compte leurs recommandations méthodologiques, que l'enquête ainsi construite reproduirait strictement les résultats de Karuprostate et ne permettrait pas d'avancer.