Je suis pour ma part microbiologiste à l'Institut de recherche et de développement, affecté à l'IMBE, et je travaille sur le chlordécone depuis une dizaine d'années. Quand je suis arrivé en Martinique en 2009, puis pour quatre années en 2011, il était communément admis que la molécule de chlordécone ne pouvait être biodégradée, même si on trouvait dans la littérature la démonstration que des transformations étaient possibles. Tant la structure de la molécule – molécule en cage comportant dix atomes de chlore – que ses propriétés – faible solubilité, forte hydrophobicité et affinité pour la matière organique – indiquaient que celle-ci serait difficile à dégrader biologiquement.
Le rôle du microbiologiste est de lancer sa canne à pêche pour trouver des microorganismes capables de dégrader la molécule étudiée. Si la structure n'est pas attaquable, une telle stratégie est toutefois vouée à l'échec. Nous avons donc dans un premier temps étudié sur le plan théorique, en thermodynamique, si les réactions envisagées – destruction complète de la chlordécone en composés minéraux ou dégradation légère de la structure par arrachage d'atomes de chlore ou réduction de la fonction cétone – étaient ou non réalisables chimiquement. Les résultats de ces travaux, publiés en 2012, ont permis de conclure que ces réactions pouvaient avoir lieu et qu'elles libéreraient des quantités d'énergie suffisantes pour permettre une croissance bactérienne. Il apparaissait donc possible, en d'autres termes, d'attaquer la molécule de chlordécone au moyen de microorganismes. Comme je l'ai indiqué, des travaux avaient été réalisés aux États-Unis à l'époque de l'incident de Hopewell en Virginie. Partant de ces premières études, j'ai pour ma part montré que des bactéries méthanogènes étaient capables de dégrader la chlordécone. Les chercheurs impliqués avaient utilisé une méthanogène particulière, mais les enzymes, la machinerie cellulaire qui avaient attaqué la chlordécone étaient communes à toutes les méthanogènes. Or, on trouve des méthanogènes dans les digesteurs qui traitent les vinasses de distillerie en Guadeloupe et en Martinique. L'idée était donc d'utiliser les méthanogènes disponibles pour faire de la bioaugmentation, c'est-à-dire apporter des microorganismes aux sols pour augmenter leur capacité de dégradation. L'expérience en laboratoire fut malheureusement un échec : nous avons obtenu des taux de transformation de la chlordécone extrêmement faibles.
Nous avons mené parallèlement une autre étude : nous avons observé dans l'environnement l'évolution du ratio entre le chlordécone et un dérivé qui aurait perdu un atome de chlore. On pensait alors que ce composé intermédiaire était formé au cours du processus de fabrication du chlordécone, et qu'il était par conséquent normal d'en retrouver dans les sols où avait été épandu le pesticide. Après l'interdiction du chlordécone, l'État a saisi tous les stocks de pesticide, sans que personne n'ait pensé à conserver des échantillons pour effectuer des analyses. Nous en avons toutefois retrouvé trois, en petites quantités, ainsi que du Képone technique, le pesticide utilisé avant le Curlone. Nous les avons analysés, et montré qu'on retrouvait dans ces formulations commerciales le composé ayant perdu un atome de chlore. Nous avons également pu mesurer les rapports massiques entre ce composé et la molécule de chlordécone, que nous avons comparé à ceux mesurés aujourd'hui dans les sols, et nous nous sommes aperçus que ces derniers étaient vingt-cinq fois plus élevés. La seule explication cohérente à cette évolution était que ce composé était issu de la déchloration de la chlordécone. Contrairement à ce qui avait été présupposé, une transformation naturelle de la molécule avait donc eu lieu. Ces deux séries d'études ont ainsi mis à mal les deux paradigmes selon lesquels la molécule ne serait ni dégradable biologiquement en raison de sa structure ni dégradable dans l'environnement.
Pourquoi, dans ce cas, n'avons-nous pas observé, depuis l'interdiction du pesticide il y a près de trente ans, d'atténuation naturelle du chlordécone ? Pour que la molécule soit dégradée, il faut qu'elle soit en contact avec des microorganismes autochtones, présents dans les sols. Il faut en outre que les conditions environnementales des sols soient favorables à l'expression de leurs capacités métaboliques. Mes propres travaux n'ont pas permis de mettre en évidence la présence de microorganismes autochtones, mais un groupe de chercheurs autour du professeur Sarah Gaspard de l'université des Antilles et des collègues du Génoscope ont montré qu'il y avait déjà aujourd'hui dans les sols antillais des microorganismes capables d'attaquer la chlordécone. Toutefois, selon ces mêmes chercheurs, les travaux sur les autres organochlorés vont dans le même sens, c'est en l'absence d'oxygène que la molécule peut être attaquée. Or, comme c'est le cas généralement, les sols aux Antilles sont très aérés. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la culture de la banane y est autant développée : le fruit a besoin d'eau, mais l'eau doit circuler, et si l'eau circule bien, l'air et donc l'oxygène aussi. Des collègues de l'INRA et de l'IRD avaient déjà montré que dans un andosol incubé avec de l'oxygène, la minéralisation de la chlordécone était extrêmement faible. Pour attaquer la chlordécone, il faut bien des conditions anoxiques. Tout l'enjeu est donc de savoir si on est en mesure de créer de telles conditions, et à quelle vitesse la dégradation pourrait alors avoir lieu. Nos collègues ont réussi à dégrader de grandes quantités de chlordécone en soixante jours, mais ils n'ont pas travaillé sur la molécule présente historiquement dans les sols : ils ont ajouté du chlordécone à un échantillon de sol qu'ils ont incubé dans des conditions anoxiques. Ce ne sont pas du tout des conditions réalistes.