Je vous remercie pour toutes ces questions et réflexions. Tout d'abord, SASB est un organisme privé basé à San Francisco, qui a un budget de l'ordre d'une dizaine de millions de dollars et qui est financé pour partie par des fondations, notamment Bloomberg et un philanthrope qui ne dit pas son nom. C'est typiquement une initiative privée à l'anglo-saxonne, où il est parfois difficile de démêler l'intérêt général de l'intérêt privé. Dans la démarche américaine, on considère que cela converge de façon spontanée.
S'agissant du champ d'application de l'information extra-financière, je considère qu'il ne faut pas la limiter aux seules grandes entreprises. En revanche, il faut proportionner les exigences en fonction de la complexité et du niveau de risque des entreprises. Je vais peut-être participer à l'idée du monde idyllique, mais je crois que l'élément de pression qui existe aujourd'hui favorise plutôt les cercles vertueux que les cercles vicieux.
Monsieur le rapporteur général, le rapport intégré est un sujet très intéressant ; il s'agit moins d'une norme que d'un concept.. Il est porté par une organisation qui connaît quelques difficultés aujourd'hui, dont le président a été nommé ambassadeur du Canada en Chine. Cette organisation est assez restreinte mais elle est influente et ses concepts sont bons. Ils sont en ce moment repris assez généralement, mais ne sont pas opérationnels. Si je suis moi-même à un niveau conceptuel assez élevé, ces concepts sont encore au-dessus. S'agissant des principes généraux, le principe du rapport intégré et de la connectivité, qui sont les deux idées maîtresses de cette organisation, est d'identifier quelques capitaux : le capital humain, le capital manufacturier, le capital naturel, le capital financier. Il s'agit de bonnes idées qui doivent servir de structure au troisième pilier que j'évoquais, c'est-à-dire la structure du rapport.
Sur les investisseurs, comme d'habitude, il y a deux écoles. Vous avez les « purs et durs » qui pensent que dans le fond, seul le dividende ou la valorisation boursière compte, la manière d'y arriver important peu. Cette tendance-là existera toujours, mais l'animateur de la structure internationale d'investissement que je n'ai pas nommé tout à l'heure, dont on m'a dit qu'il y a cinq ans, il considérait que l'ESG était un complot français, a changé de discours et veut qu'on lui parle désormais de ce sujet. Il y a donc une évolution de sa part.
Cela étant, pour les raisons sociétales que j'évoquais, j'ai quand même observé une très forte pression des investisseurs. Dans les auditions que j'ai conduites, j'en ai rencontré beaucoup, notamment l'association française de gestion et des investisseurs internationaux. Tous m'ont dit être sous pression de leurs clients, des personnes pour lesquelles ils gèrent des capitaux, qui veulent l'ESG. Leur difficulté est de pouvoir labelliser des produits alors qu'ils ne disposent pas des données suffisantes. C'est là tout l'enjeu de la normalisation.
Il ne fait aucun doute que la place de Paris est très proactive. La Banque de France a pris une initiative, le Network for Greening the Financial System (NGFS), qui marche de façon incroyable. C'est un sujet que je suis, en ma qualité de membre du collège de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), et de président de la commission climat et finances durables de l'ACPR, qui a entamé ses travaux en septembre dernier. À cette occasion, j'ai pu rencontrer les banquiers et les assureurs, qui sont tous moteurs dans ce domaine. C'est un sujet qui suppose beaucoup d'exploration, mais il ne fait aucun doute que la France dispose d'une communauté motivée et diversifiée.
Le contrôle externe est un sujet qui a été évoqué par plusieurs d'entre vous. Il suppose des adaptations, car il ne s'agit pas de transposer ce qui existe par ailleurs. Les CAC disposent d'une capacité méthodologique qu'ils pourront mettre en oeuvre. Aujourd'hui, ils n'ont pas l'exclusivité de ce contrôle. Je ne sais pas s'il faut la leur donner, mais je, pense qu'ils peuvent jouer un rôle important dans la lignée de ce que la loi PACTE a décidé pour l'activité de commissariat aux comptes. Je tiens à souligner qu'il n'est pas possible de fournir un niveau d'assurance total, sauf à réduire l'information à un aspect purement rétrospectif, traitant du passé. Sur un plan prospectif, il faut réfléchir au niveau d'assurance – c'est le terme consacré – que l'on va pouvoir donner. La technique de contrôle permet de distinguer différents niveaux d'assurance, qu'il convient de coupler avec les types d'informations que l'on va donner dans le domaine extra-financier.
La valorisation de l'immatériel est un élément clé. Il existe un paradoxe reposant sur la survalorisation des comptes. Pourquoi les comptes sont-ils surévalués ? En raison de l'absence de prise en compte de certains risques. Il est souvent également ajouté que les incorporels à l'actif sont trop importants du fait d des acquisitions à des prix déraisonnables – d'où d'ailleurs une question, qui se pose au niveau comptable international, de savoir si l'on doit changer la règle sur le « goodwill » (écart d'acquisition). Je n'y suis pas très favorable, parce que je préfère avoir une plateforme stable plutôt que de changer encore une fois de paramètres. La normalisation pour la normalisation n'est pas un objectif. Enfin, certains disent que la valorisation est juste, qu'elle anticipe la prise de profit. Tout cela est vrai, mais si l'on compare les fonds propres des entreprises qui pourraient être considérées comme surévaluées à leur capitalisation boursière, on constate un rapport de un à trois, voire de un à quatre, en fonction des secteurs. Et si l'on pénalise encore les fonds propres comptables, ce rapport s'accroît. D'où vient cet écart ? De l'immatériel. Vous aviez mille fois raison, monsieur le Rapporteur général, de souligner ce point-là, qui est un peu ignoré. La normalisation européenne devrait prendre ce point en compte.
S'agissant de la valorisation des frais de formation, même si cela est passé inaperçu, nous avions été interpellés sur ce sujet. L'Autorité des normes comptables a ainsi pris, en décembre, un règlement qui ne met pas ce poste dans le bilan, mais qui donne en revanche une information dans une annexe optionnelle. C'est un peu expérimental, mais nous avons valorisé ces frais et nous avons fait une extraction dans les comptes des coûts qui sont investis, avec les heures et les personnels concernés. Il est ainsi possible de juger l'effort fait en matière de formation et son évolution dans le temps. Tout cela demeure optionnel – c'est ce dont nous avions convenu – et nous verrons si les entreprises s'emparent de cette option qui leur est offerte.
Cela me permet de passer au modèle CARE, que je trouve très intéressant Alexandre Rambaud, a aujourd'hui une chaire sur ce sujet à AgroParisTech. Il y a effectivement une expérimentation en PACA. J'exprime toutefois une réserve : si les résultats de CARE sont mélangés dans les comptes tels qu'ils sont aujourd'hui, cela va brouiller les pistes. Je préfère avoir deux informations qu'une information mélangée ; c'est la discussion que j'ai eue avec Alexandre Rambaud. Ce dernier vient d'une région agricole et souligne une anormalité : la terre est utilisée comme un support mais sa qualité n'est pas régénérée, ce en quoi il a absolument raison. Cependant, s'il est possible de calculer un capital naturel, à savoir les coûts à engager pour restaurer la terre dans sa qualité originelle, tant qu'il ne s'agit pas d'une obligation, c'est un faux passif. Il faut une réglementation pour que l'information extra-financière transite de la jambe droite vers la jambe gauche, et elle devient alors financière. C'est ce qui s'est passé pour la dépollution ou encore pour les démantèlements des centrales, tout cela reposant sur une obligation. La faiblesse, mais aussi l'intérêt de la comptabilité financière, c'est qu'elle traduit les obligations financières. S'il n'y a pas d'obligation, c'est une autre information qui est probablement en avance de phase de ce qui transitera un jour pour résoudre les problèmes que la société et la représentation démocratique identifient comme devant trouver une solution. Il appartient au législateur, au gouvernement, de dire à partir de quand l'information extra-financière doit transiter et devenir financière.
L'Union européenne a une vraie capacité, après le Brexit, à prendre des initiatives. Ce que j'ai vu ces derniers temps est encourageant. Évidemment, la mise en place de la commission est très récente, et je ne sous-estime pas non plus la capacité de réaction du Royaume-Uni et de la place de Londres. Nous aurons probablement une émulation entre ces deux acteurs.
Vous avez compris que je ne pense pas qu'une délégation de l'UE à un organisme de type Fondation IFRS-IASB soit une solution porteuse. Elle contribuerait à une désaffection en Europe ou se heurterait à des obstacles politiques majeurs. Ce qui a été fait en 2002 pour les normes financières ne me paraît pas duplicable.
Madame Gregoire l'a dit, les agences de notation les plus importantes sont malheureusement quasiment toutes passées sous contrôle nord-américain, anglo-saxon. Vigeo Eiris, a fini par se lier avec Moody's, mais elle le fait de façon très ordonnée et en protégeant son indépendance. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui, il n'y a pas d'acteur européen significatif.
La notation a d'autant plus d'importance que les données ne sont pas bonnes. Meilleures seront les données et plus la notation sera relative. Aujourd'hui, la notation a deux fonctions : d'une part, elle repose sur l'envoi de questionnaires afin de rassembler des informations et, ainsi, elle crée la donnée, d'autre part, elle analyse la donnée. À partir du moment où la donnée est normalisée et disponible, le rôle de la notation est beaucoup moins prégnant. Elle offre alors des labels, des classements.
Hier, lors d'une manifestation au Quai d'Orsay autour de l'ancien Carbon Disclosure Project (CDP), la question d'une agence publique de notation en Europe a été posée. L'on résoudrait ainsi la question que l'on n'a pas résolue pour la notation financière. Cette dernière a été très critiquée après la crise financière de 2008, mais a-t-on vraiment résolu le problème ? Aujourd'hui, il s'agit de savoir s'il faut privilégier une agence publique indépendante ou à l'inverse des organismes qui vendent la notation aux utilisateurs, voire qui la font financer par les gens qu'ils notent. C'est une question sur laquelle je n'ai pas d'opinion définitive.
Madame Louwagie, je n'ai pas de crainte quant au risque de valoriser deux fois. Les marchés ont de multiples approches et dans le fond, il y a une capacité à relativiser.
Monsieur Bricout, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec Dominique Potier au sujet de sa proposition de loi. Les initiatives qui ont été prises sur le devoir de vigilance ont été positives et font école. Si nous voulons avoir une initiative d'ensemble, je crois beaucoup à la cohérence d'ensemble des quatre piliers. Ce n'est pas que je sois réservé sur des éléments qui contribuent à un pilier ou pas, mais je prône l'idée d'une vision d'ensemble Quoi qu'il en soit, porter des propositions de cette nature au niveau européen me paraît extrêmement prometteur.
Sur l'utilité des documents comptables et extra-comptables, je n'ai pas de doute. Personnellement, je sais que s'il n'y avait pas de document comptable, nous aurions des problèmes. Cela ne veut pas dire qu'ils sont parfaits. Il faut donner à l'extra-comptable un statut quasiment comparable au comptable. Un monde avec ce type d'information est meilleur. On l'ignore parfois mais, aux États-Unis, toutes les sociétés qui ne sont pas cotées sont parfaitement secrètes : rien n'est publié. L'Europe a une particularité, elle publie assez largement. Parfois, les seuils de la publication sont remontés, pour des raisons que vous connaissez mieux que moi, mais une tradition de transparence et de partage demeure néanmoins.
Monsieur Dufrègne, merci d'avoir qualifié ma vision d'idyllique car, au fond, il faut une vision. Il ne m'appartient pas de fixer les règles du partage ; en revanche, bien mesurer le partage est une chose déjà fondamentale.