Présidence de M. Éric Woerth, Président
La commission entend M. Patrick de Cambourg, président de l'Autorité des normes comptables, sur son rapport remis au Gouvernement, intitulé : « Garantir la pertinence et la qualité de l'information extra-financière des entreprises : une ambition et un atout pour une Europe durable ».
Mes chers collègues, je voudrais souhaiter en votre nom la bienvenue à Patrick de Cambourg, qui est président de l'Autorité des normes comptables.
Monsieur le président, nous vous avons convié pour vous entendre sur le rapport que vous avez remis au gouvernement, et qui s'intitule : « Garantir la pertinence et la qualité de l'information extra-financière des entreprises : une ambition et un atout pour une Europe durable » et les suites qui peuvent être envisagées.
Ce rapport montre l'utilité de l'information extra-financière ou extra-comptable, qui peut être un outil de pilotage stratégique pour les entreprises et un outil d'orientation des investissements. Il appelle à une harmonisation qui permettrait de disposer d'une information extra-financière de qualité et normalisée ; beaucoup d'initiatives privées et publiques dans ce domaine manquent sans doute d'un cadre commun. Le rapport fixe un horizon temporel relativement long, en 2029, avec une phase de transition pour mener à bien cette action ambitieuse.
Dans le contexte actuel de montée en puissance de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, qui date de quelques années, point n'est besoin d'insister pour percevoir tout l'intérêt de cette démarche. Lorsque nous avons, avec Benjamin Dirx, travaillé sur l'activisme actionnarial, nous nous apercevions très bien que tout ce qui était hors financier – même si le financier domine – prenait une importance tout à fait particulière dans la valeur d'une entreprise, et par conséquent dans la capacité pour un fonds activiste de rentrer ou de sortir d'une entreprise et, en tout cas, de peser sur ses décisions.
Depuis cinq ans, je préside l'Autorité des normes comptables – j'avais d'ailleurs eu le plaisir d'être auditionné par votre commission au moment de ma nomination. Je soulignais depuis un certain temps auprès du gouvernement, d'une part, le fait que l'information comptable financière est structurée mais trouve ses limites dans le caractère partiel de l'information qu'elle donne sur les entreprises et, d'autre part, la montée en puissance de ce que l'on appelle l'information non financière, l'information extra-financière ou encore l'information sur le développement durable. Le ministre de l'économie m'a un peu pris au mot il y a un peu plus d'un an et m'a demandé de lui remettre un rapport, ce que j'ai fait en juin dernier.
Depuis lors, le ministre m'a demandé de continuer le travail sur ce sujet. C'est un projet, vous l'avez dit, monsieur le président, à horizon 2029. C'est loin, mais il y a des étapes intermédiaires qui sont proposées. La normalisation, d'une façon générale, est un exercice de longue haleine. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut faire en quelques semaines ou en quelques mois, surtout si l'on veut qu'elle soit efficace et inscrite dans la vie quotidienne des entreprises et de toutes les parties prenantes. J'ai eu l'occasion de m'entretenir avec certains d'entre vous sur ces sujets, qui sont importants et très emblématiques de ce que l'Union européenne (UE) et la France peuvent faire aujourd'hui.
J'ai acquis une double conviction à l'issue de ces travaux. La première, c'est que l'Union européenne et la France ont une véritable avance sur ces questions environnementales et sociales, en particulier en liaison avec la vie de l'entreprise et avec le changement climatique. La seconde conviction – elle est reflétée dans le titre du rapport – est que l'information extra-financière est un facteur clé pour une identité et un leadership européen et qu'in fine elle ne doit pas être perçue comme une contrainte mais plutôt comme un levier d'action et un avantage compétitif pour les entreprises européennes. Ce n'est pas encore toujours le cas. J'en avais l'intuition, mais les 250 personnes que j'ai rencontrées dans le cadre de la mission et les 80 réunions que j'ai eues depuis la remise du rapport me renforcent chaque jour dans cette conviction.
Pour la bonne santé d'une société et d'un écosystème au sens large, dans toutes ses dimensions – environnementales, sociales, climatiques –, l'entreprise joue un rôle clé. Ce n'est pas le seul acteur, mais son rôle est essentiel parce que c'est quand même un lieu de vie et de création de valeur fondamental. Cette valeur est ensuite partagée, mais elle se crée au quotidien dans l'entreprise, qui est en interaction constante avec son écosystème, c'est-à-dire l'ensemble de ses parties prenantes.
Il faut d'ailleurs garder à l'esprit une différence fondamentale, qui rejoint la ligne de partage entre les théories se développant en matière d'information extra-financière. D'une part, il y a une vision, inscrite dans la tradition anglo-saxonne, qui se concentre sur le point de vue de l'investisseur, c'est-à-dire de l'actionnaire ou du propriétaire de l'entreprise. D'autre part, il existe une vision plus européenne, qui me paraît beaucoup plus porteuse, dans laquelle l'entreprise est certes un lieu où les propriétaires et les actionnaires ont un rôle à jouer mais qui fait également intervenir une multitude de parties prenantes qu'il faut prendre en compte. Cela conduit d'ailleurs à une vision différente de ce qu'on appelle la matérialité, c'est-à-dire les impacts. Il y a une vision relativement simpliste qui considère que, dans le fond, ce qui est intéressant, c'est de savoir si l'environnement et la société vont peser sur la performance de l'entreprise: c'est une vision reposant sur les risques et les opportunités pour l'entreprise. La vision plus européenne, elle, repose sur une double matérialité : il y a bien sûr les risques qui pèsent sur l'entreprise, mais il y a aussi ceux que l'entreprise fait peser sur la société. Souvent, lorsque l'on rencontre des experts dans ces domaines, il est relativement aisé de se rendre rapidement compte de l'option conceptuelle que les personnes peuvent avoir sur cet aspect du sujet.
Le premier point que je voudrais évoquer est celui de l'état des lieux. Nous avons, avec mon équipe, fait un état des lieux assez complet parce qu'il n'existait pas.
Le deuxième point que j'évoquerai, c'est le dispositif qui pourrait servir de base à ce que j'appelle la deuxième vague de la normalisation et de l'architecture d'un dispositif environnemental, social et de gouvernance. L'objectif est également assez largement partagé.
Le troisième point, qui fait l'objet d'un débat relativement tendu en ce moment, porte sur le fait de savoir qui doit réaliser cette normalisation. Cette question renvoie à une action politique.
On observe tout d'abord une véritable dynamique dans l'Union européenne et en France. Je perçois un contraste extrêmement important par rapport à ce que j'ai vécu lors de la normalisation comptable financière où, au contraire, cela se passait en liaison avec les marchés financiers, en particulier ceux, internationaux, de New York et de Londres. Cela a d'ailleurs conduit en 2002 à une faiblesse de l'Europe, qui n'a pas été capable de transformer sa directive comptable en un outil qui permettait aux sociétés cotées de donner une information harmonisée et de qualité – en tout cas, c'est ce qui a été jugé à l'époque. Une délégation avait été donnée à une fondation internationale, l'International Accounting Standards Board (IASB). C'est un organisme tout à fait respectable et de grande qualité, mais dont les options intellectuelles, idéologiques, philosophiques sous-jacentes méritent examen. Il est parfois difficile de faire entendre une voix un peu différente, assise sur des concepts européens issus du droit romain, face à une gouvernance de type anglo-saxon. L'Europe, à l'époque, n'a pas eu la force politique de s'affirmer dans ce domaine.
Par contraste, dans le domaine de l'information extra-financière, il y a une véritable dynamique européenne et française. Il serait donc parfaitement illogique que nous ne prenions pas le leadership dans ce domaine.
La dynamique sur toutes ces questions est à la fois sociétale et générationnelle. Elle est citoyenne – on le voit dans l'expression et les sujets de débat citoyen, notamment à l'occasion des élections. C'est aussi une dynamique économique : il y a beaucoup d'entreprises qui, aujourd'hui, ont introduit dans leur démarche le raisonnement « environnemental, social et gouvernance » (ESG).
Cette dynamique conduit à une question intéressante, celle de savoir si la démarche ESG constitue une contrainte supplémentaire cassant la valeur strictement financière ou au contraire si elle accroît cette valeur. Une réponse générale est sans doute difficile à apporter, mais le constat est que les entreprises qui ont introduit ces critères ESG dans leurs démarches enregistrent une meilleure performance, y compris financière. Il s'agit en quelque sorte d'une démarche gagnant-gagnant, qui peut donner l'impression de s'écarter de la performance financière, mais cette dernière est finalement au rendez-vous. Cela me paraît assez logique, parce que dans un monde où il y a beaucoup de mutations, de transitions auxquelles l'entreprise est confrontée, ceux qui ont une vision restrictive de leur gestion vont manquer beaucoup de caps. Lorsque la décision est plus largement éclairée, cela permet, à l'évidence, de mieux réduire les risques et de saisir les opportunités qui se présentent.
Le dernier élément de la dynamique est politique. La France et l'Union européenne ont pris depuis plusieurs années des décisions réglementaires et législatives qui sont largement uniques en la matière et qui constituent une première vague de réglementations ESG et responsabilité sociétale des entreprises (RSE). L'Union européenne a cette dynamique. Si un certain nombre d'États membres sont plus réticents ou plus prudents in fine, on arrive quand même à une dynamique politique. Cela est en assez grand contraste avec le reste du monde. C'est un peu ennuyeux parce qu'il y a certains des défis qui sont globaux et que l'on ne résoudra malheureusement pas au niveau de la seule Union européenne. Cependant, je crois à la vertu de l'exemplarité et aux réactions de catalyse. Un catalyseur est toujours utile : ce n'est parfois pas très important, mais c'est fondamental dans la réaction chimique.
Par contraste, les États-Unis sont très partagés. D'une part, il y a une administration qui ne veut surtout pas entendre parler de l'information extra-financière et qui est plutôt en phase de dérégulation. Il arrive que, lors de réunions internationales, le contraire soit dit mais, fondamentalement, le progrès est plutôt complètement stoppé au niveau public. D'autre part – et là est le paradoxe –, il existe dans ce pays une communauté extrêmement active d'entreprises ou d'organisations non gouvernementales qui milite assez fortement en faveur de l'information extra-financière. En somme, les initiatives privées sont très proactives et cachent la forêt de l'inertie publique.
J'ai également eu l'occasion de travailler avec des contreparties asiatiques. La Chine, incontestablement, partage cette préoccupation. Il ne s'agit pas de sa priorité numéro un, mais ce pays se rend bien compte qu'il doit bouger à plus long terme, bien que ne sachant pas encore comment aborder la question alors que sont en cours une guerre économique avec les États-Unis et une pandémie. Pour être clair, la Chine a la volonté de bouger, mais pas aujourd'hui. Le Japon est dans une position assez traditionnelle qui est attentiste par rapport à ces nouvelles préoccupations. L'Inde est un peu comme la Chine, c'est-à-dire que ce n'est pas sa priorité numéro un.
Nous voyons bien qu'à l'exception des forces privées qui poussent aux États-Unis, l'Europe est complètement pionnière et la France l'est elle-même au sein de l'Europe.
Il y a une confrontation entre deux modèles et une vivacité de certaines initiatives qui se situent dans la tradition du monde anglo-saxon. L'Europe réfléchit souvent en termes de droit romain, c'est-à-dire qu'on édicte une réglementation : c'est un peu compliqué, c'est long, on est dans une démarche verticale descendante. Les Anglo-saxons ont une tradition autre, verticale ascendante : on part de la pratique de gens qui se rencontrent, qui fondent un club, qui trouvent un financement plus ou moins philanthropique, lequel rejoint parfois les intérêts privés – par exemple, un des normalisateurs autoproclamés est financé par Bloomberg. On se rend compte qu'il y a une bonne initiative qui n'est pas du tout critiquable, mais qui finit par rejoindre le monde de la communication et des médias. C'est une démarche anglo-saxonne classique, américaine en particulier, qui fait entrer dans le jeu les « market forces », les forces du marché.
Au sein de cette tendance nord-américaine – je cite des acteurs que certains d'entre vous connaissent, qui sont discrets, mais très actifs – le Sustainability Accounting Standards Board (SASB) est une organisation complètement privée et qui s'est autoproclamée normalisateur de la sustainability, du durable. Le normalisateur financier s'appelle le Financial Accounting Standards Board (FASB). Une seule lettre a été modifiée, mais c'est une institution complètement privée. Le budget du SASB n'est pas considérable – il est de l'ordre de 10 ou 12 millions de dollars par an –, en revanche, le SASB réalise un marketing absolument extraordinaire.
Le SASB applique une démarche fondée sur le consensus sectoriel. Il a divisé l'économie en 77 secteurs et a mis en place 77 groupes de travail qui se sont réunis pendant un an pour décider quels sont les indicateurs importants pour chacun des secteurs. Ils ont retenu entre 10 et 25 indicateurs pour chacun de ces secteurs, 22 en moyenne, soit un total de l'ordre de 1 700 indicateurs. C'est très pragmatique, réalisé de façon professionnelle mais c'est complètement sectoriel.
Une autre démarche, toujours inspirée par l'Amérique du Nord, est la Global Reporting Initiative, qui s'inscrit dans la tradition du multilatéralisme américain. Ils sont venus s'installer à Amsterdam et ils promeuvent la double matérialité, mais c'est un petit peu en perte de vitesse aujourd'hui. Ils ont besoin d'un deuxième souffle.
La troisième tendance est plutôt londonienne et, dans le cadre du Brexit, il est essentiel d'avoir cela en tête car nous devons regarder de près les sous-entendus. L'idée consiste à dire qu'il faut confier la démarche à une seconde jambe de l'International Financial Reporting Standards (IFRS), c'est-à-dire faire la même chose qu'en matière d'information financière, à savoir déléguer à un organisme prétendument global. J'avais expliqué il y a cinq ans devant cette commission qu'il fallait être prudent quand on parlait de la globalité des IFRS. Ils sont adoptés par l'Union européenne et par d'autres pays tels que le Canada et l'Australie, ainsi que des petits pays qui ne disposent pas de capacités normalisatrices importantes et qui ont ainsi préféré se raccrocher à cette dynamique. Pour le reste, la Chine converge en substance et le Japon prend les IFRS en option, tandis que les États-Unis, eux, ne les ont pas retenus et ont conservé leur autonomie. Il faut faire attention lorsqu'on parle de standards globaux : cette globalité demeure relative
En somme, à l'issue de la première vague de réglementation, nous sommes arrivés à un foisonnement dans lequel existent des obligations, mais pas de norme d'établissement de l'information : il y a des lignes directrices. Leur application par les entreprises est d'une intensité variable : certaines sont très avancées, d'autres sont plus à la traîne et se contentent du minimum requis. La qualité de l'information est elle aussi très variable : les systèmes sont plus ou moins qualitatifs, la considération à l'égard des questions de gouvernance monte, mais c'est progressif. Le niveau de l'information financière est loin d'être atteint, et cela n'est pas audité – ou pas toujours. En fait, il n'y a pas de contrôle externe généralisé. La France a pris l'option de contrôler la déclaration de performance extra-financière (DPEF), mais c'est un des rares pays à l'avoir fait.
Nous avons donc des données dont la qualité est très inégale. La cohérence et la comparabilité sont un véritable problème. Ce qui crée un danger, c'est que cette dynamique qui nourrit des attentes aboutisse à un système ne permettant pas de répondre aux attentes, avec les risques que l'on connaît en termes de greenwashing. Certains font plus du marketing que du vrai travail, et donc de l'information honnête et fidèle. De telles pratiques ont pour effet de décevoir ceux qui lisent cette information et aboutissent à accroître le clivage entre l'entreprise et la société au lieu de le résorber.
Cet état des lieux est assez largement partagé. Tout le monde considère qu'il faut passer à la phase deux. Quel est le dispositif de cette deuxième phase ? D'abord, il faut combiner à la fois la démarche classique de l'Union européenne, verticale descendante, et la démarche typique anglo-saxonne, verticale ascendante, c'est-à-dire combiner un niveau légal, une directive, un règlement et des normes issues d'un consensus sous le contrôle de l'autorité publique. C'est très important d'être assez proche du terrain, parce que la granulométrie des standards est une raison fondamentale de succès. Par ailleurs, il faut vraisemblablement laisser les entreprises choisir entre un niveau socle et un niveau plus sophistiqué, avec l'idée de créer un cercle vertueux, dans le cadre duquel le marché poussera assez fort pour permettre une montée en qualité à partir d'un socle qui ne devrait pas être négociable.
J'ai proposé dans le rapport que, selon les niveaux que je viens d'évoquer, une architecture en quatre piliers soit mise en place.
Le premier pilier est le cadre conceptuel, c'est-à-dire : quels sont les critères de qualité que l'information doit remplir ? Cela n'a l'air de rien, mais c'est très important. Il s'agit de comparabilité, de pertinence, ce que les Anglais appellent la relevance. On peut passer des heures à discuter de la terminologie et faire de la sémantique, mais il y a quand même une convergence qui consiste à dire que les principes de qualité qui sont généralement reconnus pour l'information financière sont assez facilement transposables à l'information extra-financière. Il faut cependant rajouter un principe, celui de la connexion entre le financier et l'extra-financier. En d'autres termes, si l'on donne – ce qui est ma proposition – à l'information des entreprises une seconde jambe, qui est l'information extra-financière – la première jambe étant la jambe financière déjà relativement structurée et musclée – ce n'est pas une seconde jambe qui marche sans coordination avec la première.
Or aujourd'hui, l'extra-financier est sous-développé. Je dis parfois que c'est une béquille et que l'information de l'entreprise saute à cloche-pied ou boîte. L'idée est de créer une seconde jambe qui ait la même capacité de marche équilibrée. Tout le monde vous dira – non seulement les analystes financiers, mais aussi tous les observateurs –, que l'information financière, dans leur jugement sur l'entreprise, ne représente que 50 % des données qu'ils regardent. Ils ont besoin de beaucoup d'autres données et la qualité de ces dernières n'est pas suffisamment acceptable.
Dans ce premier pilier, il y a les principes de qualité et un élément clé : on ne traite pas uniquement des euros. La finance a un avantage : elle ne traite que d'information monétaire. Cela se traduit toujours par un flux et est fondé sur un engagement, sur une obligation que quelqu'un a souscrite de payer à une autre personne quelque chose. Ne sont recensés que des euros ou des dollars. C'est la force de l'information financière, mais aussi sa limite. Cela permet de faire des balances carrées, des crédits et des débits qui s'équilibrent, etc. Cela donne un sentiment de fausse sécurité. En revanche, dans l'information extra-financière, il y a évidemment des informations monétaires, mais aussi des informations quantitatives non monétaires. J'ai recensé plusieurs dizaines d'unités (les tonnes de carbone, les mètres carrés, le nombre de personnes, les heures, le genre). Ceux qui essaient de réduire cela à un aspect monétaire tronquent complètement la nécessaire diversité de l'information extra-financière.
Le deuxième pilier porte sur les normes de contenu. Comment, par exemple, décrire les émissions de gaz à effet de serre ? Aujourd'hui, il y a plusieurs méthodologies. Personne ne vous dit exactement celle que vous devez suivre, donc vous avez des informations disparates. Il y a quelques dizaines d'indicateurs qui mériteraient d'être normés.
Le troisième pilier porte sur la structure du compte rendu, du reporting. Les IFRS, par exemple, se sont attachés un peu au pilier un, beaucoup au pilier deux, et pas du tout à la structure du reporting, ce qui fait qu'aujourd'hui, il n'y a pas de bilan et de compte de résultat IFRS. Cela aboutit à des ambiguïtés sur la présentation. Comment faire la comparaison ? Qui plus est, nous sommes dans un monde numérique et il est absolument essentiel de prévoir d'emblée la numérisation de cette information, c'est-à-dire avoir une adresse, concevoir une information qui pourra être incluse dans une adresse informatique. Le troisième pilier est donc cette structure de reporting – ce qu'on appelle la taxonomie.
Enfin, le quatrième et dernier pilier est le cadre de responsabilité, qui a trois dimensions. La première consiste à savoir comment la gouvernance va prendre en charge l'élaboration de cette seconde jambe d'information de l'entreprise. La deuxième dimension, c'est le contrôle externe. L'expérience a démontré que les pays qui avaient fait le choix du contrôle externe avaient des informations de meilleure qualité, et nous ne concevons pas aujourd'hui une information financière sans le contrôle externe, même si certaines défaillances peuvent parfois être constatées. La troisième dimension du cadre de responsabilité est la supervision par les autorités de marché, par les régulateurs bancaires et assurantiels : c'est absolument essentiel.
Fondamentalement, qui va faire cette normalisation ? Dès l'instant où l'idée d'une normalisation européenne est apparue, il y a eu une offensive assez nourrie, pour dire qu'il y avait déjà des choses qui existent, qu'il ne fallait pas perdre de temps et qu'il valait mieux se consacrer à ce qui existe déjà. En ce moment, le SASB voyage en Europe en permanence pour essayer d'expliquer que ses normes sont une solution simple. Cet organisme a d'ailleurs reçu le soutien du plus grand investisseur de la planète, qui a dit avoir demandé aux personnes au sein desquelles il investit de bien regarder le SASB. Heureusement, a été ajoutée aux normes SASB la mention : « ou équivalent ». Je suis absolument convaincu que la normalisation européenne prendra en compte les démarches SASB sectorielles, qui ne sont pas mauvaises du tout, mais ira au-delà. Je ne vois pas de conflit. C'est assez provocant, mais il ne faut pas répondre à la provocation par la provocation.
Il y a une deuxième tentative – qui a d'ailleurs un certain soutien au sein de l'Union, mais minoritaire – qui suggère de confier la normalisation à la Fondation IFRS, un deuxième board qui serait le cousin germain ou le frère de l'IASB. Comme par hasard, ce sont plutôt des propositions issues de gens qui sont en train de quitter l'Union.
J'ai beaucoup insisté pour qu'une position soit prise par la Commission européenne sans tarder. Comme vous le savez, elle s'est mise en marche le 1er décembre dernier. Le Green Deal a été annoncé, la taxonomie des activités a été adoptée et beaucoup d'autres mesures ont été prises ou annoncées. Le vice-président exécutif de la Commission, Valdis Dombrovskis, a réaffirmé le 28 janvier ce qu'il avait annoncé dans le cadre du Green Deal, à savoir que la directive sur l'information non financière, qui s'appelle la non-financial reporting directive (NFRD) en langage bruxellois, allait être révisée. Deuxièmement – c'était nouveau –, M. Dombrovskis a annoncé une initiative en matière de normalisation, un travail préparatoire devant être confié l'European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG). L'EFRAG est l'organisme qui conseille la Commission européenne sur l'homologation des normes comptables financières IFRS. C'est l'idée d'une seconde jambe, mais dans un stade préparatoire. Une révision de la gouvernance de cet organisme sera nécessaire et sera probablement préparée d'ici la fin de l'année. J'ai modestement donné le conseil au gouvernement d'appuyer cette démarche qui me paraît aller dans le bon sens et qui met un coup d'arrêt à des tentatives qui ne doivent pas être exclues. L'Europe est diverse. Elle n'est pas en train de développer un système hégémonique, mais elle est un système ouvert. C'est ma vision.
Nous sommes une commission qui traite des questions de finances et aussi une commission qui s'intéresse aux questions de développement économique. La question de l'information extra-financière a évidemment une incidence sur la valeur des entreprises. Ce qui est dit pour les entreprises peut être transposé aussi aux finances publiques. Par ailleurs, les régulateurs sont concernés. Ce sont beaucoup de sujets qui s'entremêlent.
Monsieur le président, votre présentation appelle de ma part plusieurs questions. D'abord, qui est derrière ce SASB ? Y a-t-il des intérêts économiques, financiers, à votre avis ?
Ensuite, considérez-vous que l'information extra-financière doive concerner d'abord et surtout les grandes entreprises, pour cascader ultérieurement vers l'ensemble des milieux économiques, ou doit-elle concerner toutes les entreprises ?
Enfin, les rapports des entreprises françaises contiennent des données environnementales et sociales depuis longtemps déjà. Quel est le regard que vous portez sur ces rapports qui sont toujours joints au rapport financier aujourd'hui ?
Merci, Monsieur le président, pour cette présentation complète de vos travaux. Le sujet de l'information extra-financièr a l'air de prime abord très technique, mais revêt en fait un caractère politique, puisque derrière cette information se trouvent des enjeux de puissance française et européenne, des enjeux de construction de l'avenir de notre tissu d'entreprises, économiques et d'investissement. C'est donc un sujet beaucoup plus important qu'il n'y paraît.
Mes questions vont se concentrer sur les outils et sur l'harmonisation. J'ai travaillé auprès d'entreprises cotées sur les sujets de communication extra-financière. Un outil qui se développait à l'époque s'appelait le rapport intégré – peut-être avez-vous analysé cet outil à l'occasion de vos travaux. C'était une première manière de faire converger l'information financière et extra-financière, non pas en mettant les données les unes après les autres sous forme de chapitres, mais bien, comme le nom de l'outil l'indique, en intégrant l'ensemble des problématiques sociétales à la performance d'une entreprise. En effet, il faut considérer la société comme un risque pour l'entreprise, mais aussi considérer l'entreprise comme un risque pour la société. C'est cet aller-retour qui est très novateur dans cette manière d'analyser les risques et les performances des entreprises. Où en sommes-nous ? Le rapport intégré peut-il concerner toutes les entreprises, et non uniquement celles qui sont cotées ? Peut-il devenir une norme internationale intéressante ?
Je voudrais ensuite revenir sur l'exercice de « benchmark » que vous avez fait. Si les États-Unis résistent en ce moment à cette tendance, c'est aussi pour des problématiques d'attractivité et de compétitivité liées à l'investissement. Il faut se demander si nous avons une vision assez honnête et assez claire de ce que pensent les investisseurs de ces éléments extra-financiers. Savoir quelle est la part d'affichage et quelle est celle d'aide à l'investissement, d'aide de prise à la décision, voilà ce qui est difficile. Ne nous voilons pas la face, si nous étions certains que tous les investisseurs étaient tout à fait intéressés par ces indicateurs-là, les États-Unis s'y mettraient aussi vite que nous et avec des normes qui leur sont propres. Il y aurait une vraie compétition de normes entre l'Europe et les États-Unis. Si l'information financière traditionnelle résiste aussi bien, c'est peut-être aussi que tous les investisseurs n'y voient pas forcément un intérêt. Je comprends très bien que l'Europe a un rôle à jouer, et il y a une question de leadership sur cette problématique extra-financière. Comment le monde de l'investissement pourrait-il réagir dans les prochaines années, voire les prochaines décennies, par rapport à cela ?
En l'absence d'harmonisation claire des référentiels, il ne sera pas possible de franchir une étape claire. Vous l'avez dit, la DPEF est en avance. Pourrait-elle, devrait-elle servir de modèle pour l'Europe ? La France doit-elle être aux avant-postes, continuer à progresser, quitte à tirer les autres partenaires européens vers le haut, ou doit-on plutôt attendre pour construire cela ensemble ?
Dans le cadre de vos travaux, avez-vous pu rencontrer les représentants de la place financière, comme Europlace, Finance for Tomorrow ? Comment considérez-vous l'avancée de leurs travaux ? Trouvez-vous cela satisfaisant ?
Vous l'avez dit, l'information extra-financière manque d'audits, de contrôle externe. Il se trouve que dans la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, nous avons un peu repensé le rôle des commissaires aux comptes (CAC). Il est possible de se demander si le rôle des CAC pourrait intégrer cette nouvelle donne. Finalement, le contrôle externe extra-financier ne peut-il pas devenir un rôle intéressant des CAC de demain, qui seraient évidemment formés à d'autres indicateurs et à d'autres manières de contrôler et d'auditer les entreprises ?
Tous ceux qui ont un peu vu des entreprises innovantes et leurs documents comptables savent à quel point il est compliqué de valoriser la recherche et le développement. On fait des artifices comptables, par la production immobilisée, et cela fait gonfler artificiellement les comptes d'une entreprise innovante – ce qui peut parfois se retourner contre elle. L'information extra-financière constitue une opportunité pour se saisir de cette problématique. Y a-t-il aujourd'hui des indicateurs qui ne sont pas uniquement la gouvernance, l'environnement, le social et le sociétal, qui peuvent aussi embrasser les sujets d'innovation qui figurent dans la comptabilité financière classique, mais d'une façon assez artificielle empêchant d'avoir une valorisation sincère et fine des entreprises ? Je pense notamment au tissu des petites ou moyennes entreprises (PME), qui peuvent souvent souffrir d'une mauvaise valorisation. C'est comme cela que nous pouvons voir aussi des bulles se former et des entreprises avoir des parcours chaotiques.
Monsieur le président, vous l'avez clairement énoncé, l'information extra-financière est un sujet de leadership. Aujourd'hui, le sujet de l'information extra-financière est considéré démesurément de façon technique et a minima de façon politique, alors que c'est un sujet résolument politique pour la France, pour l'Europe et pour la place de l'Europe dans le monde.
Premièrement, j'aimerais vous entendre sur la pertinence qu'il pourrait y avoir à continuer à déployer des dispositifs français de la même manière que nous avons déployé de nouveaux dispositifs au sein de la loi PACTE, tels que les sociétés à missions et très bientôt les fondations d'actionnaires. Que pensez-vous des actions nationales qui pourraient émerger pour améliorer la déclaration extra-financière, modèle 2017, issue de la directive de 2014 ? Est-ce utile ?
Deuxièmement, vous l'avez dit tout au long de votre exposé, la prise en charge de ce sujet est résolument européenne. Je voudrais vous entendre un peu plus, sur l'état actuel du possible consensus européen. Comment considérez-vous aujourd'hui le Brexit par rapport à la création d'un consensus européen sur ce sujet ?
Troisièmement, vous avez évoqué dans votre rapport la généralisation du contrôle externe. C'est aussi pour moi l'occasion de vous interroger sur les agences de notation. Comment envisagez-vous, au delà d'un possible nouveau rôle des CAC, le rôle des agences de notation et, plus largement, la situation actuelle, la question de la concurrence, voire l'influence croissante des Américains, sur les agences de notation s'agissant de la performance extra-financière ?
Quatrièmement, vous décrivez dans votre rapport un canevas extrêmement précis entre un cadre général global européen et national. C'est l'occasion pour moi de vous interroger sur les actions que la France pourrait mener dans les mois à venir. Valdis Dombrovskis a prévu qu'une directive soit présentée en décembre 2020. Que pouvons-nous faire pour parvenir à augmenter et à consolider l'influence française dans les mois qui viennent sur ce sujet essentiel ?
Enfin, les Américains ont une granulométrie extrêmement détaillée : 77 secteurs et des milliers d'indicateurs. Pensez-vous que l'Europe doit fonctionner de la même façon ? Le mieux n'est-il pas l'ennemi du bien sur ce sujet ?
Ce sujet d'actualité est en pleine évolution, nous le savons, puisque la Commission européenne s'en est saisie quelques mois après votre rapport.
Ma première question porte – c'est déterminant – sur la manière dont Bruxelles va prendre la main sur ce sujet. La profession comptable a régulièrement alerté sur les risques d'une normalisation qui serait confiée à l'IASB. Selon vous, n'est-ce pas synonyme de l'Europe qui abdiquerait sa souveraineté face à l'IASB ? La manière dont Bruxelles peut se saisir de cette question est un vrai sujet.
Ensuite, sur la manière dont les critères peuvent être retenus, vous avez évoqué que les éléments du type ESG favorisaient la performance financière. N'avons-nous pas un risque que la communication des éléments financiers et celle des éléments extra-financiers conduise à retenir deux fois certains éléments dans les valorisations des entreprises ? Quel peut être l'impact à terme d'une publication généralisée, organisée et contrôlée des éléments extra-financiers ? Avez-vous pu mesurer ce point ?
Enfin, nous n'avons pas aujourd'hui de contrôle des informations extra-financières ou en tout cas, s'il y en a, ils ne sont pas généralisés, ils ne sont pas harmonisés, ils ne sont pas organisés. Or c'est un élément déterminant. N'y a-t-il pas une divergence sur la manière dont les contrôles vont être organisés ou sont préconisés par rapport à cette diffusion d'informations ?
Vous nous avez beaucoup parlé de création de valeur et avez mentionné la meilleure performance des entreprises qui s'engageaient dans la RSE ou l'ESG. La France est plutôt en avance sur la première vague de réglementation, en contraste avec le reste du monde. Pour autant, lors de notre journée de séance réservée du 12 décembre dernier, notre groupe Socialistes et apparentés a présenté une proposition de loi, portée par notre collègue Dominique Potier, soutenant la création d'une certification publique des performances sociales et environnementales des entreprises et d'une expérimentation d'une comptabilité du XXIe siècle. À son article 3, cette proposition de loi visait à autoriser l'État à expérimenter une nouvelle norme comptable des entreprises de plus de 50 salariés, tenant compte des incidences sociales et environnementales de leurs activités, de leur contribution au bien commun et de leur impact territorial. La majorité a malheureusement rejeté cet article, comme l'ensemble de la proposition de loi au demeurant, suivant la position du gouvernement qui a estimé que l'objectif poursuivi était assez largement satisfait et qu'il s'agissait avant tout de progresser sur l'harmonisation européenne des indicateurs. C'est pour cette raison que vous a été confié, Monsieur Patrick de Cambourg, une mission. Quelle est votre position sur le fait de donner à l'État la possibilité d'expérimenter une nouvelle norme comptable pour les entreprises dans l'attente d'une harmonisation européenne, qui n'arrivera de toute évidence pas à court terme d'après tout ce que nous avons entendu ?
D'autre part, le Conseil général de l'économie vient de remettre un rapport au ministre de l'économie et des finances sur l'application de la loi relative au devoir de vigilance trois ans après son adoption. Le vote de cette loi a été un véritable parcours du combattant et n'a été rendu possible que grâce à l'énergie d'un collectif d'organisations non gouvernementales (ONG) et de notre collègue Dominique Potier, qui s'est fort penché sur ces questions. Ce rapport est positif puisqu'il propose d'étendre l'application de la loi à d'autres formes de sociétés – non commerciales et à responsabilité limitée –, de promouvoir le devoir de vigilance par un service de l'État et, enfin, de défendre l'élargissement au plan européen de ce devoir dans le cadre d'une directive. Quelle est votre position sur les perspectives à donner au devoir de vigilance ?
On constate que la traditionnelle et stable norme comptable et financière, si elle a fait ses preuves, est encore nécessaire, mais ne reflète peut-être pas la complexité de la multiplicité des capitaux qui sont en oeuvre dans une entreprise. On a vu apparaître petit à petit l'intégration d'une nouvelle performance dans le reporting, la performance extra-financière, comme réponse tant aux tentatives d'explication de la valeur des entreprises qu'aux défis posés par les crises écologiques et sociales contemporaines. Toutefois, les référentiels en matière d'information extra-financière sont à des degrés divers d'avancement et aucun ne peut aujourd'hui être véritablement considéré comme achevé. Pourriez-vous nous préciser le niveau de fiabilité de ces informations et nous fournir des exemples concrets, si vous en avez ? En quoi cela permet-il aux entreprises concernées d'avancer concrètement sur la transition écologique ?
L'article 225 de la loi « Grenelle II » du 12 juillet 2010 et la transposition de la directive européenne de 2014 par l'ordonnance du 19 juillet 2017 ont renforcé et étendu les obligations de transparence et de reporting extra-financier des sociétés, cotées ou non, si leurs effectifs dépassent un seuil de 500 salariés. À titre personnel, je pense que la RSE doit s'appliquer à toutes les organisations. C'est une démarche que nous devons peut-être trouver à tous les niveaux, y compris à celui de l'État. Pensez-vous que la France, qui semble être en avance en la matière, doit aller plus loin et encourager davantage d'entreprises dans cette voie vertueuse, notamment à travers l'octroi d'un avantage fiscal ? Comment voyez-vous, à court, moyen et long termes, l'évolution des normes comptables pour la prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux ? Doit-on aller vers une comptabilité environnementale et sociale, par exemple ? Ne serait-il pas intéressant de travailler avec le modèle « comptabilité adaptée au renouvellement de l'environnement » (CARE), développé par Jacques Richard à la fin des années 2000 et qui est aujourd'hui expérimenté dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), ou de travailler sur d'autres modèles pour définir notre propre modèle français et en faire une référence ?
Ma première question porte sur un sujet en amont de votre exposé : à quoi servent les documents comptables et extra-comptables ? Pour qui ? Quelle utilité ? Tout le cadre conceptuel découle de cette question.
Sur le cadre conceptuel, vous dites qu'il y a deux jambes. Il y a actuellement les documents comptables et extra-comptables et il faut les coordonner. Mais une économie, ce sont trois facteurs : le travail, le capital et la nature. Je caricature un peu, mais nos concepts comptables sont avant tout des concepts pour le capital. Le travail n'est pas traité correctement dans les concepts comptables actuels, il est considéré comme un coût.
À titre d'exemple, la formation est considérée comme une charge, alors que c'est un investissement qui devrait être immobilisé à l'actif du bilan. Nous voyons bien que, dans des entreprises extrêmement performantes, les frais de formation peuvent représenter jusqu'à 10 % de la masse salariale. Il faudrait l'immobiliser et l'amortir en fonction de la durée de vie dans l'entreprise de chacun des salariés formés.
Le facteur naturel n'est absolument pas traité dans les documents comptables, et très peu, voire pas du tout, dans les documents extra-comptables. Vous me direz qu'il y a quelques exceptions dans le domaine des mines, où il y avait autrefois chez les pétroliers des provisions pour renouvellement de gisements. L'exploitation de la nature fait apparaître des bénéfices qui sont fictifs puisque l'on considère que la nature ne vaut rien. Pourriez-vous nous éclairer sur la possibilité d'enrichissement des documents comptables, avant même de parler des documents extra-comptables, sur le facteur travail et le facteur nature ?
Dernier point : ce qui m'a beaucoup étonné, c'est que vous n'avez pas parlé de la différence entre les concepts comptables et le résultat fiscal. Nous n'avons actuellement pas d'adéquation entre le résultat comptable et le résultat fiscal, de nombreux retraitements devant être effectués. Dans la mesure où existent deux grandes écoles de pensée en comptabilité, l'une anglo-saxonne et l'autre germano-romaine, de nombreuses grandes entreprises ont une double comptabilité plus la comptabilité fiscale. Pourrait-on réunifier cela ?
J'ai plutôt adhéré à cet exposé. J'ai trouvé que c'était une version assez idyllique de la société telle que l'on voudrait la transposer. Vous avez abordé une chose essentielle, c'est la question du partage de la valeur, en disant que celle-ci se construit au sein de l'entreprise, qui doit avoir une dimension environnementale et une approche sociale forte. C'est un enjeu fondamental qui percute l'actualité que nous vivons au sein de l'Assemblée nationale dans le cadre de l'examen du projet de loi portant sur les retraites. Comment partage-t-on les richesses ? Sont-elles accaparées par quelques-uns ou y a-t-il véritablement une vision sociétale sur ces questions ?
On a vu par exemple le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) doubler l'année dernière, ce qui nous coûte d'ailleurs 0,8 point de produit intérieur brut (PIB), sans contrepartie, c'est-à-dire en donnant un chèque en blanc. Nous aurions pu imaginer des contreparties environnementales, sociales, citoyennes, de gouvernance. Nous n'avons pas l'impression que cette approche idyllique est celle que nous vivons. Nous avons plutôt l'impression d'une course en avant permanente, plutôt vers le moins-disant que vers le mieux-disant. Je rappelle qu'au sein même de l'UE, on compte encore un certain nombre de paradis fiscaux. Entre votre approche, que je salue, et la réalité que nous vivons – même si nous sommes mieux en France et en Europe – il y a encore beaucoup de chemin à faire. Il faut sans doute forcer les choses quand elles ne se font pas naturellement suffisamment rapidement pour aller vers l'intérêt général, et ne pas simplement servir le dessein de quelques personnes qui dominent le monde.
Je vous remercie pour toutes ces questions et réflexions. Tout d'abord, SASB est un organisme privé basé à San Francisco, qui a un budget de l'ordre d'une dizaine de millions de dollars et qui est financé pour partie par des fondations, notamment Bloomberg et un philanthrope qui ne dit pas son nom. C'est typiquement une initiative privée à l'anglo-saxonne, où il est parfois difficile de démêler l'intérêt général de l'intérêt privé. Dans la démarche américaine, on considère que cela converge de façon spontanée.
S'agissant du champ d'application de l'information extra-financière, je considère qu'il ne faut pas la limiter aux seules grandes entreprises. En revanche, il faut proportionner les exigences en fonction de la complexité et du niveau de risque des entreprises. Je vais peut-être participer à l'idée du monde idyllique, mais je crois que l'élément de pression qui existe aujourd'hui favorise plutôt les cercles vertueux que les cercles vicieux.
Monsieur le rapporteur général, le rapport intégré est un sujet très intéressant ; il s'agit moins d'une norme que d'un concept.. Il est porté par une organisation qui connaît quelques difficultés aujourd'hui, dont le président a été nommé ambassadeur du Canada en Chine. Cette organisation est assez restreinte mais elle est influente et ses concepts sont bons. Ils sont en ce moment repris assez généralement, mais ne sont pas opérationnels. Si je suis moi-même à un niveau conceptuel assez élevé, ces concepts sont encore au-dessus. S'agissant des principes généraux, le principe du rapport intégré et de la connectivité, qui sont les deux idées maîtresses de cette organisation, est d'identifier quelques capitaux : le capital humain, le capital manufacturier, le capital naturel, le capital financier. Il s'agit de bonnes idées qui doivent servir de structure au troisième pilier que j'évoquais, c'est-à-dire la structure du rapport.
Sur les investisseurs, comme d'habitude, il y a deux écoles. Vous avez les « purs et durs » qui pensent que dans le fond, seul le dividende ou la valorisation boursière compte, la manière d'y arriver important peu. Cette tendance-là existera toujours, mais l'animateur de la structure internationale d'investissement que je n'ai pas nommé tout à l'heure, dont on m'a dit qu'il y a cinq ans, il considérait que l'ESG était un complot français, a changé de discours et veut qu'on lui parle désormais de ce sujet. Il y a donc une évolution de sa part.
Cela étant, pour les raisons sociétales que j'évoquais, j'ai quand même observé une très forte pression des investisseurs. Dans les auditions que j'ai conduites, j'en ai rencontré beaucoup, notamment l'association française de gestion et des investisseurs internationaux. Tous m'ont dit être sous pression de leurs clients, des personnes pour lesquelles ils gèrent des capitaux, qui veulent l'ESG. Leur difficulté est de pouvoir labelliser des produits alors qu'ils ne disposent pas des données suffisantes. C'est là tout l'enjeu de la normalisation.
Il ne fait aucun doute que la place de Paris est très proactive. La Banque de France a pris une initiative, le Network for Greening the Financial System (NGFS), qui marche de façon incroyable. C'est un sujet que je suis, en ma qualité de membre du collège de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), et de président de la commission climat et finances durables de l'ACPR, qui a entamé ses travaux en septembre dernier. À cette occasion, j'ai pu rencontrer les banquiers et les assureurs, qui sont tous moteurs dans ce domaine. C'est un sujet qui suppose beaucoup d'exploration, mais il ne fait aucun doute que la France dispose d'une communauté motivée et diversifiée.
Le contrôle externe est un sujet qui a été évoqué par plusieurs d'entre vous. Il suppose des adaptations, car il ne s'agit pas de transposer ce qui existe par ailleurs. Les CAC disposent d'une capacité méthodologique qu'ils pourront mettre en oeuvre. Aujourd'hui, ils n'ont pas l'exclusivité de ce contrôle. Je ne sais pas s'il faut la leur donner, mais je, pense qu'ils peuvent jouer un rôle important dans la lignée de ce que la loi PACTE a décidé pour l'activité de commissariat aux comptes. Je tiens à souligner qu'il n'est pas possible de fournir un niveau d'assurance total, sauf à réduire l'information à un aspect purement rétrospectif, traitant du passé. Sur un plan prospectif, il faut réfléchir au niveau d'assurance – c'est le terme consacré – que l'on va pouvoir donner. La technique de contrôle permet de distinguer différents niveaux d'assurance, qu'il convient de coupler avec les types d'informations que l'on va donner dans le domaine extra-financier.
La valorisation de l'immatériel est un élément clé. Il existe un paradoxe reposant sur la survalorisation des comptes. Pourquoi les comptes sont-ils surévalués ? En raison de l'absence de prise en compte de certains risques. Il est souvent également ajouté que les incorporels à l'actif sont trop importants du fait d des acquisitions à des prix déraisonnables – d'où d'ailleurs une question, qui se pose au niveau comptable international, de savoir si l'on doit changer la règle sur le « goodwill » (écart d'acquisition). Je n'y suis pas très favorable, parce que je préfère avoir une plateforme stable plutôt que de changer encore une fois de paramètres. La normalisation pour la normalisation n'est pas un objectif. Enfin, certains disent que la valorisation est juste, qu'elle anticipe la prise de profit. Tout cela est vrai, mais si l'on compare les fonds propres des entreprises qui pourraient être considérées comme surévaluées à leur capitalisation boursière, on constate un rapport de un à trois, voire de un à quatre, en fonction des secteurs. Et si l'on pénalise encore les fonds propres comptables, ce rapport s'accroît. D'où vient cet écart ? De l'immatériel. Vous aviez mille fois raison, monsieur le Rapporteur général, de souligner ce point-là, qui est un peu ignoré. La normalisation européenne devrait prendre ce point en compte.
S'agissant de la valorisation des frais de formation, même si cela est passé inaperçu, nous avions été interpellés sur ce sujet. L'Autorité des normes comptables a ainsi pris, en décembre, un règlement qui ne met pas ce poste dans le bilan, mais qui donne en revanche une information dans une annexe optionnelle. C'est un peu expérimental, mais nous avons valorisé ces frais et nous avons fait une extraction dans les comptes des coûts qui sont investis, avec les heures et les personnels concernés. Il est ainsi possible de juger l'effort fait en matière de formation et son évolution dans le temps. Tout cela demeure optionnel – c'est ce dont nous avions convenu – et nous verrons si les entreprises s'emparent de cette option qui leur est offerte.
Cela me permet de passer au modèle CARE, que je trouve très intéressant Alexandre Rambaud, a aujourd'hui une chaire sur ce sujet à AgroParisTech. Il y a effectivement une expérimentation en PACA. J'exprime toutefois une réserve : si les résultats de CARE sont mélangés dans les comptes tels qu'ils sont aujourd'hui, cela va brouiller les pistes. Je préfère avoir deux informations qu'une information mélangée ; c'est la discussion que j'ai eue avec Alexandre Rambaud. Ce dernier vient d'une région agricole et souligne une anormalité : la terre est utilisée comme un support mais sa qualité n'est pas régénérée, ce en quoi il a absolument raison. Cependant, s'il est possible de calculer un capital naturel, à savoir les coûts à engager pour restaurer la terre dans sa qualité originelle, tant qu'il ne s'agit pas d'une obligation, c'est un faux passif. Il faut une réglementation pour que l'information extra-financière transite de la jambe droite vers la jambe gauche, et elle devient alors financière. C'est ce qui s'est passé pour la dépollution ou encore pour les démantèlements des centrales, tout cela reposant sur une obligation. La faiblesse, mais aussi l'intérêt de la comptabilité financière, c'est qu'elle traduit les obligations financières. S'il n'y a pas d'obligation, c'est une autre information qui est probablement en avance de phase de ce qui transitera un jour pour résoudre les problèmes que la société et la représentation démocratique identifient comme devant trouver une solution. Il appartient au législateur, au gouvernement, de dire à partir de quand l'information extra-financière doit transiter et devenir financière.
L'Union européenne a une vraie capacité, après le Brexit, à prendre des initiatives. Ce que j'ai vu ces derniers temps est encourageant. Évidemment, la mise en place de la commission est très récente, et je ne sous-estime pas non plus la capacité de réaction du Royaume-Uni et de la place de Londres. Nous aurons probablement une émulation entre ces deux acteurs.
Vous avez compris que je ne pense pas qu'une délégation de l'UE à un organisme de type Fondation IFRS-IASB soit une solution porteuse. Elle contribuerait à une désaffection en Europe ou se heurterait à des obstacles politiques majeurs. Ce qui a été fait en 2002 pour les normes financières ne me paraît pas duplicable.
Madame Gregoire l'a dit, les agences de notation les plus importantes sont malheureusement quasiment toutes passées sous contrôle nord-américain, anglo-saxon. Vigeo Eiris, a fini par se lier avec Moody's, mais elle le fait de façon très ordonnée et en protégeant son indépendance. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui, il n'y a pas d'acteur européen significatif.
La notation a d'autant plus d'importance que les données ne sont pas bonnes. Meilleures seront les données et plus la notation sera relative. Aujourd'hui, la notation a deux fonctions : d'une part, elle repose sur l'envoi de questionnaires afin de rassembler des informations et, ainsi, elle crée la donnée, d'autre part, elle analyse la donnée. À partir du moment où la donnée est normalisée et disponible, le rôle de la notation est beaucoup moins prégnant. Elle offre alors des labels, des classements.
Hier, lors d'une manifestation au Quai d'Orsay autour de l'ancien Carbon Disclosure Project (CDP), la question d'une agence publique de notation en Europe a été posée. L'on résoudrait ainsi la question que l'on n'a pas résolue pour la notation financière. Cette dernière a été très critiquée après la crise financière de 2008, mais a-t-on vraiment résolu le problème ? Aujourd'hui, il s'agit de savoir s'il faut privilégier une agence publique indépendante ou à l'inverse des organismes qui vendent la notation aux utilisateurs, voire qui la font financer par les gens qu'ils notent. C'est une question sur laquelle je n'ai pas d'opinion définitive.
Madame Louwagie, je n'ai pas de crainte quant au risque de valoriser deux fois. Les marchés ont de multiples approches et dans le fond, il y a une capacité à relativiser.
Monsieur Bricout, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec Dominique Potier au sujet de sa proposition de loi. Les initiatives qui ont été prises sur le devoir de vigilance ont été positives et font école. Si nous voulons avoir une initiative d'ensemble, je crois beaucoup à la cohérence d'ensemble des quatre piliers. Ce n'est pas que je sois réservé sur des éléments qui contribuent à un pilier ou pas, mais je prône l'idée d'une vision d'ensemble Quoi qu'il en soit, porter des propositions de cette nature au niveau européen me paraît extrêmement prometteur.
Sur l'utilité des documents comptables et extra-comptables, je n'ai pas de doute. Personnellement, je sais que s'il n'y avait pas de document comptable, nous aurions des problèmes. Cela ne veut pas dire qu'ils sont parfaits. Il faut donner à l'extra-comptable un statut quasiment comparable au comptable. Un monde avec ce type d'information est meilleur. On l'ignore parfois mais, aux États-Unis, toutes les sociétés qui ne sont pas cotées sont parfaitement secrètes : rien n'est publié. L'Europe a une particularité, elle publie assez largement. Parfois, les seuils de la publication sont remontés, pour des raisons que vous connaissez mieux que moi, mais une tradition de transparence et de partage demeure néanmoins.
Monsieur Dufrègne, merci d'avoir qualifié ma vision d'idyllique car, au fond, il faut une vision. Il ne m'appartient pas de fixer les règles du partage ; en revanche, bien mesurer le partage est une chose déjà fondamentale.
Ma première série de questions est relative au coût de la démarche de mise en place d'un reporting extra-financier. Vous concluez votre rapport en indiquant que le projet d'établir des normes comptables de reporting extra-financier implique la mobilisation de ressources financières. Selon vous, quel ordre de grandeur cela représente-t-il ? Vous indiquez également que ces ressources pourraient émaner de la puissance publique, de la communauté des entreprises ou d'acteurs. Quelles formes de financement privilégiez-vous ? Pensez-vous que le reporting extra-financier pourrait donner lieu à la mise en place d'un autre type de financement que le reporting financier actuel ?
En ce qui concerne la gouvernance du reporting extra-financier, vous indiquez – c'est votre dix-septième proposition – qu'il faudrait confier à un normalisateur placé dans la sphère publique l'élaboration des normes de contenu et de reporting. Quels acteurs publics envisagez-vous ? Quels types de sanctions envisagez-vous en cas de manquement aux normes de reporting extra-financier ?
Ma dernière série de questions porte sur l'articulation du projet de norme de reporting extra-financier avec les initiatives privées existantes. J'ai écouté avec intérêt le fait que vous mentionnez le CDP, qui constitue la base de données mondiale la plus importante en matière de performance environnementale des entreprises. Vous dites que le processus de mise au point des normes de reporting extra-financier doit être placé dans une logique de coopération constructive avec les organismes privés. Si l'on envisage effectivement de nouer ce type de coopération avec des organismes privés dans la définition des normes, comment décider, choisir, sélectionner les organismes privés à privilégier ?
Nous sommes convaincus que l'extra-financier va prendre de plus en plus d'importance. Vous avez beaucoup parlé de la convergence. La responsabilité sociétale des entreprises (RSE) que nous avons introduite avec la loi PACTE peut-elle être un élément pris en compte, un outil qui pourrait rentrer dans ce champ ?
Deuxième chose, la convergence et la difficulté de la convergence ne tiennent-elles pas aussi à des régions du monde qui n'auraient pas les mêmes buts ? Peut-on parler de la même chose en Europe et dans des pays en voie de développement ou en difficulté dans leur développement ?
Dernier point, les compétences à l'intérieur des entreprises et peut-être la formation des dirigeants et de leurs équipes ne freinent-elles pas aussi cette convergence ? Que pourrait-on faire pour contrer cela ?
Le point clé aujourd'hui pour beaucoup d'entreprises est la question de la réputation. Lorsqu'on veut la mesurer, cela passe évidemment aussi par les informations comptables et extra-comptables. De plus en plus, nous avons aujourd'hui des fonds d'investissement qui cherchent à valoriser la dimension responsabilité sociétale des entreprises (RSE). On se retrouve dans une situation où la manière dont la RSE elle-même va être évaluée aura une incidence sur la prise en compte de l'entreprise ou, plus précisément, de la politique d'investissement du fonds à son égard. Nous en arrivons à la question très importante de la pertinence, de la fiabilité, de la qualité de ces éléments extra-comptables. Que peut-on faire pour que le greenwashing puisse être décelé ? Je sais que c'est difficile de l'empêcher systématiquement, mais il s'agit de s'assurer que, lorsque sont mises en avant des données pour lesquelles la réputation de l'entreprise est en jeu, elles soient le plus objectives possible.
Je me pose beaucoup de questions, notamment sur les effets dominos par rapport à cette évaluation environnementale. Ai-je la certitude que les entreprises qui nous donnent elles-mêmes ces informations répondent à des critères de normes ? Où cela s'arrête-t-il ? Ai-je les moyens pour évaluer les doutes ou les limites aux renseignements que je peux obtenir ? Dans les ventes classiques, nous avons un état environnemental et un état des risques. Les informations qui me sont données sont-elles normées ?
Ensuite, j'ai une crainte, celle de la fracture entre les grandes et les petites entreprises. Nous avons vu avec les normes IFRS les contraintes que cela peut présenter. N'allons-nous pas créer une fracture complémentaire entre des entreprises qui sont dans le marché et les autres qui seront hors marché, parce qu'elles n'auront pas tous ces critères ?
Nous avons évoqué la loi PACTE, qui a inscrit la notion environnementale dans l'objet des entreprises. En l'absence de fixation claire de ces normes au niveau juridique, comment ces nouvelles dispositions pourraient-elles avoir un impact opérationnel ? Quel est votre point de vue sur ce sujet ?
Enfin, quelle serait la première étape de l'intégration des normes de reporting extra-financier dans notre droit ?
L'information et le reporting extra-financier, comme la pratique de l'évaluation, sont trop souvent dissociés du processus décisionnel. Ayant eu la responsabilité de conduire ces travaux au sein d'un grand groupe, j'ai mesuré cette situation, qui est certainement particulière à notre pays et liée à la prééminence de la sphère financière, mais aussi sans doute à la formation, voire à l'éducation et la culture qui nous est donnée dans la sphère dirigeante. Trop souvent, les documents que nous produisons sont des suppléments d'âme destinés à être présentés aux parties prenantes, alors que – vous l'avez dit vous-même – ces critères extra-financiers sont aussi des éléments qui contribuent à la performance, y compris financière et intrinsèque des entreprises. Au delà de la correction des insuffisances que vous avez décrites, notamment dans votre conclusion autour des différents piliers que vous avez identifiés, quelles recommandations pouvez-vous faire pour permettre une meilleure intégration de cette information extra-financière dans les processus de décision, y compris des recommandations qui pourraient avoir un caractère législatif ? Autrement dit, que pouvons-nous faire au delà de nous instruire en vous écoutant ?
Sur le coût du projet, il faut distinguer entre le coût direct de la normalisation et l coût de la mise en oeuvre. Le coût dans les entreprises n'est probablement pas neutre. En revanche, s'agissant de la normalisation elle-même, l'effort est très mesuré. Le budget de l'IASB pour la norme financière est de l'ordre de 25 à 30 millions de livres par an. Le budget du SASB, je l'ai dit, est de l'ordre de 10 millions de dollars. Celui du Global Reporting Initiative (GRI) est de l'ordre de 2 millions de dollars, et celui de l'International Integrated Reporting Council (IIRC), qui a été mentionné s'agissant du rapport intégré, est de 2 millions de livres. Il y a certes des discussions sur le budget, des contraintes budgétaires quotidiennes, mais si l'enjeu est celui du leadership européen, investir ce type de sommes me paraît du domaine du possible, même si je ne prends pas les contraintes de l'argent public à la légère. Faut-il un financement public, un financement public et privé ? Ce qui se passe aujourd'hui dans le domaine financier est un mixte. Les grandes activités sont appelées à contribuer et le budget public contribue aussi. Il est vraisemblablement souhaitable que la contribution publique soit majoritaire pour que l'indépendance soit absolument garantie, notamment dans la phase préparatoire qui commence. Il faudra mettre en place des équipes rapidement, sur la base de contributions de personnes détachées mais qui accepteront bien évidemment la règle du jeu qui est l'indépendance absolue. S'il n'y en a pas, on sort du jeu immédiatement.
Sur la gouvernance du reporting, la Commission européenne a pris une option qui est de confier le travail préparatoire à l'EFRAG, une initiative privée qui a été réformée en 2014 pour prendre une tonalité public-privé. L'EFRAG était en fait le démarrage d'un normalisateur européen dans le domaine du reporting des entreprises. Il avait pour mission de conseiller la Commission sur l'homologation des normes financières ; lui donner la mission de préparer le travail sur la normalisation extra-financière me paraît assez logique. C'est un travail particulier, ce sont des rythmes et des compétences différents. Ce n'est pas un travail qui est du ressort des régulateurs et des superviseurs boursiers des régulateurs et des superviseurs bancaires ou assurantiels. Ils ont tout leur rôle à jouer, mais en qualité de contributeur à ce processus.
Sur la coopération avec les acteurs privés, l'Europe, qui vit de sa diversité et de son ouverture, est fondée sur une capacité de synthèse et de consensus à un moment donné – du moins est-ce ma vision. Si la normalisation européenne est fondée sur un organisme qui fait une large place au public mais qui fait appel aux parties prenantes, la garantie est qu'à la fin, les institutions démocratiques consacrent les normes.
Sur la question du greenwashing, du risque de réputation et des sanctions, il faut plusieurs phases. Il faut une phase d'expérimentation. La réputation est déjà une sanction énorme, parce que la sanction réputationnelle va très vite. Je prends l'exemple d'un grand groupe allemand qui s'appelle Siemens. Il y a deux mois, ils ont fait l'objet d'une charge dans les médias et dans la société en raison de leur rôle dans la plus grande mine de charbon en train de s'ouvrir en Australie. En fait, nous avons appris qu'ils ne faisaient que livrer la signalétique de la voie de chemin de fer de la mine au port pour 18 millions d'euros. Je laisse à chacun la capacité de juger de la proportionnalité de la sanction.
Dans la première phase, il faut être prudent, notamment sur les informations prévisionnelles, sinon on tombera dans le travers des comptables, c'est-à-dire expliquer des choses qui se sont passées – c'est facile –, mais ne rien dire dès que l'on est dans le prévisionnel. Si l'information extra-financière n'est pas prospective, elle n'est pas intéressante. Pour qu'elle soit prospective, il faut accepter aussi que les gens qui vont vous dire quelque chose sur le prospectif ne peuvent pas être immédiatement sanctionnés. C'est d'ailleurs un des freins aux États-Unis, où des armées d'avocats soulignent que les résultats ne correspondent pas aux annonces et demandent à ce titre une indemnisation. J'aurais presque tendance à dire qu'un système de proportionnalité de la responsabilité financière, en tout cas sur le volet prospectif, me paraît préférable, justement pour permettre que l'on en parle. C'est une idée que je n'ai pas développée dans le rapport, parce qu'elle est apparue ensuite.
En ce qui concerne la raison d'être des entreprises, il s'agit tout à fait d'un outil. Il y a une dimension fondamentale dans l'extra-financier et trois types d'informations. Il y a du quantitatif monétaire, par exemple sur le montant des dépenses de formation, des investissements de dépollution, d'infrastructures sociales, etc. Il y a également des informations monétaires et non monétaires, telles que les tonnes de CO2 dans l'atmosphère, les espèces, etc.. Mais il y a aussi le narratif. Il est moins facilement numérisable, mais peut néanmoins être logé dans des endroits identifiables. Il porte sur la gouvernance et sur la stratégie, les politiques que l'on met en oeuvre, les moyens dédiés, les structures, les systèmes et les méthodologies d'évaluation mis en place. La raison d'être participe de la vision stratégique de l'entreprise. C'est un outil qui est optionnel en France mais qui est d'une grande valeur.
Il y a des zones économiques qui ont des priorités autres. Lors d'une récente conférence au Maroc, j'ai souligné que l'interpénétration entre l'économie marocaine et l'économie mondiale – en particulier européenne – conduit, par le biais de la chaîne de production, à ce que l'économie marocaine soit concernée par les décisions européennes. Il y a cet effet, et on ne peut pas fermer les yeux sur le sous-traitant du sous-traitant du fournisseur.
Sur la fracture entre grandes et petites entreprises, encore une fois, si le système est proportionné, il faudra être relativement simple. Sauf pour les petites, qui sont à grands risques, il faut proportionner à la taille et aux risques. On ne peut pas faire l'impasse sur le risque ; sur la taille, il faudra que les systèmes soient assez largement optionnels et avec des indicateurs relativement simples.
Sur la question portant sur la fiscalité et la comptabilité, je suis incontestablement en faveur d'une meilleure concordance, ce qui n'est pas très facile en tant que président de l'Autorité des normes comptables. Je considère que si la comptabilité fait bien son travail, elle reflète à peu près la création de richesses économiques, et c'est la meilleure mesure de l'assiette fiscale. Je me permettrai de relever que, de temps en temps, c'est le législateur qui introduit des différences entre la fiscalité et la comptabilité lors de l'examen du projet de loi de finances. Il y a des incitations fiscales qui sont utiles et qui créent une différence, telles que l'amortissement accéléré. Ce n'est jamais qu'un décalage, mais cela peut être utile à un moment donné. Il faudrait réfléchir sur l'utilité des politiques fiscales en décalage avec l'économie, c'est-à-dire en avance ou en retard de phase. Un exemple de retard de phase porte sur les indemnités de fin de carrière, qui constituent un montant potentiel important de passif qui n'est pas comptabilisé systématiquement dans les entreprises et qui ne sont pas fiscalement déductibles. Je soumets ce point à votre sagacité : il y aurait peut-être une réflexion à avoir non sur le fait de savoir s'il faut ou non déduire ces indemnités, Aucun salarié ne pense à son indemnité de fin de carrière. Pourtant, c'est un passif d'entreprise de plusieurs dizaines de milliards, qui doit être comptabilisé.
Monsieur le président, je vous remercie pour le caractère très pédagogique et en même temps très complet de vos interventions.
J'espère que nous n'en resterons pas seulement à la pédagogie. En revanche, ce n'est pas quelque chose que nous pouvons faire en 15 secondes. Cela demande un travail dans le temps.
Membres présents ou excusés
Réunion du mercredi 26 février 2020 à 9 heures 30
Présents. - M. Julien Aubert, M. Jean-Noël Barrot, Mme Émilie Bonnivard, M. Jean-Louis Bricout, Mme Émilie Cariou, M. Gilles Carrez, M. Michel Castellani, M. Jean-René Cazeneuve, M. Philippe Chassaing, M. François Cornut-Gentille, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, Mme Dominique David, M. Benjamin Dirx, M. Jean-Paul Dufrègne, Mme Stella Dupont, Mme Sarah El Haïry, M. Olivier Gaillard, M. Joël Giraud, Mme Olivia Gregoire, Mme Nadia Hai, M. Patrick Hetzel, M. Christophe Jerretie, M. François Jolivet, M. Daniel Labaronne, M. Mohamed Laqhila, M. Michel Lauzzana, M. Vincent Ledoux, Mme Patricia Lemoine, M. Fabrice Le Vigoureux, Mme Véronique Louwagie, Mme Lise Magnier, M. Jean-Paul Mattei, Mme Cendra Motin, Mme Catherine Osson, M. Xavier Paluszkiewicz, M. Hervé Pellois, Mme Valérie Petit, Mme Bénédicte Peyrol, Mme Christine Pires Beaune, M. François Pupponi, M. Robin Reda, M. Xavier Roseren, M. Laurent Saint-Martin, M. Jacques Savatier, M. Benoit Simian, Mme Marie-Christine Verdier-Jouclas, M. Éric Woerth
Excusés. - M. Damien Abad, Mme Anne-Laure Cattelot, M. Éric Coquerel, Mme Jennifer De Temmerman, Mme Sophie Errante, M. David Habib, M. Marc Le Fur, M. Benoit Potterie, Mme Valérie Rabault, M. Olivier Serva
Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, Mme Isabelle Valentin