Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du vendredi 17 avril 2020 à 9h00
Projet de loi de finances rectificative pour 2020 — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Nous le savons parfaitement, notre motion de rejet préalable sera repoussée et vous ne résisterez pas à l'envie de nous dire que, si elle était adoptée, le pays serait privé des avantages que vous affirmez proposer dans votre texte.

Toutefois, au moment où la patrie se débat comme elle le fait, où, mieux qu'ici, et quand, mieux que maintenant, pouvons-nous nous retrouver pour évoquer, avec solennité, devant la représentation nationale et le pays tout entier, le prix et les conséquences de la dérobade de l'Europe dans laquelle nous sommes insérés de façon totale et inconditionnelle ?

Où, mieux qu'ici, et quand, mieux que maintenant, pouvons-nous débattre du sujet qui vient d'être effleuré à l'instant par le président de notre commission des finances : le poids de la dette publique, qui va s'alourdir dans des conditions telles que nous serons dorénavant face à un mur qu'il sera définitivement impossible de franchir. Cette dette, autrement dit, est devenue impayable – non seulement par les Français, mais par nombre d'autres pays européens.

La dérobade de l'Europe apparaît quand ses institutions annoncent, après avoir refusé d'une manière offensante au gouvernement français la création d'eurobonds – et je le dis bien que je ne sois pas d'accord avec cette proposition – , un plan d'intervention de 540 milliards. Et beaucoup s'en vantent, alors qu'il faut mettre ce montant en rapport avec la richesse produite annuellement par l'Europe – 12 000 milliards – et avec la dette publique cumulée européenne – 11 000 milliards. Ces 540 milliards sont en outre constitués pour l'essentiel de reports de paiement et de garanties d'emprunts : ce n'est donc en aucune manière une injection forte d'argent dans l'économie de l'Europe pour l'aider à redémarrer.

Comment ne pas voir et ne pas dire que l'on observe une compétition en vérité aussi malsaine à la sortie du confinement qu'elle l'était à l'entrée ? Quoi qu'on en pense par ailleurs, les Français fixent la date du 11 mai, alors que les Allemands décident de sortir du confinement une semaine auparavant, le 4 mai. Or, au moment où l'on réfléchit à l'organisation de ce déconfinement, on apprend que 100 000 travailleurs roumains ont obtenu la possibilité d'entrer sur le territoire de la République fédérale allemande, et peut-être demain sur celui de l'Italie, pour les cueillettes saisonnières, quand bien même la Roumanie est encore astreinte au confinement, sur les ordres de son gouvernement. Comment ne pas voir que cette compétition augure fort mal de la suite ?

Le ministre Le Maire, avec beaucoup de lucidité, a dit à la Commission européenne que la zone euro exploserait si elle était confrontée à un développement par trop inégal des économies à la sortie de la période du confinement. Il a raison, et nous devons nous en inquiéter, car nous devons comprendre qu'une telle explosion ne serait source que de chaos, et en aucun cas d'une rectification, souhaitée par beaucoup, du cours de l'histoire européenne.

Il n'est dans tout cela question, au fond, que d'une seule chose : l'Union européenne refuse de voir ce que pèsera la dette sur nos économies. Je l'affirme : on ne peut proposer comme seul projet à la jeune génération, au siècle qui vient, qu'un lapidaire « vous devez payer la dette ». Il est temps de trouver une solution qui ne soit aucune de celles que nous avons connues dans le passé. Nous ne pouvons pas payer ; d'autres non plus ne pourront pas payer. La banqueroute n'est pas acceptable car elle provoquerait le chaos ; l'hyperinflation n'est pas souhaitable car elle serait destructrice ; à l'évidence, personne ne voit la guerre comme une solution, quoi qu'elle ait été utilisée dans le passé.

Il ne reste donc qu'une seule solution, et nous déplorons que vous ayez refusé en commission notre amendement demandant un rapport à ce sujet : l'annulation de la dette ou du moins, si le mot fait moins peur, sa conversion en une dette perpétuelle sans taux d'intérêt, laquelle, sans ruiner le bilan de la Banque centrale européenne, viendrait à fondre à mesure que l'inflation se ferait sentir, que le rythme de celle-ci soit de 1 %, de 2 % ou ce que vous voudrez. Cette fonte de la dette, stockée dans le réfrigérateur de la Banque centrale européenne, est la seule solution pacifique, raisonnable, maîtrisée et organisable que puisse adopter une zone économique aussi puissante que l'Union européenne.

Nos États, ont été méthodiquement appauvris par la politique recommandée par les institutions européennes. Depuis 2004, la France a perdu 240 milliards d'euros de recettes fiscales, du fait des cadeaux offerts pour « stimuler les énergies », et que sais-je encore, pour reprendre le vocabulaire néolibéral dont nous avons été régalés pendant plus d'une décennie.

La dette cumulée de la France ne compte pas de dépenses excessives, ce n'est pas vrai. Depuis 2004, la population française s'est accrue de 5 millions de personnes tandis qu'étaient sans cesse réduits les services publics qui lui étaient destinés : une école par jour, un bureau de poste par jour, une maternité par mois, et ainsi de suite, autant de services publics détruits.

La dette cumulée montre l'effet boule neige des mauvaises décisions du passé, en particulier le soutien à la décision de l'Allemagne d'offrir 1 deutschemark de l'Ouest en échange d'1 deutschemark de l'Est, créant ainsi un danger d'inflation qui a conduit tous les pays d'Europe à augmenter leurs taux d'intérêt ! Cela a coûté, d'après nos propres instituts, jusqu'à 400 milliards d'euros à la France, et nous payons encore cette différence qui tient non à un quelconque retard économique de notre part, mais au caractère toujours unilatéral des décisions prises par l'Allemagne sans tenir aucun compte de ses voisins.

D'autres pays ont compris que, si se présentent sur le marché international, en même temps, toutes les économies avancées pour y souscrire de nouveaux emprunts, alors les taux d'intérêt bondiront. C'est la raison pour laquelle la Banque d'Angleterre a décidé de prêter directement au gouvernement britannique. C'est la raison pour laquelle le gouvernement fédéral des États-Unis d'Amérique a ordonné à la Réserve fédérale, pourtant indépendante, de racheter, chose incroyable, la totalité de la dette publique et des dettes privées du pays, abolissant ainsi, au paradis du capitalisme la seule règle qui le justifiait : le risque ! Il n'y a plus de risque capitaliste aux États-Unis puisque la Réserve fédérale a tout racheté, doublant son bilan sans vergogne, les Américains ayant compris que l'argent emprunté sur les marchés financiers coûtera affreusement cher !

Voici la situation désormais : 45 % du bilan, c'est-à-dire des encours, de la Banque centrale européenne est constitué de titres des États membres de l'Union européenne ; pour ce qui concerne la France, 18 % de notre la dette a été rachetée par la Banque centrale européenne aux banques privées.

Les traités tels qu'ils sont – on voit là pourquoi il faut les changer – nous interdisent, puisque les Allemands ne veulent rien entendre, d'exiger séance tenante le financement direct des États par la Banque centrale européenne à taux zéro ou à taux négatif. Cependant, nous avons la possibilité, en tant qu'actionnaire de la Banque centrale européenne, d'exiger que la part de la dette française dans son bilan, 18 % de son encours total, soit transformée en une dette perpétuelle – tel est le terme consacré pour désigner ce genre de titre – sans intérêts. Disons seulement sans intérêts – je ne vais pas jusqu'à vous suggérer des intérêts négatifs, ce qui est pourtant le cas aujourd'hui pour le loyer de la Banque centrale européenne. Ces 18 % de la dette française, qui pourraient ainsi être instantanément retirés du total, représentent la totalité des nouvelles dépenses que vous avez engagées pour surmonter le risque de récession, je dis bien la totalité !

Et si l'on étendait à l'ensemble des dettes publiques de la zone euro cette transformation en dette perpétuelle, la France, tout en respectant les critères de Maastricht – à cet instant, je ne nous en exonère pas, vous voyez – , retrouverait même une capacité d'emprunt de 1 380 milliards d'euros, lesquels pourraient être affectés à des dépenses d'intérêt général – car qui pourrait mieux le faire que l'État et la République ? – , notamment d'investissement public pour affronter la conversion qu'il faudra bien imaginer et mettre en oeuvre de l'économie et des échanges dans notre société si nous ne voulons pas reproduire le délire productiviste qui semble animer à nouveau les stratèges européens !

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