La crise que connaît actuellement le Nord-ouest syrien est sans doute l'une des plus graves, sinon la plus grave qu'ait connue la Syrie en neuf années de guerre. Avant toute chose, il faut expliquer les raisons de cette crise : elle découle de la rupture des accords d'Astana et de Sotchi, sur lesquels il est donc utile de revenir.
Les accords d'Astana ont été conclus en mai 2017, c'est-à-dire après la reprise d'Alep par le régime syrien fin 2016, dans les conditions que vous connaissez et qui ont entraîné l'opération Bouclier de l'Euphrate, première intervention turque sur le territoire syrien.
Le processus d'Astana consistait en une série de rencontres entre les Iraniens, les Russes et les Turcs, dont l'objectif – louable – était de mettre en place les conditions d'une désescalade en Syrie. C'est ainsi qu'au début du mois de mai 2017, les garants du processus, parrains des belligérants, ont signé un accord prévoyant l'établissement de quatre zones de désescalade, Deraa, la Ghouta orientale, Homs et Idlib, chacune placée sous la responsabilité d'un des garants, les Turcs obtenant logiquement la supervision de la zone d'Idlib.
Après la reconquête des trois autres zones par le régime syrien, les civils qui s'y trouvaient ont été évacués par car vers Idlib, faisant passer la population d'un million et demi à près de 3 millions d'habitants. Parmi ces déplacés – qu'il ne faut pas confondre avec les réfugiés qui se trouvent en Turquie et sont aujourd'hui manipulés par le régime turc –, se retrouvent des groupes de combattants, plus ou moins alliés à la Turquie, et un nombre significatif de groupes terroristes de toutes obédiences, des groupes regroupés autour du Front al-Nosra au sein de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et Daech. La zone est de ce fait un baril de poudre, adossé à la frontière syro-turque, hermétiquement fermée.
Cette situation complexe a abouti, dans le prolongement de la logique du processus d'Astana, à un nouvel accord, l'accord de Sotchi, signé par la Turquie et la Russie en septembre 2018. L'accord de Sotchi ménage les intérêts turcs, en préservant la zone de désescalade et en autorisant Ankara à y renforcer sa présence militaire pour neutraliser le risque d'une offensive syrienne. Il prévoit également le démantèlement des groupes les plus radicaux par les Turcs et prépare le terrain à une réouverture des autoroutes M4 et M5, qui traversent la zone.
En réalité, l'accord n'a jamais été vraiment mis en oeuvre, mais les Russes et les Turcs se sont satisfaits du statu quo pendant un certain temps, jusqu'à la reprise, dès avril 2019, de l'offensive menée par Bachar el-Assad pour la reconquête d'Idlib, offensive qui s'est intensifiée en décembre dernier et a permis au régime de reconquérir près de la moitié de la zone de désescalade, bien que la Turquie y maintienne une forte présence militaire, avec 7 000 soldats stationnés à Idlib et aux alentours.
L'incident du 28 février dernier, dans lequel la Turquie a perdu 33 militaires, a porté à 54 le nombre de militaires turcs tués et, au sein de la zone d'Idlib s'enchevêtrent désormais deux antagonismes : le premier oppose les Turcs au régime syrien – plus ou moins soutenu par les Russes, mais le fait que nous ne soyons pas à huis clos m'interdit de développer davantage – autour de Saraqeb, point de jonction entre la M4 et la M5, tandis qu'en parallèle les forces syriennes bombardent les populations civiles pour reconquérir du terrain.
La combinaison des deux crée une situation humanitaire épouvantable, puisque les personnes déplacées qui s'étaient réfugiées dans la zone d'Idlib sont aujourd'hui obligées de fuir une seconde fois, pour tenter d'échapper aux attaques du régime. Cela concernerait un million de personnes, qui se ruent vers l'Ouest et le Nord, où les centres d'accueil sont saturés, et où ces déplacés s'entassent à proximité de la frontière turque, dans des conditions terribles : le froid, les épidémies, la faim, les violences contre les femmes et les filles. Les frappes syriennes touchent indistinctement les hôpitaux et les écoles, à telle enseigne qu'une enquête a été lancée par le secrétaire général des Nations unies à la demande de la France, enquête qui pourrait aboutir à ce que soient documentés des crimes de guerre.
C'est dans ce contexte que la Turquie a invoqué l'article 4 du traité de l'Atlantique Nord, considérant qu'elle était victime d'une rupture de l'accord de Sotchi. Cela aurait pu s'entendre si ce n'est que le président Erdogan a, en parallèle, lancé une opération d'instrumentalisation des migrants réfugiés en Turquie, en ouvrant ses frontières avec la Grèce pour faire pression sur l'Union européenne, ce qui est une forme de prise d'otages parfaitement inacceptable. C'est ce que nous avons déclaré publiquement, et c'est ce que je réitère devant vous.
Nous avons fait savoir notre solidarité totale avec la Grèce et, à l'heure où je vous parle, se tient, à notre demande, une réunion des ministres de l'intérieur de l'Union européenne pour décider du dispositif de soutien que nous allons mettre en oeuvre.
Demain et après-demain se tiendra à Zagreb une réunion des ministres des affaires étrangères, où nous allons compléter l'ensemble du dispositif pour aboutir à des actions concrètes – mobilisation de FRONTEX (Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes), soutien humanitaire et appui politique à la Grèce –, et je ne doute pas que nous pourrons avancer de façon unanime. J'ai observé avec intérêt l'initiative du président du Conseil, Charles Michel, et de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui se sont rendus en compagnie du Premier ministre grec à la frontière gréco-turque pour manifester la détermination européenne. Quant au haut représentant Josep Borrell, il est actuellement à Ankara, et il devrait nous rendre compte de sa mission vendredi, à Zagreb.
Cette solidarité avec les Grecs s'accompagne, par ailleurs, d'un renforcement de notre action humanitaire dans la zone d'Idlib. Notre espoir est que l'accès soit ouvert et que l'aide puisse être acheminée auprès des populations civiles, car n'oublions pas que les principales victimes de cette crise sont les populations syriennes confinées autour d'Idlib.
J'ajoute qu'une rencontre a lieu demain entre Poutine et Erdogan, dont on peut souhaiter qu'elle permette un retour à l'accord de Sotchi. C'est en tout cas la ligne qu'a défendue le président Macron lors de ses entretiens avec le président Poutine, en plaidant pour un retour au cessez-le-feu, en attendant le processus politique engagé sous l'égide des Nations unies avec la constitution d'un comité constitutionnel censé travailler sur une réforme de la Constitution, bien qu'il avance à pas très comptés.