Je commencerai par me présenter rapidement : je dirigeais encore il y a peu le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), mais j'ai surtout été engagé depuis plus de trente ans dans l'étude d'une longue série d'épidémies, dont celle du VIH, qui reste la plus marquante et qui a fait près de 40 millions de morts, ou encore celles d'Ebola ou de l'hépatite C. J'ai en particulier été délégué interministériel à la lutte contre le virus Ebola. J'ai eu aussi l'occasion de créer, lorsque j'étais à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le groupe REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases), pour favoriser la réaction aux grandes épidémies.
Je regardais ce qui se passait depuis le mois de janvier en me disant que je n'avais plus l'âge de m'occuper de telles grandes crises sanitaires. Et me voici devant vous…
Oui, il y a une incertitude. Je l'avoue : j'étais moi-même modérément inquiet au mois de janvier – contrairement à Geneviève Chêne, qui s'inquiétait dès ce moment. Mes craintes ont grandi quand j'ai eu accès à certaines données et à certains modèles, au début du mois de février, puis lorsque les prédictions de ces modèles ont commencé à se réaliser, en particulier en Italie. J'ai alors commencé à lancer l'alerte ; une réunion de scientifiques a eu lieu à l'Élysée et la réaction s'est enclenchée.
La notion du temps n'est pas la même pour un médecin, pour un malade, pour un politique. Vous évoquiez les grandes pandémies que nous avons connues : il nous a fallu quinze ans pour mettre au point les trithérapies utilisées contre le VIH, huit à dix ans pour éradiquer l'hépatite C, dix-huit mois pour trouver un vaccin contre Ebola. On nous demande maintenant de trouver un vaccin ou un médicament en moins de quatre mois contre un virus dont nous ne savions à peu près rien il y a six mois !
Nous connaissons bien la famille des coronavirus : ce sont des virus très ubiquitaires, responsables notamment du coryza. La majorité d'entre nous en avons été infectés, et cela s'est très bien passé dans la plupart des cas. Nous avions connu des signaux d'alerte, mais qui ont sans doute été sous-estimés car ces épidémies n'ont pas atteint l'Europe : celui du SARS (syndrome respiratoire aigu sévère), puis celui du MERS (Middle East respiratory syndrome, syndrome respiratoire du Moyen-Orient), qui a sévi en Arabie saoudite et dans les pays voisins. Ces coronavirus avaient une létalité forte. Mais, pour des raisons que nous connaissons encore mal, après une ou deux poussées, ces épidémies se sont arrêtées, sans d'ailleurs qu'il y ait eu une immunité populationnelle très forte.
Arrive alors ce nouveau coronavirus. Il est particulièrement toxique, en raison notamment de son caractère très contagieux. Il nous faut faire montre d'une grande humilité, car on découvre ce virus progressivement.
Le conseil scientifique Covid-19 est un objet nouveau. Était-il nécessaire ? À mes yeux, il n'a d'intérêt que s'il apporte quelque chose aux structures existantes, sans entrer en contradiction avec elles ; c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que Santé publique France et le Haut Conseil de la santé publique y soient représentés. Cette structure souple, formalisée par la loi du 23 mars 2020, pourra peut-être plus facilement que d'autres institutions faire entendre un message. En aucun cas notre rôle n'est décisionnel : c'est bien le politique qui décide, et nous ne sommes là que pour l'éclairer sur ces décisions très lourdes et très complexes.
Sa durée de vie sera, je pense, limitée. Il s'agit d'apporter une réponse à une crise précise. Mais notre grande démocratie dispose d'outils, de structures, d'agences qui continuent d'agir et qui, une fois le choc passé, devront reprendre la main.
Notre sixième avis portera sur la stratégie de déconfinement ; le septième, et sans doute le dernier, proposera une perspective à moyen terme : y aura-t-il une deuxième vague ? Y aura-t-il un médicament ?
Ce comité est multidisciplinaire : au-delà du médical, j'ai tenu à ce que les sciences humaines et sociales, qui sont des sciences, soient présentes. J'ai tenu également à ce que la société civile y soit représentée, et c'est le cas, grâce à la vice-présidente d'ATD-Quart monde. Il comprend évidemment un épidémiologiste et un modélisateur, qui travaillent étroitement avec Santé publique France.
Le confinement avait deux objectifs.
Il s'agissait d'abord de permettre que ceux atteints de formes graves du Covid-19, et qui ont besoin de lits de réanimation puissent en disposer : notre système de soins ne devait pas être submergé. Je crois que nous pouvons, très prudemment, considérer que ce premier objectif est en passe d'être atteint. Les nouvelles admissions en réanimation diminuent, doucement, mais elles partent de très haut ; les lits de réanimation se sont aussi multipliés. Notre modèle de soin semble avoir tenu le choc. Je souligne cependant qu'il existe une grande hétérogénéité entre les régions, pour des raisons que nous ne comprenons pas encore totalement.
Le second objectif était de ralentir la circulation du virus, afin que le nombre de nouvelles infections théoriques à la fin du confinement permette de mener une politique volontariste en matière de tests, de suivi et d'isolement des patients.
Je voudrais maintenant appeler votre attention sur quelques points.
Tout d'abord, le grand public et même les politiques pensent, à tort, que le déconfinement sera une étape différente. En passant du confinement au déconfinement, on ne va pas passer du noir au blanc mais du noir au gris foncé. Cette date du 11 mai a été donnée comme repère pour le citoyen, mais elle s'inscrit dans un continuum : il n'y aura pas un avant et un après. Si nous ne faisons pas très attention à cela, le virus et le cycle de multiplication virale peuvent repartir.
Pour parler techniquement, le R0, c'est-à-dire le nombre de personnes auxquelles un malade risque de transmettre la maladie, devrait se situer aux alentours de 0,6 ou 0,7, selon les données dont nous disposons, ce qui signifie que 10 000 à 15 000 personnes continueront à être infectées chaque jour en France. Si nous sommes dans cet ordre de grandeur, nous serons vraisemblablement capables de tracer les personnes concernées. Nous allons passer ce cap de manière très progressive et avec grande prudence, sachant qu'il risque de se produire quelques petites bouffées épidémiques auxquelles nous devrons faire très attention.
Ensuite, le grand public et les politiques ont l'impression que l'innovation technologique va nous sauver, que nous allons avoir les tests qui ont fait défaut au début –presque 100 000 tests de type RT-PCR (réaction de polymérisation en chaîne – transcription inverse) par jour pour effectuer le diagnostic – et un moyen de traçage numérique. Ces deux outils sont intéressants mais nous devons garder en tête le nombre de personnes à risque médical, susceptibles de développer une forme grave de la maladie si elles sont infectées. Le Covid-19 est une maladie bénigne dans l'immense majorité des cas, même si les gens qui l'ont eue disent avoir été un peu « cognés », mais elle peut entraîner un passage vers des formes sévères voire graves, celles qui posent problème puisqu'elles entraînent la mortalité. Contrairement à d'autres pays, la France a fait le choix d'essayer d'éviter au maximum la survenue de cette mortalité due aux formes graves.
Qui risque de développer une forme grave de la maladie ? Les personnes de plus de soixante-cinq ou soixante-dix ans, celles qui souffrent de polypathologies, d'une insuffisance cardiaque ou respiratoire, d'un cancer, celles qui ont une affection de longue durée, et aussi des sujets jeunes, diabétiques ou obèses. En l'absence d'un traitement préventif, ces 17 à 18 millions de personnes devront rester confinées de manière relativement stricte.
Enfin, je voudrais vous alerter sur l'utilisation des tests sérologiques dont on ne connaît pas encore la signification. Alors que nous n'en avions aucun début mars, nous en avons maintenant 3 à 4 000. Avec l'arrivée de tests sérologiques commerciaux automatisés de type Élisa, il sera possible d'installer de grands plateaux et de faire 100 000, 200 000 ou 300 000 sérologies par jour, c'est-à-dire de passer à une échelle quasiment semi-industrielle. Rappelons cependant que ces tests détectent le fait d'avoir été en contact avec le virus mais pas le virus lui-même, comme un sérodiagnostic de rubéole ou d'hépatite.
Quel pourcentage de personnes ayant été en contact avec le virus va-t-on trouver dans la population générale ? Les premières données montrent une immunité populationnelle beaucoup plus faible que celle que l'on aurait pu imaginer. Or séparer les séropositifs des séronégatifs au Covid-19 ne présente qu'un intérêt limité quand seulement quelque 10 % de la population a été touchée. En outre, on ne sait pas ce que signifie réellement une séropositivité au Covid-19. Il y a une quinzaine de jours, je pensais encore que l'on était protégé quand on avait été en contact avec le virus. C'est plus compliqué que cela : il y a des anticorps facilitants et donc peut-être un réservoir du Covid-19. Faisons attention ! À une époque, on a cru que les personnes séropositives au VIH étaient protégées, ce qui a été à l'origine d'une lourde histoire. Sans allez plus loin sur le sujet, je tiens à vous alerter : ne nous précipitons pas en croyant que l'innovation technologique va nous tirer d'affaire ; avançons pas à pas et avec une grande prudence.